Contes et paysages/Amara le Forçat

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Contes et paysagesLa Connaissance (p. 91-98).

AMARA
LE FORÇAT



Un peu par nécessité, un peu par goût, j’étudiais alors les mœurs des populations maritimes des ports du Midi et de l’Algérie.

Un jour, je m’embarquai à bord du Félix-Touache, en partance pour Philippeville.

Humble passager du pont, vêtu de toile bleue et coiffé d’une casquette, je n’attirais l’attention de personne. Mes compagnons de voyage, sans méfiance, ne changeaient rien à leur manière d’être ordinaire.

C’est une grave erreur, en effet, que de croire que l’on peut faire des études de mœurs populaires sans se mêler aux milieux que l’on étudie, sans vivre de leur vie…

C’était par une claire après-midi de mai, ce départ, joyeux pour moi, comme tous les départs pour la terre aimée d’Afrique.

On terminait le chargement du Touache et, une fois de plus, j’assistai au grand va-et-vient des heures d’embarquement.

Sur le pont, quelques passagers attendaient déjà le départ, ceux qui, comme moi, n’avaient point d’adieux à faire, point de parents à embrasser…

Quelques soldats, en groupe, indifférents… Un jeune caporal de zouaves, ivre-mort, qui, aussitôt embarqué, était tombé de tout son long sur les planches humides et qui restait là, sans mouvement, comme sans vie…

À l’écart, assis sur des cordages, je remarquais un tout jeune homme qui attira mon attention par l’étrangeté de toute sa personne.

Très maigre, au visage bronzé, imberbe, aux traits anguleux, il portait un pantalon de toile trop court, des espadrilles, une sorte de gilet de chasse rayé s’ouvrant sur sa poitrine osseuse, et un mauvais chapeau de paille. Ses yeux caves, d’une teinte fauve changeante, avaient un regard étrange : un mélange de crainte et de méfiance farouche s’y lisait.

M’ayant entendu parler arabe avec un maquignon bônois, l’homme au chapeau de paille, après de longues hésitations, vint s’asseoir à côté de moi.

— D’où viens-tu ? me dit-il, avec un accent qui ne me laissa plus aucun doute sur ses origines.

Je lui racontai une histoire quelconque, lui disant que je revenais d’avoir travaillé en France.

— Loue Dieu, si tu as travaillé en liberté et non en prison, me dit-il.

— Et toi, tu sors de prison ?

— Oui. J’ai fait huit ans à Chiavari, en Corse.

— Et qu’avais-tu fait ?

— J’ai tué une créature, au pays, entre Sétif et Bou-Arréridj.

— Mais quel âge as-tu donc ?

— Vingt-six ans… Je suis libéré conditionnel de trois mois… C’est beaucoup, trois mois.

Pendant le restant de la traversée, nous n’eûmes plus le loisir de parler, le forçat de Chiavari et moi.

… La mer démontée s’était un peu calmée. La nuit tombait et à l’approche de la côte d’Afrique, l’air était devenu plus doux… Une tiédeur enivrante flottait dans la pénombre du crépuscule…

À l’horizon méridional, une bande un peu plus sombre et un monde de vapeurs troubles indiquaient la terre.

Bientôt, quand il fut nuit tout à fait, les feux de Stora apparurent.

Le forçat, appuyé contre le bastingage, regardait fixement ces lumières encore lointaines et ses mains se crispaient sur le bois glissant.

— C’est bien Philippeville, là-bas ? me demanda-t-il à plusieurs reprises, la voix tremblante d’émotion…

… Dans le port désert, près du quai, où quelques portefaix dormaient sur les dalles, après le débarquement, le Félix-Touache immobile semblait, lui aussi, dormir, dans la lumière vaguement rosée de la lune décroissante.

Il faisait tiède. Un parfum indéfinissable venait de terre, grisant.

Oh, ces heures joyeuses, ces heures enivrantes des retours en Afrique, après les exils lointains et mornes !

J’avais résolu d’attendre à bord le lever du jour, pour poursuivre mon voyage sur Constantine, où je devais, pour la forme, assister au jugement de l’homme qui, six mois auparavant, avait tenté de m’assassiner, là-bas, dans le Souf lointain.

… Et j’avais étendu mes couvertures sur le pont, à bâbord, du côté de l’eau qui bruissait à peine.

Je m’étais étendue, en un bien-être profond, presque voluptueux. Mais le sommeil ne venait pas.

Le libéré conditionnel qui, lui aussi, passait la nuit à bord, vint me rejoindre. Il s’assit près de moi.

— Dieu te garde et te protège de la prison, toi et tous les musulmans, me dit-il, après un long silence.

— Raconte-moi ton histoire.

— Dieu soit loué, car je pensais que je mourrais là-bas… Il y a un cimetière où l’on met les nôtres et plusieurs qui sont venus devant moi y sont morts… Ils n’ont pas même un tombeau en terre musulmane.

— Mais comment, si jeune, as-tu pu tuer, et pourquoi ?

