Contes grassouillets/02

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 19-28).

NOBLESSE OBLIGE



I



C’ ’était un homme de haute naissance, mais réellement infatué de ses aïeux, que le sieur Thomas, marquis de la Hannetonnière. Il en donnait pour raison que ses ancêtres avaient été constamment mêlés aux plus grands événements de notre histoire, depuis la bataille de Tolbiac à laquelle un certain Gaspard de la Hannetonnière avait ramassé le vase tombé des mains du soldat assommé par Clovis. Plus tard un autre La Hannetonnière — Eudes, je crois, — avait été grand pannetier de Louis le Gros, lequel ne mangeait pas moins de douze livres de pain par jour. Plus tard encore, Gontrand de la Hannetonnière avait pris le premier de la poudre d’escampette à la bataille de Pavie. C’était encore un La Hannetonnière, de son petit nom Jules, qui, lors de la bataille de Fontenoy, avait supplié messieurs les Anglais de ne pas tirer les premiers comme on le leur offrait bêtement. Mais l’honneur de la lignée, la gloire de la souche tout entière, le parangon de la famille, c’était certainement l’illustrissime Cucu de la Hannetonnière qui, moins sot que M. de Montespan, avait offert sa femme à Louis XIV, avant même que le roi prît la peine de la lui demander, ce qui lui avait valu la place de garde-pêche de tout le royaume.

Vous voyez que l’orgueil du marquis était des mieux justifié.

II

Il se traduisait d’ailleurs sous toutes les formes et dans toutes les langues. C’est ainsi que les tentures mêmes du château représentaient les glorieuses actions dont je viens d’énumérer quelques-unes ; que des portraits de famille y pendaient innombrables et que les armoiries de la maison étaient répétées sur les moindres objets de la vie familière. Mais le chef-d’œuvre de ces trésors héraldiques, c’était certainement le jeu des cartes dessiné et enluminé par Madame et Mademoiselle de la Hannetonnière. Car le marquis avait femme et fille. De sa femme, je ne vous dirai pas grand chose : une personne sèche et parcheminée, austère et malveillante, n’ayant aucune des grâces qui attachent, aucun des charmes qui attirent. Il n’en était pas ainsi de Mademoiselle Hildegarde. Ah ! la belle créature que c’était, mes enfants ! Blonde, grassouillette, blanche comme un lys, avec des fossettes partout, un miracle de jeunesse et de fraîcheur, assise d’ailleurs sur un postérieur fort convenable. Car ne me parlez jamais des choses sans fondement, j’en ai horreur ! Pourquoi fallait-il qu’une aussi aimable demoiselle fût encore plus fière de sa noblesse et enorgueillie de sa naissance que son imbécile de père et sa pécore de maman ! Mais vous, mais moi, mais tout le monde, nous l’aurions épousée sans cet insupportable travers ! Elle lui devait d’être vierge encore, bien qu’ayant plus de vingt printemps, comme on dit pour être galant.

III

Donc ces deux dames, jugeant que les jeux de cartes confectionnés par le gouvernement de leur pays étaient bons, tout au plus, pour les rouliers dans les auberges et autres petites gens, avaient imaginé d’en confectionner un de leurs propres mains, dans lequel les figures n’étaient ni Pallas, ni Argine, ni Hector, ni Lancelot, mais les membres les plus fameux de la famille des La Hannetonnière. L’ancêtre Gaspard était roi de carreau, l’ancêtre Eudes roi de pique, l’ancêtre Jules roi de trèfle. Quant à l’ancêtre Cucu, l’ancêtre par excellence, il était roi de cœur. Inutile de dire que ce jeu n’était jamais profané par des étrangers et ne servait aux gens de la maison eux-mêmes que dans de fort solennelles occasions. Le reste du temps, il demeurait serré dans un coffret d’ébène aux armes de la race et dont le marquis Thomas seul possédait la clef, une clef à secret, contemporaine des curiosités savantes du musée de Cluny. Moi, j’avoue que je ne trouve pas cela si ridicule. Il est affreux, en général, de faire comme tout le monde, et une pointe de fantaisie et d’originalité donne à la vie un piment qui en diminue l’effroyable et fade banalité.

