Contes grassouillets/08

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 99-112).

MARIAGE DE RAISON



I



C e n’était pas qu’elle fût belle. Son nez long et mince eût pu servir de gouvernail à un clipper ; ses petits yeux d’un gris sale donnaient envie d’y planter des tuyaux de pipe ; ses dents inégales et dépareillées imposaient à sa bouche l’aspect d’une chambre meublée en garni ; ses cheveux eussent dégoûté un mangeur d’étoupes ; rien de souple et rien de moelleux dans les contours de sa personne, et le plus adroit boucher, chez les anthropophages, n’eût pas trouvé, dans toute sa culotte, de quoi tailler un pot au feu pour indigents.

Ce n’était pas qu’elle fût bonne.

Une étroite éducation de province avait encore poli les sécheresses de son âme, si bien que celle-ci en était luisante comme un cuivre fraîchement passé au tripoli. Ni pitié, ni tendresse ne pouvaient pénétrer dans cette chose dure et proprette, soigneusement nickelée d’égoïsme par les procédés les plus nouveaux et parfaitement inoxydable à aucun sentiment généreux. Elle avait une façon délicate de refuser l’aumône aux pauvres qui faisait rougir ceux-ci de leur pauvreté. Avec tout ce que son être contenait de dévouement et de compassion, de fraternité et de sacrifice, on n’eût pas trouvé de quoi habiller d’hypocrisie le plus petit des Lilliputiens.

Mais elle jouait du piano, parlait deux langues vivantes, n’ignorait aucune des lois de la civilité puérile et honnête, ne riait jamais aux plaisanteries légères, avait horreur de tout ce qui n’était pas parfaitement comme il faut et possédait un père, le vénérable Pyge-Mathieu, notoirement engraissé par l’usure et, par suite, fort estimé de ses concitoyens. Au demeurant, un excellent parti.

II

Ce n’était pas qu’il fût joli.

Un front que n’habitait pas la rêverie aux ailes blanches, mais que peuplait un microcosme de petits boutons rouges qui lui donnaient l’air d’une plantation de petites tomates ; un nez sans noblesse et ne méritant certes pas le derrière d’Apollon pour étui ; un menton fuyant et qui avait l’air de se presser de sortir d’un ensemble aussi disgracieux ; un regard sans flamme où l’on enfonçait, sans se brûler à la moindre pensée ; rien de vigoureux et de nettement dessiné dans la masse flasque du corps, mais des musculatures indécises et flottantes autour d’un ventre où se concentraient toutes les solidités de l’individu en une rondeur menaçant d’éclater.

Ce n’était pas qu’il fût spirituel.

Il lisait les journaux de tout le monde et savourait avec délices les mots de la fin, sans s’être aperçu que ce sont les mêmes qui servent depuis vingt ans. Il croyait à l’équilibre européen, à la moralisation des masses, à l’omnipotence de l’expérimentalisme, à la critique théâtrale, et autres attrape-nigauds ayant cours dans la littérature. Il discutait les académiciens et les hommes politiques, estimait les vers coulants, la prose facile et les pièces bien faites. C’était, en un mot, un parfait imbécile, mais dont la bêtise était parfaitement accommodée aux choses de son temps. Il n’avait même pas l’originalité d’être bête comme les hommes d’une autre époque.

En revanche, il avait des façons excellentes, une tenue au-dessus de tous les éloges, une renommée de bonne conduite qui eût tenté Mme Putiphar, le dédain de toute facétie gauloise, le mépris de tout ce qui n’était pas du monde, l’amour de la bonne compagnie, plus une mère, Mme veuve Aurélie Bardane qui, après avoir rôti un corps tout entier de balais, finissait dans la dévotion, entourée de la vénération publique et propriétaire d’un joli magot, (ce n’est pas de son fils que je parle, mais de son avoir).

En résumé, un jeune homme accompli.

III

Ils le sentirent, lui, le vieil usurier, et elle, la vieille catin, le Pyge-Mathieu aux protêts et la Bardane aux jupes fripées. Comme les chiens, ils se flairèrent là où ça sentait mauvais, où était leur sac d’écus mal gagnés. Ils se flairèrent, et estimèrent qu’ils pouvaient frayer sans déshonorer leur marchandise. Monsieur proposa sa fille et Madame offrit son fils. — Et tope là ! Il n’y a que les canailles pour donner de vigoureuses poignées de main. Les jeunes gens se contemplèrent un moment comme deux dieux chinois sur une cheminée, puis reprirent leur indifférence de bon ton. — Et tope là aussi ! Pourquoi pas ? La jeune fille mit sa dextre longue et plate comme une semelle dans celle du jeune homme épaisse et arrondie comme un nid d’hirondelle. Ils se sourirent juste assez pour ne pas reculer d’horreur l’un devant l’autre. Rien ne fut oublié de ce qui, dans ces cas légitimes, remplace les coupables impatiences et les fureurs de l’amour inassouvi. La corbeille fut remplie de choses distinguées et utiles à un jeune ménage, de parures durables et de dentelles ayant leur prix. Dieu me damne, je crois que, la veille du grand jour, Thomas Bardane, le glorieux fiancé, osa offrir une rose à Hermance Pyge-Mathieu, la future épousée ! Mais celle-ci n’accepta que sur un regard de son père et avec une expression hautaine qui signifiait clairement : Pouah ! voilà de bien petites façons !

