Contes grassouillets/03

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 31-41).

FIGURES DE CIRE



I



I l avait vingt-cinq ans, elle en avait dix-huit et ils s’aimaient pour le bon motif, ce qui est joliment bête. Il était brun comme un soir d’octobre, droit comme un peuplier, fort comme un Turc et doux comme un agneau ; mais il était timide, ce qui n’avance pas les choses en amour. Elle était blonde comme un matin d’avril, potelée comme une caille, nonchalante comme un lys et passionnée comme une chatte, mais elle était bien élevée, ce qui empêchera toujours les demoiselles de faire les premiers pas. Ses parents, à lui, ne lui avaient pas laissé grand chose, mais ce rien était consciencieusement grevé, d’hypothèques. Son oncle, à elle, était un fesse-Mathieu parfaitement déshonoré, mais qui possédait un sac aussi copieux que mal acquis. Quand vous saurez qu’il s’appelait Pantaléon et qu’elle répondait au nom d’Octavie, vous penserez comme moi qu’ils étaient décidément faits l’un pour l’autre, c’est-à-dire lui pour être opprimé, cocu et cependant heureux, elle pour être despotique, infidèle et grinchue par-dessus le marché, ces deux rôles étant ceux de l’homme et de la femme, dans le doux état du mariage, depuis que dame Ève traita le sieur Adam d’imbécile après lui avoir fait faire la sottise que vous savez.

Puisque décidément vous vous intéressez à cette famille, apprenez encore que le fesse-Mathieu d’oncle de la charmante Octavie se nommait Agapet, Agapet de Castelnaudary. Ah ! la sale bête ! En avait-il mis de pauvres gens sur la paille avec des beaux papiers à l’effigie de la justice.

II

Tout était convenu et les deux fiancés, en attendant le bouquet d’oranger traditionnel, effeuillaient un tas de petites fleurs innocentes. Heureux ceux qui se complaisent encore à ces apéritifs et ne se ruent pas tout droit en bonne chère amoureuse, affamés de plats plus substantiels que ces riens exquis ! On y revient plus tard, d’ailleurs, quand l’estomac n’est plus à la hauteur de l’appétit. Mais ils n’en étaient pas encore là ; au contraire ! L’infâme Agapet qui, comme tous les gredins, caressait volontiers des rêves bucoliques, prenait grand plaisir à voir les menues tendresses de ces deux enfants et souriait paternellement à leurs espérances. Il était même plein de petites attentions charmantes pour eux et organisait des fêtes peu coûteuses, — car il était avare, — mais qu’il présidait néanmoins avec la solennité douce d’un bienfaiteur de l’humanité. C’est ainsi qu’il avait fait venir, pour les en régaler, un plat lointain dont la renommée est grande de Toulouse à Carcassonne, le cassoulet national, le véritable et authentique cassoulet. Un jour ou l’autre je vous donnerai en entier la recette de ce sardanapalesque mets. Sachez seulement aujourd’hui que le haricot rouge y domine, au point que quand les bonnes gens de Castelnaudary en ont copieusement mangé, on voit, une heure après, par les temps les plus calmes, tous les moulins à vent se mettre en branle à une lieue à la ronde et tourner comme des endiablés.

III

C’est par un dimanche de septembre, midi sonnant aux horloges publiques, que le cassoulet de l’oncle Agapet fut servi, fumant et exalant la chaude odeur des épices enfermées. Pour être amoureux, quand c’est pour le bon motif surtout (moi je préfère décidément l’autre) on n’en a pas moins faim quelquefois. S’il en était autrement, Ugolin n’eût eu qu’à faire venir une drôlesse pour tromper son appétit et épargner sa progéniture. Je voudrais en vain vous le cacher, mais Pantaléon se gonfla indécemment de ce navarin méridional, et la poétique Octavie, elle-même, avait, en quittant la table, un petit bedon rondelet comme une pomme d’Api et qui me l’eût fait trouver à moi, plus ravissante encore qu’à l’ordinaire. Tout en n’ayant qu’un goût modéré pour la géographie, j’adore les femmes composées de mappemondes. L’oncle Agapet, lui, était légèrement gris, car il avait arrosé son repas de vrai vin de Villaudric, lequel est le seul qui se doive boire avec un cassoulet authentique. J’ai oublié de vous dire un travers de ce vieux drôle. Comme il ne méritait aucun respect, c’était la chose au monde qu’il était le plus porté à exiger. Très formaliste, très susceptible, on en faisait tout ce qu’on voulait en le traitant avec tous les semblants d’une vénération profonde et d’une estime enthousiaste. Nos manies s’exaspèrent dans certains états. Celui qui a dit : In vino veritas, était un imbécile. Le vin est un verre grossissant, une loupe qui donne des dimensions extraordinaires aux gibbosités de notre esprit. Quand l’oncle Agapet avait bu un coup, il ne restait plus qu’à se mettre à genoux pour lui adresser la parole et on l’eût assis, comme un saint sacrement, dans une châsse d’or, sous un dais de velours à crépines, qu’il eût trouvé le siège et le store encore indignes de lui.

