Contes grassouillets/07

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 85-95).

JOYEUSETÉ DE GARNISON



I



P ar un beau dimanche qu’il n’avait trouvé vraiment rien de mieux à faire, le capitaine Bergace était venu assister à la sortie de la grand’messe, en compagnie de son camarade le capitaine Blanc-Piton. Et tous deux prenaient un plaisir, innocent d’ailleurs, à voir les beautés de la ville défiler sous leurs regards, un livre d’heures dans leurs mains gantées. Je vous fais grâce des réflexions qu’ils échangeaient à propos de chacune d’elles. Ils étaient nouveaux dans la garnison et y allaient bon jeu dans leurs commentaires. Quand Mme Ernesti apparut au bras de son vieux mari, les yeux baissés comme une vierge et grave dans sa toilette sombre, ils se turent, tant l’admiration les prit tous deux en même temps, au gosier, comme une arête.

— Eh bien ? dit Bergace après un moment de silence.

— Eh bien ! répondit Blanc-Piton, en voilà une qui ne me paraît pas pour ton fichu nez.

— Pourquoi donc ça ? dit Bergace en se redressant.

— Vingt louis que tu ne mettras jamais un pied dans son lit ! répondit Blanc-Piton.

— Je les tiens, mais à une condition.

— Dis.

— C’est que tu t’en rapporteras à ma parole.

— Cela va de soi.

— Et aussi que jamais tu ne trahiras le secret. Car ce doit être une femme très considérée dans ce chien d’endroit.

— À mon tour, je te donne ma parole.

Et ils se serrèrent vigoureusement la main, pendant que les vieilles dévotes sortaient les dernières et se secouaient sous le grand porche comme des poules qu’on vient de déranger de leur perchoir.

II

Le lendemain, le capitaine Bergace connaissait l’adresse du ménage Ernesti et commençait, en règle, le siège de la maison. Pas de relations communes : Mme Ernesti voyait fort peu de monde. Donc impossible de se faire présenter. C’est par la ruse qu’il fallait pénétrer dans la place ; par une de ces ruses qui n’excluent pas une pointe de violence à l’occasion. Le capitaine se mit en observation du matin au soir, devant le logis qu’il souhaitait de déshonorer. Il s’installa sur un pliant dans l’allée qui le bordait et se mit à faire à l’aquarelle la vue de tout ce qui l’entourait pour avoir une contenance et passer le temps. Il y avait un mois environ qu’il était à son poste quand enfin un semblant d’occasion lui apparut juste au moment où, pour en finir avec les plaisanteries de Blanc-Piton, il s’était résolu à brusquer les choses et à les pousser à l’extrême. Il avait vu apporter un bain, puis sortir successivement M. Ernesti et la camériste de sa femme. Une seule personne devait donc se trouver dans l’appartement et c’était précisément celle dont il recherchait la compagnie. Il dissimula son pliant et son carton derrière un massif et, toute honte perdue, s’élança à l’aventure dans l’escalier. Il savait que le ménage occupait le second.

III

La bonne avait justement laissé la porte entr’ouverte. Il se glissa dans le vestibule, et suivant son chemin aux gouttes d’eau répandues sur le parquet par les gens qui avaient monté le bain, s’en fut droit au cabinet de toilette de madame. Il était vide encore, mais il y régnait une odeur charmante qui permettait d’y attendre au milieu de rêves exquis. Sur une chaise longue, à côté de la baignoire, un peignoir était ouvert ; l’eau fumait doucement. Bergace était un fantaisiste. Une idée lui passa par la tête, et crac ! se déshabillant prestement, il s’insinua dans le bain, se disant que cet endroit était absolument commode et agréable pour voir venir les évènements.

Il n’y était pas entré qu’un petit bruit se fit tout auprès, qu’une portière se souleva et que Mme Ernesti, sortant de son lit, suivant toutes les apparences, apparut dans l’éclat d’une beauté que ne surchargeait pas un excès d’ornements. Le sujet me commandant une grande sobriété de détails, je dirai qu’elle portait une délicieuse robe de chambre qui n’avait rien d’ajusté à la taille, et qu’elle était absorbée dans la lecture d’un roman, si bien qu’en entrant, elle ne jeta les yeux sur rien de ce qui l’entourait. Le capitaine Bergace était tout ébaubi d’admiration et, ayant déjà des remords de son procédé, rentrait tant qu’il pouvait sa tête dans la baignoire, tout en laissant son regard flotter au-dessus.

