Contes et nouvelles (Ista)/Tome 3/3

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Imprimerie Bénard (3p. 16-22).


La guigne


Le corps de Jean Travers était allongé sur son lit, rigide et immobile. La main droite se crispait encore sur un revolver et la tempe s’étoilait d’une affreuse tache noire, d’où coulait une longue traînée rougeâtre.

Louisette rentra, un filet plein de provisions à la main. Devant le hideux spectacle, elle resta un instant immobile, les bras tombés le long du corps, puis clama soudain :

— Espèce d’idiot ! Si tu crois que ça prend !

Jean Travers ouvrit les yeux, s’accouda sur l’oreiller, et répondit d’une voix maussade :

— Il n’y a jamais moyen de rigoler avec toi !

Mais, ayant avisé la pendule qui tictaquait dans un coin, il bondit de sa couche, battit deux ou trois entrechats, esquissa avec les pans de sa chemise une imitation imparfaite de la Loïe Fuller, puis déclara :

— Onze heures du matin ! Arrachons-nous prématurément aux bras de Morphée !

— T’es malade ? demanda Louisette.

Jean Travers enfilait sa culotte, tout en louchant de façon affreuse devant un petit bout de miroir.

— Je ne louche plus si bien qu’autrefois, dit-il, mon talent s’affaiblit. Mais je ne suis pas malade, ne tremble pas, ô mon illégitime et fidèle compagne. Si je me lève à des heures indues, c’est que je suis, tel que tu me vois, un lascar bougrement occupé, un monsieur qui a tout le temps des rendez-vous d’affaires, un type dans le genre de Rokfeller, quoi !

— Tu vois bien qu’t’es malade, soupira Louisette.

Jean Travers se débarbouillait, maintenant, en envoyant dans l’espace d’inoffensifs coups de pied bas. Il chercha une serviette, la découvrit sous un fauteuil, s’en coiffa comme d’un turban, l’agita avec grâce en mimant la danse du ventre, essaya de s’en servir pour sauter à la corde et faillit se flanquer le nez par terre, puis, ces indispensables préparatifs étant achevés, il s’essuya le visage et demanda :

— Ma tendre et douce amie, veux-tu avoir l’obligeance de me donner mon faux-col propre ?

La tendre et douce amie écarquilla des yeux ahuris.

— T’es tout à fait louf ? interrogea-t-elle.

Tout en feignant de brosser son veston à l’aide d’un pinceau à l’aquarelle depuis longtemps dépourvu de ses poils, Jean Travers daigna s’expliquer :

— Pas plus que d’habitude, mon enfant. Mais je te répète que j’ai un rendez-vous d’affaires, un vrai, et qu’il s’agit d’arborer une tenue éblouissante. Je dois voir à midi sonnant, au Café Cardinal, un monsieur à qui l’ami Héron m’a présenté hier soir, et dont je commence le portrait aujourd’hui même. Cinq cents balles qui tombent !

Louisette le regarda avec une douce commisération.

— Ben, mon vieux, remarqua-t-elle, si c’est toi qui dois le faire, ce portrait, il n’est pas encore verni.

Pourtant, elle alla chercher l’unique faux-col qu’elle tenait en réserve pour les grandes occasions, et l’attacha au cou de son seigneur et maître, tandis que celui-ci chantait à tue-tête le Récit du Graal, sur l’air d’« Elle était souriante ». Le peintre empoigna son feutre, le lança au plafond, le rattrapa sur le bout de son pied, l’envoya de nouveau en l’air, et le reçut habilement sur sa tête. Puis il se découvrit jusqu’à terre, baisa cérémonieusement la main de Louisette, et prit congé en ces termes :

— Excusez-moi, duchesse, si je vous quitte aussi hâtivement L’art avant tout, c’est ma devise.

Il prit la porte, sauta à califourchon sur la rampe, et glissa rapidement dans les profondeurs de l’escalier, suivi par la recommandation habituelle de sa compagne :

— Tâche de ne pas rentrer trop saoul !

Dehors, le froid piquait. Jean Travers descendait les hauteurs de Montmartre, très embêté de ne pouvoir faire de blagues, à cause des passants qui le regardaient. Rue des Martyrs, il s’entendit appeler. C’était Labremuche, le sculpteur, qui le hélait du seuil d’un marchand de vins. Trop heureux de se dérider un instant, Jean Travers revint sur ses pas, et, refusant la main que son camarade lui tendait, déclara d’une voix sévère :

— Pour que je vous serre la main, rendez-moi d’abord, monsieur, les cent mille francs que je vous prêtai la semaine dernière.

— Entre donc, fit Labremuche, tous les copains sont là.

Le peintre tira sa chaîne de montre, au bout de laquelle pendait un billet du Mont-de-Piété, qu’il examina attentivement.

