Contes grassouillets/05

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 59-67).

FLIRTATION


I



E lle était blonde, d’un blond pâle comme la caresse d’un soleil d’hiver sur un mur blanc, et son teint avait les fraîcheurs rosées de l’aubépine dans les haies printanières. La profondeur de ses yeux bleus était sablée d’or fin comme les sources, et ses longs cils y faisaient palpiter leur ombre comme des roseaux. Jamais arc triomphal n’égala l’orgueil de sa bouche aux coins retroussés et son menton légèrement dodu avait les ondulations éclatantes d’une cascade de lait. Grande comme la plupart des filles de sa race, on sentait mille mensonges aimables dans la sveltesse de sa taille et les colères d’un torrent prêt à rompre ses digues se devinaient dans les chastes contours de son corsage. Ses mains n’étaient pas précisément petites, mais le dessin en était élégant comme une ébauche du Primatice, et le peu qu’on voyait de ses pieds, ridiculement prisonniers dans de fastueuses bottines, donnait la même impression de noblesse dans la ligne. Sa voix avait le charme des musiques sauvages, et son rire la gaieté d’un solo de castagnettes. Edith était son nom.

Sa mère avait dû lui ressembler, mais l’aubépine de ses joues était violemment bariolée de couperose ; d’automnales araignées avaient tendu quelques fils d’argent sur l’or de sa toison, et les révoltes de sa gorge captive n’avaient plus rien de mystérieux. Ses extrémités s’étaient notablement empâtées, et l’art d’accommoder les restes n’eût pas été inutile au prétentieux qui en eût attendu quelque tardif bonheur. Mais elle était demeurée avenante au possible et d’un abandon extrême. On l’appelait Jenny, et ces deux femmes étaient l’orgueil de la maison Oucrampton et fils, de Boston, également célèbre par ses conserves de charcuterie.

II

Quand mon ami Jacques se présenta à M. Humphry Oucrampton, patron de la case, comme on dit en Espagne, avec une lettre très chaude de M. Potin qui s’intéressait vivement à lui, il était accompagné d’un jeune garçon dont il avait fait la connaissance durant la traversée et dont les façons cordiales l’avaient immédiatement séduit. Marcel Bidet — ainsi s’appelait cet adolescent — méritait de tous points cette rapide amitié. Ce n’était pas un enfant de génie, mais il causait de tout comme un autre et sans prétention, ce qui est rare chez les ignorants. Son caractère était le plus facile du monde et, à part une certaine timidité dont le temps aurait rapidement raison, il était fait pour les relations calmes et douces de l’intimité. Sa famille l’avait envoyé en Amérique pour le dégourdir et lui donner le goût du commerce. Mais comme il se sentait quelque fortune, l’idée de hasarder son bien dans d’aléatoires travaux lui était particulièrement désagréable. Vous voyez que ce n’était pas un imbécile.

— Et vous désirez, Monsieur, entrer dans la fabrication des jambons ? dit M. Humphry Oucrampton à mon ami Jacques, après avoir parcouru le factum élogieux dont il était porteur.

— C’est la volonté de ma mère, répondit Jacques.

— Et où avez-vous fait vos études préparatoires ?

— À Saint-Cyr.

— Excellente école et très avantageusement connue ici. Et votre camarade ?

— Il fera ce que je ferai.

— C’est parfait. Je manquais de monde. Messieurs, vous êtes de la maison et vous dînez ce soir chez moi.

Et l’excellent M. Oucrampton abattit ses deux énormes mains dans celles des visiteurs.

III

— Qu’elle est belle ! dit tout bas Marcel à Jacques en lui désignant Edith.

— Oui, mais c’est moi qu’elle regarde, répondit Jacques. En revanche, la mère te reluque avec des yeux de requin affamé.

— Jolie perspective !

