Contes grassouillets/04

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 45-56).

ÉCHAPPÉ BELLE


I



C ’était à Limoges, patrie des châtaignes, il y a trois ou quatre cents ans de cela…

— Quoi, mon amour, ne me sauriez-vous raconter une histoire plus nouvelle ?

— Il s’agit d’un mari trompé, bobonne, et j’aimerais à vous faire croire qu’il n’y en a plus aujourd’hui.

— Vous avez peut-être raison, mon amour.

— Nos bons aïeux riaient franchement de ce genre d’aventure…

— Eux aussi avaient raison.

— Plaît-il, bobonne ? Apprenez que ce qui m’amuse chez les autres serait loin de me divertir chez moi.

— Gros égoïste !

— Égoïste, soit ! Je vous répète que la mode de rire des maris trompés est aujourd’hui surannée, et que cela était bon au temps jadis seulement, quand on n’avait pas toutes les distractions qu’une civilisation plus raffinée met aujourd’hui à notre service. Une femme qui a les couturiers, la vapeur, la lumière électrique, le suffrage universel, les petits chevaux et le crokett sous la main est inexcusable de passer encore le temps à monter en trident la tête de son époux. Voilà pourquoi je cherche mon histoire dans les chroniques du passé, puisque vous ne vous divertissez qu’aux récits où l’honneur conjugal est traité par-dessous la jambe.

— Fi ! Monsieur, les vilaines expressions que vous employez là ! Eh bien ! soit ! ce sera à Limoges, patrie des châtaignes, il y a trois ou quatre cents ans.

II

Le drapier Michel, le plus gros drapier de la ville, était certainement le plus intime ami du lieutenant du guet, Vantard de Saint-Eole, lequel était la terreur des mécréants à plus de vingt lieues à la ronde. Vous entendez bien ce que je veux dire par : le plus intime ami ?

— Parbleu ! il était trompé dans son ménage par le lieutenant ?

— Vous êtes d’une perspicacité qui m’épouvante, bobonne. Eh bien ! vous avez deviné juste. Ce vantard de Saint-Eole était un militaire sans reproche, mais un commensal sans délicatesse. Reçu à bras ouverts dans la maison de l’honnête drapier, il abusait odieusement de la situation pour le déshonorer à tire-larigot. Son excuse était dans la beauté de la drapière, Guillemette, — c’était son nom — laquelle eût fait trébucher la vertu d’un saint Antoine. Le lieutenant, qui tenait plus du compagnon du saint que du saint lui-même, n’avait pas même pris la peine de lutter contre la tentation. Au contraire ! Il l’avait appelée à lui avec un cynisme épouvantable. Pas mystique pour deux sous, ce Vantard !

— Le charmant homme !

— Ne vous montez pas la tête pour lui, bobonne. Je vous mènerai voir son tombeau quand vous voudrez. Je reviens à mes moutons… je veux dire à ceux de maître Michel.

— Il était donc berger, maintenant ?

— Pas le moins du monde, Madame. Mais, dans ces temps reculés, avant les progrès de la mécanique contemporaine, les drapiers, même les plus huppés, avaient des troupeaux, récoltaient eux-mêmes leur laine et en faisaient des habits qui vous duraient la vie d’un homme, ce qui n’arrive plus aujourd’hui, même aux personnes qui achètent les leurs dans les maisons de confection. Notre bon ami Michel avait même imaginé un procédé très ingénieux pour s’approvisionner de laine sans épuiser ses bêtes. Il sortait, de temps à autre, nuitamment, et s’en allait sournoisement tondre à son profit les moutons de ses confrères. Autant de bon temps pour dame Guillemette et son lieutenant ! Vous voyez, ma mie, que, même à la Bourse, on n’a rien inventé de nos jours en matière d’honnêteté.

III

Une nuit qu’il était parti pour un de ces pèlerinages méritoires, à peine fût-il sorti de la ville qu’il s’aperçut que le temps était infiniment plus froid qu’il l’avait supposé. Un ciel de lapis-lazuli à peine veiné de petits nuages et criblé d’étoiles qui scintillaient comme autant de petits glaçons.

— Brrr ! fit le drapier, et il pensa que s’il demeurait sans manteau sous une pareille gelée, il deviendrait cacochyme avant l’âge, pour le moins. Et, tout en regrettant le temps qu’il dérobait ainsi à son honnête entreprise, il se prit à courir dans le sens où était sa maison.

— Ah ! mon Dieu ! il va surprendre le pauvre lieutenant dans son lit !

— Vous devinez tout, bobonne ; ou, plutôt, vous ne devinez rien. Notre Michel n’était pas un de ces drapiers vulgaires qui rentrent chez eux à toute heure, en faisant claquer les portes et en sifflant dans les escaliers. C’était un époux discret et bien élevé. Ne voyant nulle lumière dans la chambre de sa femme, il en conclut, avec moins d’esprit qu’on ne le croirait d’abord, qu’elle dormait et prit mille précautions touchantes pour ne pas la réveiller.

C’est ainsi qu’il respecta l’obscurité du lieu et que, l’explorant à tâtons, sur la pointe du pied, il y demeura juste le temps nécessaire pour saisir, à l’aventure, dans l’ombre, le chaud vêtement dont il avait besoin ; après quoi, il sortit comme il était entré, s’applaudissant de n’avoir dérangé personne.

— L’honnête homme !

— C’est précisément ce que dit sa femme quand l’effroyable souleur qu’elle venait d’éprouver fut dissipée.

— L’imbécile ! murmura le lieutenant. Il ne pouvait pas nous laisser tranquilles ! J’en ai perdu la respiration.

— Remettez-vous, Saint-Eole, et surtout ne demeurez pas trop tard ici. Car, maintenant, je vais avoir peur au moindre bruit.