IV

On s’en fut pour digérer à la fête de Saint-Cloud, laquelle, sous les arbres déjà jaunissants, le long du fleuve grossi par les premières ondées, exhalait en plaintes de flûtes, en éternuements de cymbales, en grognements de grosses caisses et en hoquets de trombones les derniers soupirs de l’année foraine agonisante sur les gazons flétris. Pantaléon et Octavie ne se refusèrent aucun des plaisirs qui étaient là rassemblés aussi gaiement qu’à une vente par autorité de justice. Ils tournèrent horizontalement sur les chevaux de bois, verticalement dans les bascules, dans tous les sens sur les ingénieuses machines qui permettent aujourd’hui au premier venu d’avoir le mal de mer sans faire les dépenses d’un voyage à l’Océan ou à la Méditerranée ; ils enfourchèrent des vélocipèdes et des chimères, consultèrent les somnambules, visitèrent les dioramas, tâtèrent le mollet des géantes, agacèrent les animaux des ménageries, firent, en un mot, tout ce qui concernait leur état de badauds consciencieux. L’oncle Agapet les suivait du pas majestueux d’un éléphant et avec un air si important qu’on eût pu croire qu’il avait la clef des Dardanelles dans sa poche. Après les lutteurs, les mangeurs d’étoupes, les acrobates, les cirques et les bêtes savantes, il ne leur restait plus à visiter qu’un musée de figures de cire, celui que le célèbre Loramus promène, depuis vingt ans, dans toutes les solennités de la banlieue, et dont chaque personnage, grâce à la mobilité de la politique contemporaine, a déjà souvent changé d’habits. Mais chut ! Je me suis juré de ne pas taquiner le gouvernement.

V

— Ce qu’il vous faudra remarquer surtout, mes enfants, dit solennellement l’oncle Agapet, ce sont les deux figures assises dans un coin, un vieux monsieur et une vieille dame, posés dans une niche. Elles sont d’une telle réalité que tout le monde les admire, les croit vivantes et leur demande pardon en passant devant elles. Ce ne sont pourtant que de simples poupées comme les autres. Mais ce sont certainement les deux chefs-d’œuvre de la collection.

Octavie et Pantaléon s’extasièrent successivement devant la cour de Napoléon III devenue le salon de M. Thiers, devant le duc de Palikao devenu Garibaldi, devant Mlle Dodu qui fut jadis l’impératrice Eugénie, devant Gambetta qui s’était longtemps appelé M. Rouher sans le savoir. Ils en étaient à leur quatrième ou cinquième tour dans la longue avenue d’images quand notre amoureux, vigoureusement travaillé par le cassoulet dont les expansives qualités s’exaspéraient par la contrainte, sentit qu’une plus longue résistance aux impérieuses lois de la nature serait impossible, et qu’il fallait éclater ou jouer de la soupape de sûreté. Il s’arrêta à ce dernier parti, et, quittant sous un prétexte habile le bras de sa fiancée, il chercha à s’isoler, non pour se donner de l’air à lui-même, mais pour en donner à ses voisins. Ô bonheur ! Il aperçoit dans un coin tout au fond le vieux monsieur en cire et la vieille dame de même matière signalés par l’oncle Agapet. Il les gagne tout doucement à reculons et tout en se tenant les côtes, il maudit son oncle qui l’avait mis à cette torture en le forçant à manger outre mesure de son plat de cassoulet, et quand il est bien près du mannequin masculin :

— Vlan ! fait-il, tant pis, mon vieux, si tu préfères du tabac !

Et, cyniquement, il lui lâche au visage une bordée de musique et de parfums, de quoi remplir le programme d’un jardin d’hiver.

— Tiens, vieille bête, celui-ci est pour ton brouet, celui-là pour ta fête. Cet autre pour ton nez. Ce quatrième pour ta figure… ; puisse cette pétarade t’emporter aux cinq cents diables sur l’aile de son dernier zéphir !

Il en était là de sa symphonie en la mineur quand un gigantesque coup de pied lui ferma la bouche.

L’oncle Agapet, furieux, le poursuivait déjà, sa canne levée, à travers les poupées ahuries. Car c’était lui-même, l’oncle Agapet, avide de respect et d’encens, qui venait de recevoir cette canonnade intempestive. Lassé de la promenade, il s’était assis auprès d’une dame déjà fatiguée comme lui et, dans sa précipitation, trompé par leur immobilité, l’infortuné Pantaléon avait pris leur groupe vivant pour le couple inanimé.

Le mariage fut rompu. Mais ils ne s’en aimèrent pas moins pour cela, le brave jouvenceau et la blonde jeune fille. Au contraire ! Octavie fit une faute et Agapet, abandonné de tous, mourut de chagrin. Le diable eut l’âme de ce vieil usurier, si toutefois le feu d’enfer suffit pour cuire d’aussi durs morceaux !