Contes et légendes annamites/Légendes/110 L’étudiant entretenu par son ami

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CX

L’ÉTUDIANT ENTRETENU
PAR SON AMI[1].



Duong lè et Luu bînh étaient deux étudiants liés ensemble d’une étroite amitié et qui s’aimaient comme des frères. Ils étudiaient dans la même école et étaient tous les deux très pauvres, mais Duong lè était un grand travailleur et Luu bînh un paresseux.

Quand vint l’examen ils se présentèrent en même temps : Duong le fut reçu licencié et Luu binh échoua. Peu de temps après, Duong le fut fait huyên, il devint riche, eut des domestiques et une maison bien montée, tandis que Luu binh continuait à traîner sa misère.

Luu binh, sachant que son ami était devenu riche, avait bien envie d’avoir recours à lui, mais il n’osait se présenter à cause de sa pauvreté, et cependant sans cela il fallait mourir de faim. Il se décida enfin à se présenter. Le soldat de garde ne le laissa pas entrer, mais, après lui avoir demandé son nom et son âge, alla prévenir le huyên que Luu binh qui se disait son ami demandait à le voir.

Le huyên avait l’intention de piquer son ami d’honneur afin qu’il se mit au travail, mais il n’en fit rien connaître. Il réprimanda le soldat et lui dit : « De quel ami me parles-tu ? Ai-je pour amis des gueux de la sorte ? mène-le à la cuisine et fais-lui manger un bol de riz brûlé et une aubergine gâtée et ensuite qu’il s’en aille. Tu lui diras que ton maître fait ses adieux à son ancien ami. »

Le soldat revint et s’emporta contre Luu binh. « Vous êtes un intrigant, lui dit-il, vous m’avez fait réprimander. Vous n’êtes pas l’ami de mon maître. N’allez pas prendre tous les nobles pour en faire vos parents[2]. Venez ! que je vous fasse manger un bol de riz et vous partirez. »

Luu binh était irrité, aussi malgré la faim qu’il ressentait ne mangea-t-il pas le riz brûlé et l’aubergine gâtée qu’on lui servit. Il dit en soupirant : « Je pensais trouver un appui dans l’ami devenu illustre, mais il n’estime que la richesse et méprise la pauvreté ; ce n’est pas là se conduire en homme. Mieux vaut végéter en supportant la faim et buvant de l’eau. » Là-dessus, tout attristé, il s’en alla en chancelant.

Cependant Duong lè avait appelé sa concubine Chàu long et lui dit : « J’ai un ami nommé Luu binh qui est très pauvre et n’a pas encore pu se distinguer. Il est venu ici pour me voir, mais j’ai fait semblant de ne pas le connaître et je lui ai fait faire affront par un soldat en lui faisant servir du riz brûlé et une aubergine gâtée qu’il n’a pu manger. Il s’en va tout irrité, mais il est à bout de ressources et n’a plus de quoi continuer ses études ; il faut que vous alliez le nourrir à ma place. Le service que vous me rendrez sera aussi grand que la montagne Thâi son. Dites-moi ce que vous comptez faire. »

Châu long répondit : « Vous m’ordonnez d’aller nourrir votre ami ; je n’ai pas souci de la peine, et telle je pars telle je reviendrai, mais vous ne pouvez sonder mes sentiments, n’aurez-vous aucun doute ? » Duong le lui répondit : « Quand même vous failliriez et quitteriez l’ancien pour le nouveau, qui blâmerait une femme difficile à instruire[3] ? »

Châu long prit donc congé de Duong le et s’en alla emportant de l’argent pour nourrir Luu binh et lui permettre de continuer ses études. Au bout de quelque temps elle le rencontra qui poursuivait son chemin en gémissant. Elle l’accosta et eut l’air de lui faire des avances. Luu binh se voyant pauvre et trouvant une femme jolie et riche pensa aussi à lui faire sa cour pour avoir en elle une ressource. Quand ils eurent causé un peu, Châu long dit à Luu binh : « Promettons-nous le mariage. « Luu binh consentit avec joie. Elle le mena alors à la capitale et loua un appartement où ils demeurèrent pendant que Luu binh continuait ses études. Elle supportait toutes les dépenses de la maison, mais quand Luu binh voulait user de ses droits d’époux, elle lui disait : « Quand vous aurez passé votre examen et que vous serez devenu illustre, alors nous nous marierons, sinon non. En ce moment vous êtes encore un ignorant et l’amour vous ferait perdre votre temps. » Elle se fit une chambre où elle se retirait le soir après le repas en la fermant avec soin. Luu binh restait au dehors à travailler.

En trois ans il devint très savant, et quand arriva le moment de se présenter à l’examen, il fut reçu licencié. Châu long, à la nouvelle de son succès, prépara un repas pour le fêter, envoya un palanquin et des parasols à sa rencontre. Ensuite, sans l’attendre, elle ferma la porte dont elle confia la clef aux voisins et s’en revint chez Duong lè pour lui apprendre que Luu binh avait été reçu. Quand Luu binh rentra chez lui il n’y trouva plus sa femme et apprit des voisins qu’elle avait disparu en leur laissant la clef.

Au bout de quelques jours, Luu binh fit préparer un palanquin pour aller chez Duong le se targuer de sa nouvelle position. Duong le vint au-devant de lui et, après les cérémonies, il fit venir aussi Châu long pour le saluer. À cette vue, Luu binh comprit ce qui s’était passé ; il se prosterna devant les deux époux pour leur rendre grâces et l’ancienne amitié qui était entre eux fut renouée.



  1. Il y a une autre histoire toute semblable à celle-là et qui pourrait se rapporter aux mêmes personnages. Les noms toutefois sont différents. Les deux étudiants sont de Thach hà ; celui qui réussit aux examens se nomme Trân viet thiên, celui qui échoue Nguyén huu quan. Trân viêt thiên est nommé huyên de Thanh trî, dans la province de Hà nôi. Il envoie à son ami, pour le secourir dans sa misère, non pas une de ses femmes, mais la sœur de sa femme, et celle-ci épouse réellement l’ami. — Dans une autre rédaction Duong lè porte le nom de Duong nghïa.
  2. Allusion à un proverbe : Thây nguoi sang bât quàn làm ho, voir un noble et en faire son parent.
  3. « La femme est difficile à instruire » est un axiome de provenance chinoise.