Contes et nouvelles (Ista)/Tome 3/2

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Imprimerie Bénard (3p. 10-15).


Le riz au lait


Le nez au vent, en flâneur, comme un monsieur qui vit de ses rentes, Carmery remontait doucement le boulevard de Strasbourg. En passant devant les terrasses bondées de consommateurs, car c’était l’heure de l’apéritif, il ralentissait le pas, et ses petits yeux se mettaient à vaciller, ardents et inquiets, dans sa face rasée et imperturbable, scrutant la physionomie de chaque client. Puis il repartait, la tête haute, l’allure fière et dégagée.

Soudain, il s’arrêta, leva les bras au ciel et cria : « Lamollière ! » À dix mètres devant lui, quelqu’un s’arrêta, leva les bras au ciel et cria : « Carmery ! » Puis les deux hommes se précipitèrent l’un vers l’autre, et se serrèrent les mains avec une véhémente cordialité. — Toi ! Comment va ? Trois ans qu’on ne s’est vu, depuis Bordeaux ! — C’est vrai, trois ans ! Comme le temps passe ! Tu vas bien ? Depuis quand à Paris ? — Depuis trois semaines. — Moi, depuis un mois. — Et le théâtre ? Tu es content ? — Ravi, mon cher ! J’ai fait une saison superbe à Bruxelles. — Moi de même : saison magnifique à Lyon. Public très intelligent. J’ai eu un succès !… — On fait un tour ensemble ? — Comment donc !

Lamollière fit demi-tour, et les deux amis se remirent en marche, bras dessus, bras dessous.

Ils riaient, parlaient en même temps, pressés de conter leurs succès, les beaux rôles créés, les femmes du monde subjuguées.

— Alors, ça marche ? — À merveille, mon cher. Et toi ? — On ne peut mieux. Je suis rengagé pour l’hiver prochain, avec deux cents francs d’augmentation par mois. — Tu as signé ? — Pas encore, mais c’est comme si c’était fait. — Moi, on me propose le Théâtre Michel, à Saint-Pétersbourg. Je me tâte. Ils veulent m’avoir à tout prix, mais si je me décide, ce sera en échange de la forte somme.

Quand ils passaient devant les cafés et les restaurants, leur allure se ralentissait un peu. Du coin de l’œil, Carmery guignait Lamollière. Lamollière guignait Carmery, du coin de l’œil. Mais tous deux continuaient à parler de théâtre, pas d’autre chose, et ils passaient, sans entrer.

Ils remontèrent tout le boulevard, puis le redescendirent. Leur enthousiasme tombait peu à peu. Entre eux, il y avait maintenant de petits silences, pendant lesquels chacun semblait réfléchir. Les regards ailleurs, l’air très indifférent, Lamollière demanda : Où dînes-tu ? — Je ne sais pas, dit l’autre, n’importe où. — Et ils se remirent à parler théâtre, engagements somptueux et bonnes fortunes inouïes. Dix minutes plus tard, Lamollière risqua : Tu es en fonds ? — Pas trop… Tu comprends, mon vieux, la morte saison… — Tu n’as pas deux louis à me prêter ? — Tu es rigolo, dit l’autre, j’allais t’en demander un.

Ils marchèrent en silence, puis Lamollière demanda de nouveau : Où dînes-tu ? — Je ne sais pas, répéta Carmery, je ne suis pas pressé. — Tu ne comptes pas inviter quelques amis ? — Farceur ! je préférerais être invité par un ami, ça m’irait beaucoup mieux.

Ils reprirent leur marche silencieuse, puis Carmery demanda à son tour : Et toi, où dînes-tu ? — L’autre hésita un peu : Chez moi, dit-il enfin. Tu comprends, je fais ma popote moi-même. C’est plus économique. — Tu demeures loin d’ici ? — Lamollière hésita encore, puis, avec un geste vague : Non, pas très loin. — je vais te conduire jusque-là. — Mais non, mon vieux, ne prends pas cette peine. — Mais si ! je ne suis pas pressé. On ne va pas se quitter comme ça !

Et Carmery s’accrocha au bras de son camarade, résolument, solidement.

Ils marchèrent encore, par des rues. Carmery parlait seul, avec une extrême abondance, rappelant les bonnes parties faites ensemble à Bordeaux, pendant tout un hiver : On était des copains, pas vrai ! De vrais copains ! Un jour, je t’ai prêté cent sous. Tu te rappelles ? — Lamollière répondait sans enthousiasme : Mais oui, je me rappelle…

Il s’arrêta soudain devant une allée, essaya de dégager son bras, et dit, la main déjà offerte : Mon cher, je suis arrivé. Merci de m’avoir accompagné jusqu’ici. Au plaisir de te revoir. — Mais l’autre ne le lâchait pas, et prononça d’une voix très basse, où l’on sentait pourtant une résolution inébranlable : Je ne te quitte pas, je monte avec toi.