Le lieutenant se mit à rire en frisant sa lourde moustache.

IV

— Ah ! gredin ! nous le tenons !

Et le pauvre Michel n’avait pas fait cinquante pas dans la rue, juste le temps d’arriver sous une lanterne éclairant la ruelle obscure, qu’il était entouré par une douzaine de drôles à mauvaise mine et armés de bâtons. Ces gens-là étaient, j’aime autant vous le dire tout de suite, des voleurs. Mais ce n’est pas à l’argent du drapier qu’ils en voulaient. Ils croyaient se venger, le prenant pour un autre. Pour qui ? Pour le farouche lieutenant du guet qui les avait maintes fois guidés, les chaînes au poignet, jusqu’à la paille légendairement humide des cachots. Car, à cette époque, les malfaiteurs étaient quelquefois inquiétés par la police ; aussi ne la regrettent-ils pas aujourd’hui. Voilà, me diras-tu, de fiers imbéciles qui confondent un calme commerçant avec un fringant militaire ! Pas si bêtes que ça, bobonne. Car ils avaient reconnu, à la lueur vacillante du falot, le manteau brodé d’argent de Saint-Eole, lequel manteau, l’innocent Michel, n’y voyant pas clair dans la chambre, avait pris pour le sien et portait crânement sur son dos. Or, ces mécréants avaient juré de mettre à mal leur persécuteur, et comme ils l’avaient suivi en l’épiant, jusqu’à la porte du drapier, ils ne doutaient pas que ce fût lui qui vînt de sortir de la maison.

— À la garde ! cria le malheureux Michel. À moi !

Et comme il était de robuste complexion, et fort bien armé d’ailleurs d’un gourdin lacé de cuir, comme en portent encore les rouliers de ce pays, il commença de résister vigoureusement en attendant qu’on lui apportât du secours. Aussi le bruit de la mêlée monta-t-il bientôt jusqu’à l’appartement où dame Guillemette et le lieutenant avaient repris leur innocente causerie.

V

— Mort de ma vie ! on massacre un homme !

Vantard de Saint-Eole était un fichu ami ; mais, je l’ai dit, c’était un fonctionnaire au-dessus de tous les éloges, infidèle aux camarades, mais fidèle à son devoir ! Il ne connaissait que ça. Ces natures de bronze ont disparu. Les lieutenants du guet d’aujourd’hui ont le plus grand respect, j’en suis convaincu, pour l’honneur des drapiers : mais ils laissent assommer les passants sans miséricorde. Autres temps, autres mœurs. Les détrousseurs nocturnes profitent, de nos jours, de l’urbanité générale. Je me suis laissé dire que les prisons allaient être prochainement transformées en casinos où l’on ferait de la musique instrumentale aux détenus deux fois par semaine. Mais c’est peut-être un cancan.

— On ne laisserait pas entrer les honnêtes gens à ces petites fêtes ?

— Non, bobonne. Les honnêtes gens n’ont pas besoin d’être moralisés par la musique. L’ennui leur suffit. Ils peuvent y ajouter, à l’occasion, le manque d’argent. Je reprends mon récit. Oublieux de sa maîtresse et de tout au monde pour ne penser qu’à son noble office, Saint-Eole sauta sur ses hautes bottes qu’il passa en se trompant de pied, boucla son ceinturon, l’épée par devant, et, jetant sur ses épaules la limousine de maître Michel, qu’il prit, à son tour, pour son manteau, il se précipita dans la rue en criant à tue-tête :

— Tenez bon ! j’accours !

Et de fait, il eut bientôt rejoint le groupe inégal des combattants, et, jetant à terre le manteau qui gênait ses mouvements, il fit un tel moulinet avec sa lourde épée que les plus hardis des assaillants reculèrent. De son côté.

Michel, s’étant également débarrassé de sa cape, faisait pleuvoir sur leur échine les coups pressés de son gourdin. Les misérables ne purent longtemps tenir tête contre ce déluge de fer et de bois. Ils détalèrent comme des lâches et les deux amis, se trouvant face à face et se reconnaissant enfin, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Après cette touchante étreinte, chacun d’eux reprit le vêtement qu’il avait abandonné, le lieutenant la limousine du drapier et le drapier la cape du lieutenant, ce dont ils ne s’aperçurent ni l’un ni l’autre, la lanterne s’étant éteinte, fauchée par une envolée de la flamberge de Saint-Eole.

— Après un tel service, vous ne me refuserez pas de venir vous rafraîchir à la maison, qui est proche ?

Ainsi parla le drapier au lieutenant. Celui-ci n’eut garde de refuser. Quand dame Guillemette, qui ignorait leur rencontre dans la rue, les vit entrer dans sa chambre bras dessus bras dessous et ainsi accoutrés, elle faillit s’évanouir de saisissement et de peur.

Son étonnement fut plus grand encore quand, s’étant enfin regardés à la lumière, ils éclatèrent tous deux de rire, mais d’un rire si franc que les vitres faillirent se briser.

— Ah ! la plaisante méprise, dit le lieutenant. Pardon, monsieur Michel, j’ai votre habit et vous avez le mien !

— Qu’importe ! répondit l’honnête drapier, en lui serrant la main. Et il ajouta avec infiniment de tendresse dans la voix : Est-ce que tout n’est pas commun entre nous !

Cette fois, ce fut dame Guillemette qui eut grand’peine à retenir son sérieux.

On but gaiement à trois du vin de France, et la nuit s’acheva à la satisfaction de tout le monde.

— Ceci prouve que, comme pour les ivrognes, il est un Dieu pour les femmes infidèles.

— Assez, bobonne, pas de morale ! Ceci se passait à Limoges, patrie des châtaignes, il y a trois ou quatre cents ans.