Mme Ernesti, toujours sans rien voir, se retourna, se mit en face du large miroir placé au-dessus de la chaise longue, ramassa, dans un geste adorable, sa lourde chevelure, se sourit à elle-même de tout l’éclat de ses dents, se dégagea lentement de sa robe de chambre jusqu’à mi-reins, et, nonchalamment, passant la main derrière elle, se pencha pour la laisser plonger dans l’eau et en apprendre la température. Elle découvrait ainsi les plus belles épaules du monde et même un peu davantage. Bergace, saisissant les petits doigts qu’on lui tendait sans s’en douter, les baisa dévotement.

Mme Ernesti se retourna vivement, devint rouge comme une pivoine, se recroquevilla dans son vêtement :

— Monsieur ! dit-elle d’une voix étouffée par la colère.

IV

— Madame, se hâta de dire Bergace, avec beaucoup de calme, je conviens que mon procédé est familier, mais ayant commis l’imprudence de retirer mes habits, c’est encore ici que je suis le plus décemment pour vous recevoir.

— Mais, misérable, si mon mari…

— Je conviens, Madame, que si monsieur votre mari me trouvait dans votre bain, il pourrait concevoir des doutes, je dirai même des soupçons dont vous partageriez, avec moi, les ennuis. Aussi n’ai-je pas l’intention d’y demeurer, et si vous voulez bien me permettre d’en sortir pour causer un instant avec vous…

— Impertinent !… Ah ! mon Dieu !

La porte du dehors venait de s’ouvrir et de se refermer. Un pas d’homme craquait lourdement dans le vestibule.

— Mon mari ! mon mari ! Il vient ici.

Et la pauvre femme s’arrachait les cheveux comme une folle.

— Ne craignez rien, Madame.

Et, sautant de la baignoire comme un jeune phoque, le hardi militaire s’enfuit par la première porte ouverte. C’était celle de la chambre de Mme Ernesti. Le lit était encore grand ouvert, moite et parfumé. Il s’y blottit et ramassa sur lui la couverture, de façon à pouvoir cacher sa tête au premier bruit.

Il entendit un dialogue entre les deux époux.

Monsieur forçait Madame à se mettre dans son bain. Bergace se souvint avec plaisir qu’il avait caché ses effets derrière un rideau où il n’était pas aisé de les découvrir.

V

Monsieur s’éloigna. Alors Madame arriva exaspérée, toujours enveloppée dans sa majestueuse robe de chambre, la nuque emperlée d’eau ruisselante. En apercevant le capitaine dans sa couche, elle faillit étouffer d’indignation.

— Madame, lui dit gravement Bergace, je reconnais que cette dernière familiarité est on ne peut plus inconvenante. Mais…

— Je vais appeler mon mari.

— Mais, continua-t-il, Madame, pour répondre directement à votre pensée, si monsieur votre mari me trouvait dans votre lit, il ne se contenterait plus de concevoir des doutes, je dirai même des soupçons, et certainement il vous accuserait en même temps que moi. Au cas, Madame, où, comme je crois m’en apercevoir, ma démarche vous aurait légèrement froissée…

— Insolent !…

— Nous n’avons qu’une chose à faire. Retenez votre mari dans son cabinet, pendant que je m’habillerai à la hâte, pour sortir. Vous voyez que je ne suis pas un homme entêté, et cependant je suis très sérieusement amoureux, et jamais, peut-être, je ne retrouverai une occasion pareille…

— Hâtez-vous, de grâce, hâtez-vous, Monsieur, et partez !

En deux temps, et sans avoir vu personne, le capitaine était retourné dans son allée et avait été reprendre son pliant et son carton derrière le buisson.

VI

— Eh bien, Bergace ?

— Eh bien, j’ai gagné mon pari, Blanc-Piton.

— Ta parole.

— Ma parole : j’ai même mis mieux que le pied dans son lit.

— Voilà tes vingt louis. Alors ce pauvre monsieur Ernesti… ?

Bergace se leva, rouge et furieux.

— Blanc-Piton, fit-il, d’une voix sourde et rageuse, tu es mon plus vieux camarade, mais si tu oses jamais concevoir seulement le moindre doute sur la vertu de cette femme, je te tue comme un chien.

Et Bergace secouait sa chaise avec tant de colère qu’elle se brisa contre la table en la heurtant.

Blanc-Piton ahuri ne répondit rien.

La vérité est que Bergace était demeuré tellement affolé et éperdu de ce qu’il avait vu qu’il aimait Mme Ernesti à en mourir. Il fit mieux. Il l’épousa deux ans après, à la mort de son vieux mari.

Et c’est ainsi que mes histoires, même lorsqu’elles semblent légères au premier abord, se terminent toujours à la satisfaction de la vertu, seule fin de l’homme ici-bas, en général, et du chroniqueur parisien en particulier.