Contes et nouvelles (Ista)/Tome 1/5

La bibliothèque libre.
Imprimerie Bénard (1p. 31-36).

Une Audition


Sur la scène, les duettistes venaient de commencer le grand morceau qu’un public éclairé et enthousiaste leur redemandait tous les soirs :

C’est le troubadour
Qui chante l’amour.
C’est le troubaba
Qui chante là-bas !…

Serrée dans sa robe flambant neuve, en satin rose pailleté d’or, très courte du bas, très échancrée du haut, la petite Minouche attendait son tour, debout derrière un portant. Et tandis que ses yeux fixes regardaient, sans les voir, les planches poussiéreuses sur lesquelles elle allait se risquer bientôt, elle enfonçait ses ongles pointus dans ses paumes, d’un mouvement nerveux et convulsif, pour se calmer, pensait-elle.

Dans son dos, une voix éraillée chuchota :

— Eh ben, la gosse, on a l’trac ?

Minouche se retourna tout d’une pièce, et vit papa Ciboulot, le vieux comique saoûlard et bavard, mais paternel et bénévole, posé devant elle en point d’interrogation.

— Non, je n’ai pas le trac ! répondit-elle, courageuse, un peu rageuse aussi.

— Pose pas, mon petit, souffla le vieux cabot, c’est déjà bien joli d’pas l’avoir plus qu’tu l’as, pour une première audition. T’as raison, va ! Ils sont bêtes et gueulards, mais ils n’ont jamais mangé personne. Pas vrai ? Qué qu’tu vas leur envoyer ?

— La Fête de l’Amour ! déclama la petite.

— Avec cinq pâquerettes et six zouâzeaux à la clef… J’la connais. C’est peut-être pas délirant comme poésie et comme nouveauté. Mais y’en a cinq cents qui turbinent avec ça, tu peux bien faire la cinq cent et unième.

— Bien sûr, approuva la débutante.

— Écoute, dit le vieux, j’les connais, les poires de la salle. Puisque t’as pris le l’genre sérieux, faut qu’t’aies l’air sérieux, faut déballer l’machin avec chic et distinction. Ça leur en impose toujours. Avec ça, beaucoup d’points d’orgue, un peu d’sentiment, les pieds en équerre, les jarrets bien tendus, et le tour est joué… Attention, la gosse, c’est à toi !

Minouche s’effaça pour laisser passer les duettistes qui s’approchaient à reculons, se cassant en deux, de temps à autre, pour un grand salut au public. De la coulisse d’en face, elle vit surgir une pancarte où flamboyait le mot « Audition », et qui alla s’accrocher au manteau d’arlequin. Puis il y eut, dans sa poitrine, quelque chose de gros, de lourd, qui la gênait et qui lui faisait mal. Elle entendit une ritournelle familière, et une grosse main, plaquée dans son dos, la poussa vers la rampe, tandis que la voix éraillée de Ciboulot soufflait encore :

— Les pieds en équerre !… Les jarrets bien tendus !…

Devant elle, dans le grand trou plein d’une poussière lumineuse et dorée, où montaient des spirales bleuâtres, les tables de marbre alignaient régulièrement leurs rectangles blafards, et des silhouettes grisâtres s’estompaient, imprécises, éclaboussées çà et là par la note plus vive d’un chapeau de femme.

Le chef leva sa baguette, et Minouche commença, sans trop savoir ce qu’elle faisait :

Je viens de voir, par ma fenêtre,
Sourire un rayon de soleil :
C’est le printemps qui vient de naître,
De la nature c’est l’éveil.
J’ai mis ma plus riche toilette,
Viens avec moi, beau troubadour,
Cueillir roses et pâquerettes,
Car c’est la fête de l’amour.

Il avait raison, le vieux Ciboulot. Comme poésie et comme nouveauté, ce n’était pas délirant. Comme interprétation non plus, du reste. Si l’intonation n’était pas très sûre, la voix l’était, en revanche, autant que six bocaux de cornichons. Ce que la diction perdait à l’imprécision des consonnes, l’accentuation canaille des voyelles ne le faisait pas regagner. Quant aux gestes… ils étaient trois, les gestes : Pour saluer le printemps, la main droite, rapprochée, puis écartée des lèvres, semblait tirer de la bouche de la chanteuse un cheveu égaré dans son potage. Pour décrire la riche toilette, la main gauche extrayait à son tour un cheveu exactement de la même longueur que le premier. Et pour célébrer la fête de l’amour, les deux bras amplifiaient ensemble le mouvement précédent, puis restaient suspendus en l’air, gracieusement arrondis, comme pour recevoir, au bout de deux invisibles baguettes, un diabolo qui allait tomber du cintre.