— Il est quatorze francs, dit-il. Pas moyen, mon vieux… Rendez-vous urgent… Sommes folles à gagner… Un chef-d’œuvre admirable à transmettre à la postérité éblouie…

— T’as tort, dit le sculpteur. Magouline est revenu de son patelin. Il a tapé ses vieux dans les grandes largeurs, il est nippé à neuf et a de l’argent plein les poches.

— Magouline avec un vrai veston sur le dos ! hurla Jean Travers. Magouline capitaliste ! Miracle ! Miracle ! Faut voir ça !

Et il se précipita chez le troquet. Magouline était là, jouant aux cartes avec des amis, et si bien vêtu qu’il ressemblait à tout le monde, affirma Jean. Ce Crésus offrit une consommation au nouveau venu, et celui-ci, bien que pressé, accepta, pour la rareté du fait. Voulant marquer d’une pierre blanche ce jour merveilleux, il jeta un morceau de craie dans le verre de Labremuche.

Le peintre s’était assis, par politesse, par habitude aussi. Il faisait chaud, il faisait bon, chez le marchand de vins, bien meilleur que dehors. La fumée des pipes, le parfum des absinthes, chatouillaient le nez d’un parfum bien connu et hautement apprécié. Magouline, qui donnait les cartes, en jeta devant Jean Travers comme devant les autres.

— Mais je ne joue pas, s’exclama le peintre… Rendez-vous urgent… Type dans le genre de Rokfeller… Il faut absolument…

Un haro général couvrit sa voix :

— Ah non ! On ne va pas remêler !… Joue cette partie, au moins !…

— Soit ! soupira Jean. Je jouerai cette partie pour vous faire plaisir, bien que je sois un type dans le genre des milliardaires américains, et que je n’aie encore manqué que deux cent quarante-huit fois à mon serment de ne plus toucher une carte.

Trois heures plus tard, Jean Travers perdait dix-sept francs trente-cinq sur parole.

Vers quatre heures du matin, Louisette s’éveilla en sursaut. Dans l’obscurité absolue de la chambre, une voix solennelle proférait en bafouillant un peu :

— Éveille-toi, Louisette ! Éveille-toi, être pur et candide ! Je suis l’archange Gabriel, et je t’ai choisie entre toutes les femmes pour te révéler un secret d’État. Lève-toi incontinent, Louisette, va réveiller le président de la République, et apprends-lui que le Ciel a décrété…

Doucement, Louisette interrompit le céleste archange :

— Couche-toi ; il est trop tard pour faire la bête.

Mais la voix reprit, plus solennelle encore :

— Je ne puis t’obéir, ô Louisette, car je suis l’archange Gabriel, et les anges ne peuvent ni se coucher ni s’asseoir, parce qu’étant des êtres purs et intangibles, ils n’ont pas de postérieur. Va tirer le président de son plumard, ô femme, et dis-lui que le Ciel…

Étant parvenue à allumer une bougie. Louisette aperçut son seigneur et maître qui se cramponnait affectueusement au tuyau du poêle.

— Y’a des papiers pour toi sur la table, dit-elle. C’est un huissier qui m’a remis ça.

— J’parie que c’est pas encore pour un héritage ! grommela Jean Travers.

Il gagna difficilement la table, et contempla les papiers d’un air si mélancolique que sa compagne demanda :

— Ça ne va pas ?

— Je n’y comprends pas grand’chose, avoua le peintre, mais du moment où ça vient de mon tailleur et de mon proprio, ça ne doit pas être un fameux présage de félicité.

— Il y a aussi un petit bleu, reprit Louisette.

Jean Travers ouvrit le télégramme et lut à voix haute :

« Mon cher Jean,

» Voulez-vous, oui ou non, accepter la main de ma fille ? Je porterai le chiffre de la dot jusqu’à soixante millions de dollars, parce que c’est vous.

» Votre affectionné

 » VANDERBILT. »

— Dis ce que c’est, voyons ! implora Louisette.

— Oh, pardon ! dit le peintre. Je lisais à l’envers, alors, ce n’était pas très exact. Voici le texte, ma chérie, le texte formel et intégral :

« Monsieur,

» Vous ayant vainement attendu pendant une heure à notre rendez-vous, je suppose que vous ne tenez guère à peindre mon portrait, et je crois répondre à votre désir en confiant ce travail à un de vos confrères.

Je vous salue. »

Signature illisible qui veut dire : DUPONT.

— C’est très correct, déclara Jean Travers. C’est embêtant, mais c’est très correct, il n’y a pas à dire… Voilà !… Le travail s’esbigne et le papier timbré aboule. C’est mon sort, vois-tu, c’est mon triste sort. J’ai la guigne, moi ! Et quand on a la guigne, il n’y a pas d’avance à se décarcasser, tout vous casse dans la main.

Sur quoi, sa responsabilité étant nettement dégagée, il se déshabilla en hurlant le « Miserere » du Trouvère, pour bien marquer son triste état d’âme, puis se glissa sous la couverture, à côté de sa fidèle compagne, et s’endormit du sommeil du juste.