Il y eut un long silence, lourd et chargé de contrainte. Puis Lamollière regarda son compagnon droit dans les yeux, de pauvres yeux qui vacillèrent un instant, guetteurs et anxieux, puis se baissèrent humblement.

— Viens ! dit Lamollière. Et ils pénétrèrent dans l’allée.

Sans échanger une parole, ils grimpèrent six étages, traversèrent un long couloir, et entrèrent dans un étroit cabinet au carreau défoncé, au papier déteint, à la fenêtre sans rideaux. L’ameublement se composait d’un petit lit en fer, un vrai lit d’enfant, de deux vieilles malles, et d’une cuvette pleine d’eau sale, posée à même le sol. Sur une tablette fixée au mur, Lamollière prit un sac en papier, une tasse pleine de lait et une soucoupe fêlée où il y avait six morceaux de sucre.

— Voilà, dit-il : Une demi-livre de riz, du lait et du sucre. Avec ça, on fait un bon petit riz au lait. Je n’ai rien d’autre. Il n’y a pas de pain. Si tu préfères aller au Café de Paris, je ne te retiens pas.

L’autre fixait sur les provisions des yeux ardents. Il avala sa salive, difficilement, avec un long mouvement de tête, puis demanda aussitôt : « Où va-t-on le faire cuire ? »

Lamollière haussa les épaules. « Tu verras bien », dit-il.

Dans un vieux poêlon, il versa le riz, le lait, le sucre cassé en petits morceaux. Carmery suivait ses moindres mouvements, tournant la tête à chaque geste, comme les petits chiens qui assistent au repas de leur maître. Son poêlon à la main, Lamollière gagna le corridor, en faisant signe de le suivre. À pas de loup, il s’avança jusqu’à l’escalier, puis souffla dans l’oreille de son camarade : « Tu vas descendre un étage, et guetter par dessus la rampe. Si quelqu’un vient, tu remonteras au galop. »

L’autre obéit sans comprendre. Penché sur le guide-main, il scrutait les profondeurs du gouffre, puis relevait la tête, de temps à autre, pour suivre le manège de son ami.

Celui-ci s’était assis sur une marche, tranquillement, à côté du bec de gaz fixé dans le limon de la rampe. Carmery vit le gaz s’allumer, puis le poêlon passer entre deux barreaux et se poser sur la flamme. Il eut un petit rire et murmura : « Fameux ! » puis se remit à faire le guet.

Le temps lui sembla long. Enfin, la lumière s’éteignit, et, sans avoir besoin d’un autre signal, il remonta et regagna la chambre.

— Ça sent rudement bon, dit-il en reniflant.

— Il y a une cuillère et une fourchette dans la malle noire, interrompit Lamollière. Veux-tu les prendre ?

L’autre se précipita, heureux de rendre service, ouvrit la malle, et s’y engouffra tout le haut du corps.

— Nom de Dieu ! hurla Lamollière.

Carmery sortit de la malle, fit entendre un « Oh ! » douloureux, puis tomba assis sur le lit, les jambes coupées. Le camarade était debout, immobile, ahuri, tenant encore en main la queue du poêlon, dont les morceaux baignaient, à ses pieds, dans la cuvette pleine d’une sauce dégoûtante où le riz aux blancheurs crémeuses se mélangeait doucement à la mousse grisâtre de l’eau de savon.

« Oh ! » répéta Carmery… Lamollière s’assit sur l’autre malle. La queue du poêlon roula par terre, avec un bruit mat, et ils restèrent là, silencieux, pendant bien longtemps, regardant le crépuscule descendre, emplir la chambre miséreuse d’ombre et de tristesse.

Enfin, Carmery se leva et prit son chapeau qu’il avait posé sur le lit.

— Je m’en vais, dit-il à voix basse, presque timidement… Il faut bien que j’aille chercher ailleurs… Merci tout de même, mon pauvre vieux… Merci de tout mon cœur…

Ils se serrèrent la main, dans l’ombre toujours plus dense et plus lugubre. Puis Lamollière entendit l’autre qui s’en allait, par le couloir obscur, à pas lourds et lents, comme un vieillard.