L’auditoire attendait la suite, figé dans un morne silence. Et Ciboulot, derrière le manteau d’arlequin, rassembla toutes les rides de son vieux visage autour de son nez flamboyant, dans une grimace anxieuse. Car il connaissait son caf’ conç’, le vieux cabot, et savait que les rares silences qui y règnent sont bien moins attentifs que chargés de réprobation.

— S’ils ne s’allument pas au second, pensa-t-il, la gosse va se faire emboîter…

Raidie, tous les nerfs tendus, le front barré d’un pli mince, Minouche reprit :

Viens sur le bord de la rivière,
Où chantent les petits oiseaux.
Nous nous baignerons dans l’eau clair…

…Rrrre… bourdonna une voix dans la salle.

Impassible en apparence, la chanteuse continua :

…Sous la paresse des roseaux.
Viens vers la forêt qui muraux…

… Rrrrre… dit encore la voix…

Jurer de nous aimer toujours,
Dans l’ombre fraîche des rame…

… Rrrrre… répéta la voix impitoyable.

Car c’est la fête de l’amour.

— Ça y est ! pleura Ciboulot. Au troisième, ils vont y aller tous en chœur, et on lui laissera même pas dégouliner son second machin, à la pauv’gosse !… Et puis v’là qu’elle écarte les pattes, à présent ! Elle sait seulement plus ce qu’elle fait !

En effet, Minouche venait de se camper solidement sur ses petits pieds écartés. Et, les poings aux hanches, un défi dans le regard, insolente et canaille comme il n’est pas permis de l’être, elle lança le troisième couplet d’une façon plus grotesque encore que n’avait fait le loustic de la salle :

Viens dans la clarté de l’auro… rrre
Baigner nos fronts resplendissants.
Ah ! viens me répéter enco…rrrre
De ton amour les doux serments.

Étendus sur l’herbe légè…rrrre !
Pareille au tapis de velours,
Partons au pays de Cythè…rrrre !
Car c’est la fête de l’amour.

— Maboule ! Elle est devenue maboule ! gémit le vieux cabot

Pourtant dans la salle, une surprise croissait chuchotante, et le farceur anonyme avait cessé ses « rrrre » depuis que la chanteuse les soulignait si bien elle-même. Car elle était charmante, la petite bougresse, depuis qu’elle était rentrée dans sa peau, débarrassée de la défroque sentimentale, redevenue faubourienne jusqu’au bout des ongles, hardie et provocante, lançant le couplet comme elle eût envoyé une engueulade. Et, pleine désormais d’un jemenfichisme altier, elle souriait goguenarde, elle donnait libre cours à son accent canaille pour entonner le quatrième et dernier couplet :

Sous le ciel qui semble souri.rrrre !
Dans l’aupépine et le muguet,
Mon bien-aimê, viens me redi…rrre !
Que tu m’aimeras à jamais.
Puis, sous la lune débonnai…rrrre !
Quand aura disparu le jour,
Nous dormirons dans la clairiè…rire !

… Minouche prit un temps. L’orchestre s’arrêta. La gosse avait levé les bras, non plus dans un geste fade et arrondi, mais dans une attitude énergique qui brandissait en l’air ses petits poings crispés. Et, dressée sur ses ergots, impérieuse, autoritaire comme un tambour-major qui va ouvrir le ban, elle gueula de toutes ses forces :

Car c’est la fête de l’amour !…

… Ses poings s’abattirent en un geste de commandement et, de la salle, de toute la salle. jaillit, comme un formidable roulement de tambours : « RRRRRRe !!!! », auquel succéda un tonnerre d’applaudissements.

Très gracieuse, très à son aise, Minouche saluait, souriait, saluait encore, comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie.

Le directeur, accouru dans la coulisse, lui soufflait :

— Engagée ! Vous êtes engagée, mademoiselle !

Et le vieux Ciboulot qui, depuis ses lointains débuts, avait vainement cherché un numéro inédit, un truc nouveau et personnel, murmurait, avec un rien d’aigreur maintenant :

— La v’là lancée, la petite rosse ! Elle le tient, le succès ; elle a trouvé son genre : romancière-comique… Et dire qu’il s’en est fallu d’un cheveu, tout à l’heure, qu’elle se fasse remballer à tout jamais… C’que c’est, tout de même, quand on a la veine !