— Es-tu bête ! Et n’as-tu jamais entendu parler des femmes américaines ? Très légères en apparence, d’une tenue détestable avec les hommes, scandaleusement encourageantes, d’une coquetterie effrontée, d’une familiarité gênante à première vue, semblant se jeter à la tête des amoureux, elles n’accordent, en réalité, que ce que nos aïeux appelaient « les menus suffraiges » de l’Amour, et ce sont des personnes à laisser l’ennemi se promener toute sa vie sur les bords du Rubicon, sans lui permettre de le passer jamais.

— J’aime mieux ça.

— Moi pas.

Ainsi causèrent les deux amis à voix basse, dans un coin du salon, devant que le dîner fût servi. On eût dit que le Destin les avait entendus, clément à Jacques, impitoyable à Marcel ; car le jeune Bidet fut placé à la gauche de Mme Oucrampton, tandis que son heureux compagnon de route se prélassait au flanc de miss Édith.

Le repas fut plein de gaieté. M. Oucrampton venait de se débarrasser, avec une chance inespérée, de cinq mille livres de porc trichiné, au profit d’une grande maison allemande. En l’honneur de cette délicate opération, on but des vins exquis et des liqueurs de choix. Marcel n’avait pas été sans remarquer sur la face de Jacques, en train de causer avec Edith, mille grimaces joyeuses, et Jacques avait surpris, de son côté, pas mal de subites rougeurs sur le visage troublé de Marcel, à qui Jenny, éclatante comme une pivoine, tenait d’interminables discours.

— Qu’est-ce que tu as ? dit Jacques à ce dernier, quand ils purent se rejoindre au café. Tu as l’air tout chose.

— J’ai que la vieille m’a donné pour tout à l’heure un rendez-vous dans le jardin, et que ça m’embête.

— La petite aussi, mais ça ne m’embête pas, moi.

— Du reste, je suis décidé à n’y pas aller.

— Par exemple ! un Français manquer de galanterie à ce point ! Y penses-tu, Marcel ?

— C’est justement parce que j’y pense que je n’irai pas.

— Mais tu es fou ! Si sa mère reste au salon Edith n’osera peut-être pas en sortir. Tu vas me faire manquer le bonheur de ma vie ! Marcel, au nom de notre amitié, dévoue-toi ! D’abord, elle est encore très bien, Mme Oucrampton. Elle est majestueuse et élégante à la fois. La force dans la douceur…

— Je te dis que c’est au-dessus de mon courage.

— Eh quoi, s’il vous plaît, Monsieur ? Qu’espérez-vous ou que craignez-vous ? Avez-vous oublié déjà ce que je vous ai dit des dames américaines ? Où croyez-vous donc que je vous ai amené ? Simple flirtation, mon cher Marcel ! simple flirtation ! hélas ! Pour toi, comme pour moi ! Les bords du Rubicon seulement.

— Alors, c’est différent et, pour t’obliger, je me soumets.

IV

Deux heures après, nos deux amis se retrouvèrent ensemble, tous deux les pieds mouillés par les rosées du soir et les cheveux imperceptiblement diamantés par la brume. Pendant que l’excellent M. Humphry Oucrampton veillait à l’aménagement d’une table de whist et à la confection d’un lac de thé :

— Ah ! mon ami, l’adorable fille ! dit tout bas Jacques à Marcel, sur un ton singulier d’exaltation et avec des frissons de triomphe jusque dans les sourcils. Aucun des préjugés de sa race ! J’étais tremblant ! J’étais stupide ! Je ne savais comment l’aborder. « Passez les rocamboles, my dear, m’a-t-elle dit d’une voix délicieusement ingénue. Je sais que les Français n’aiment pas ça ! »

— Tiens ! répondit Marcel d’une voix sombre, il paraît que c’est un discours de famille.

— Tu dis ?

— Je dis que c’est aussi celui que sa mère m’a tenu.

Et il tourna le dos à Jacques en crispant les poings.

— Messieurs, avec qui de vous suis-je ? demanda l’excellent M. Humphry Oucrampton, en tendant une carte à chacun de ses nouveaux commis. Ah ! mon cher Marcel, vous êtes avec ma femme.

— Encore ! soupira le jeune Bidet.

Et il s’assit mélancoliquement.