IV

Avez-vous remarqué que les jolies femmes étaient souvent constipées ? J’ai cherché une raison à cela et n’en ai trouvé qu’une, le chagrin que tout ce qui les touche de près éprouve à les quitter. Or, je vous ai dit qu’Hildegarde était jolie. Le pis est que ses parents avaient un insupportable préjugé contre l’aquatique remède qui permet seul de vaincre le trop grand attachement aux choses de la terre. À la rigueur eussent-ils admis dans leur foyer l’instrument primitif dont le roi-soleil faisait ses postérieures délices et dont les matassins de Molière poursuivaient Je pauvre Sganarelle. Mais les inventions sacrilèges du docteur Eguisier leur causaient une indicible horreur, et l’on n’en pouvait même parler devant eux, que le marquis Thomas n’anathématisât, à leur occasion, toute la science moderne et ses découvertes impies. Un jour cependant le mal devint tel que le médecin dut être consulté sur le cas (ou plutôt l’absence de cas) de la noble héritière de tant de héros. M. Trousse-Cadet, le plus célèbre médecin à vingt lieues à la ronde, fut donc mandé et, après un respectueux interrogatoire, déclara qu’il était urgent que lui-même, comme Pierre Petit, opérât dans le recueillement et dirigeât la petite ablution intérieure dont le pouvoir émollient remettrait les choses en état.

V

Un roturier donner un lavement à une La Hannetonnière ! Un simple Trousse-Cadet contempler face à face l’auguste derrière de la fille de tant de preux ! Un abject praticien mettre son nez dans douze siècles de gloire ! Le marquis Thomas faillit refuser au risque de perdre son enfant. Mais la marquise, l’ayant attiré dans un coin du salon :

— J’ai trouvé, lui dit-elle, le moyen de faire la chose décemment. Allez chercher le jeu des ancêtres.

Le marquis obéit. Il était stupide, mais bon enfant. Pendant ce temps-là, Hildegarde s’était déshabillée et mise au lit, sur le ventre, dans sa chambre. Après quoi sa mère, soulevant d’une main sa chemise et reculant de l’autre les draps, juste assez pour que la tranche de faux-filet virginal nécessaire à l’opération fût à nu, commença d’y disposer, en rang serré, les figures du fameux jeu de cartes, de façon qu’elles ne laissassent plus apercevoir la moindre bande de peau. Elle pensait, la châtelaine, que cet imposant spectacle, que ce musée nobiliaire en imposerait au mécréant et lui interdirait les profanes pensées que n’eût pas manqué d’évoquer le délicieux objet qu’ils cachaient.

Et, de fait, quand le docteur Trousse-Cadet fut introduit, sa flûte à la main, dans le sanctuaire, il demeura ébahi devant cette exhibition de guerriers armoriés, ébahi et l’œil criblé de points d’interrogation. La marquise jouit un instant de son triomphe, puis, prenant pitié de l’embarras du pauvre diable :

— Soulevez l’aïeul Cucu, lui dit-elle avec solennité.

Mais au moment où il s’avançait, une main en l’air pour obéir et braquant de l’autre son arquebuse :

— Ne touchez pas à mon aïeul ! dit, d’une voix sévère et sans se retourner, la charmante Hildegarde.

Et, au même instant, comme soulevé par une main invisible ou par un fil mystérieux, l’aïeul Cucu se dressa, de lui-même, lentement et se renversa juste autant qu’il était nécessaire, tandis qu’une délicieuse musique, pareille au soupir lointain d’un orgue, s’exhalait de dessous et qu’un parfum exquis s’en dégageait, comme lorsqu’on enlève le couvercle d’une soupière.

Le docteur saisit ce moment avec infiniment d’à-propos, c’est-à-dire avant que la carte fût retombée. Quant au marquis Thomas, arrivé juste à temps pour assister à ce miracle, il proclama que, dans cette circonstance, c’était l’âme des ancêtres qui était venue souffler au secours de la pudeur de sa fille. Après tout, il avait raison de croire ça et surtout de vouloir le faire croire.