— Écoute, dit-il. Tu as été élevé dans les villes, et tu ne sais pas… Moi, je suis du douar des Ouled-Ali, dépendant de Sétif. Nous sommes tous bergers, chez nous. Nous avons beaucoup de troupeaux, et aussi des chevaux. À part ça, nous avons des champs que nous ensemençons d’orge et de blé. Mon père est vieux et je suis son fils unique. Parmi notre troupeau, il y avait une belle jument grise, qui n’avait pas encore les dents de la quatrième année. Mon père me disait toujours : « Amara, cette jument est pour toi. » Je l’avais appelée « Mabrouka », et je la montais souvent. Elle était rapide comme le vent, et méchante comme une panthère. Quand on la montait, elle bondissait et hennissait entraînant tous les étalons du pays. Un jour, ma jument disparut. Je la cherchai pendant une semaine et je finis par apprendre que c’était un berger des Ouled-Hassène, nos voisins du nord, qui me l’avait prise. Je me plaignis à notre Cheikh et je lui portai en présent un mézouïd de beurre pour qu’il me fasse justice.

Apprenant que les gens du mahzen allaient venir chercher la jument, Ahmed, le voleur, ne pouvant la vendre, car elle était connue, la mena dans un ravin et l’égorgea. Quand j’appris la mort de ma jument, je pleurai. Puis, je jurai de me venger.

Une nuit obscure, je quittai furtivement notre douar, et j’allai chez les Ouled-Hassène. Le gourbi d’Ahmed mon ennemi était un peu isolé, et entouré d’une petite clôture en épines. J’attendis le lever de la lune, puis, je m’avançai. Pour apaiser les chiens, j’avais apporté les entrailles d’un mouton qu’on avait tué dans la journée. À la lueur de la lune, j’aperçus Ahmed, couché devant son gourbi, pour garder ses moutons. Son fusil était posé sous sa tête. Son sommeil était profond. Je ceignis ma gandoura de mon mouchoir, pour n’accrocher à rien. J’entrai dans l’enclos. Mes jambes étaient faibles et une chaleur terrible brûlait mon corps. J’hésitais, songeant au danger… Mais c’était écrit, et les chiens, repus, grondèrent. Alors, je saisis le fusil d’Ahmed, le retirai brusquement de dessous sa tête et le lui déchargeai à bout portant dans la poitrine. Puis, je m’enfuis. Les hommes et les chiens du douar me poursuivirent, mais ne m’atteignirent pas. Alors, je commis une faute : personne ne m’avait vu et j’eusse dû rentrer chez mon père. Mais la crainte de la justice des chrétiens me fit fuir dans le maquis, sur les coteaux. Pendant trois jours et trois nuits, je me cachai dans les ravins, me nourrissant de figues de Barbarie. J’avais peur. La nuit, je n’osais dormir. Le moindre bruit, le souffle du vent dans les buissons me faisaient trembler. Le troisième jour, les gendarmes m’arrêtèrent. L’histoire de la jument et mon départ avaient tout révélé et, malgré que je n’aie jamais avoué, je fus condamné.

Les juges m’ont fait grâce de la vie, parce que j’étais jeune. Pendant trois mois, je suis resté dans les prisons à Sétif, à Constantine, ici à Philippeville. Puis, on m’a embarqué sur un navire, et on m’a mené en Corse. Au pénitencier où nous étions presque tous musulmans, on n’est pas trop malheureux, avec l’aide de Dieu et si on se conduit bien. Mais c’est toujours la prison, et loin de la famille, en pays infidèle. Grâce à Dieu, on m’a libéré.

C’est beaucoup, trois mois !

— Tu regrettes, maintenant, d’avoir tué cet homme ?

— Pourquoi ? J’étais dans mon droit, puisqu’il m’avait tué ma jument, à moi qui ne lui avais jamais fait de mal ! Seulement, je n’aurais pas dû m’enfuir.

— Alors, ton cœur ne se repent pas de ce que tu as fait, Amara ?

— Si je l’avais tué sans raison, ce serait un grand péché.

Et je vis que, sincèrement, le Bédouin ne concevait pas, malgré toutes les souffrances endurées jusque-là, que son acte avait été un crime.

— Que feras-tu, maintenant ?

— Je resterai chez mon père et je travaillerai. Je ferai paître notre troupeau. Mais si jamais, la nuit, dans le maquis, je rencontre l’un de ceux des Ouled-Ali qui m’ont fait prendre, je le tuerai.

À tous mes raisonnements, Amara répondait : « Je n’étais pas leur ennemi. Ce sont eux qui ont semé l’inimitié. Celui qui sème des épines ne peut récolter une moisson de blé. »

Le matin, dans le train de Constantine.

Les prunelles élargies par la joie et une sorte d’étonnement, Amara regardait le pays qui défilait lentement sous nos yeux.

— Regarde, me dit-il tout à coup, regarde : voilà du blé… Et ça, là-bas, c’est un champ d’orge… Oh, regarde, frère, les femmes musulmanes qui ramassent les pierres dans ce champ !

Il était en proie à une émotion intense. Ses membres tremblaient et, à la vue de ces céréales si aimées, si vénérées par le Bédouin, et de ces femmes de sa race, Amara se mit à pleurer, comme un enfant.

— Vis en paix comme tes ancêtres, lui dis-je. Tu auras la paix du cœur. Laisse les vengeances à Dieu.

— Si l’on ne peut se venger, on étouffe, on souffre. Il faut que je me venge de ceux qui m’ont fait tant de mal !

… À la gare de Constantine nous nous séparâmes en frères. Amara prit le chemin de Sétif pour regagner son douar.

Je ne l’ai plus revu.