Il y eut beaucoup de monde à l’église et beaucoup de monde à la mairie. Il y eut même de vieilles dames qui pleurèrent et de vieux messieurs qui embrassèrent à tort et à travers, dans le tas, les amies d’Hermance. Ce fut une noce d’un goût irréprochable, où le plus léger mot ne fut dit des délices nocturnes qui attendaient les jeunes époux ; mais là, pas une allusion ! Le commandant Laripète lui-même rentra tout ce qui lui venait sous la moustache. Quand cette débauche de bon ton fut achevée, Hermance et Thomas furent dirigés vers une diligence dont le coupé avait été loué pour eux, huit jours auparavant, et dans laquelle ils devaient commencer le voyage traditionnel sans lequel il n’est pas de mariage sérieux.

Ils y prirent place cérémonieusement, chacun dans un coin, pendant que les vieilles dames essuyaient leurs yeux rouges et que les vieux messieurs se pourléchaient les babines, humant encore, en souvenir, la peau fraîche des tendrons.

IV

— Sacré nom ! maître Cordal, il faut pourtant me retrouver mon entonnoir. Je vous dis que je l’ai laissé sur l’impériale de votre voiture.

— Et moi, je vous dis, monsieur Cabat, que je l’ai vainement cherché depuis hier et que vous l’aurez perdu ailleurs.

— Un entonnoir que j’avais fait faire exprès pour mes coupages et qui m’avait coûté, s’il vous plaît, sept francs huit sous !

— Possible, mais j’ai tout remué sous la bâche sans pouvoir mettre la main dessus. Il aura glissé pendant le voyage.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu ! dit M. Cabat en jurant comme un grossier homme qu’il était et en frappant ses poings sur ses cuisses.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, mes petits malins bien-aimés, que maître Corbal était le conducteur de la diligence où venait de monter le jeune ménage Bardane, et que ce dialogue avait lieu précisément au moment du départ. Quant à M. Cabat, il est juste que je vous le présente. C’était un marchand de vin de l’endroit, et vous jugerez tout de suite de son ennui. L’entonnoir qu’il avait égaré la veille sur le véhicule était destiné, par lui, à augmenter la générosité de ses liquides par de rapides additions d’eau de pluie ; car il ne convient pas que le campêche meure sans baptême. Expressément commandé pour ce philanthropique usage, ce phénoménal entonnoir était épais de vingt millimètres et avait, à l’embouchure, soixante centimètres de diamètre, de sorte qu’il contenait facilement six litres, ce qui était une économie de temps pour le laborieux Cabat. Celui-ci avait pris pour devise : Labor improbus !

Maintenant, ce que vous n’avez certainement pas deviné, malgré l’acuité extraordinaire de votre imagination, c’est ce qu’était devenu cet objet précieux. À moi donc de vous le dire. Maître Corbal était juché sur le sommet de la diligence, assis, pour conduire, dans un siège bien bourré de paille fraîche, comme cela a lieu encore dans les pays où ces antiques voitures sont en honneur. Or, l’entonnoir de M. Cabat ayant été posé, par mégarde, sur ce fauteuil sommaire, au moment où le robuste cocher y prenait place, celui-ci, en s’asseyant, l’avait enfoncé dans la paille, où personne n’avait pensé à le chercher ; si bien que, depuis la veille, maître Corbal trônait, sans s’en douter, les deux fesses bien installées dans l’embouchure dudit entonnoir dont l’autre extrémité, la pointue, traversant, sous son poids, la paroi supérieure du véhicule, venait ouvrir son tout petit orifice dans le plafond même du coupé, au-dessus de la tête des jeunes époux.

V

— Hue là ! Hardi Cocotte !

Et le fouet cinglait l’air, effleurant seulement la croupe tendue des chevaux. Une belle nature, ce maître Corbal, et un joyeux compagnon. Il allait épouser, lui aussi, dans huit jours, une belle fille qu’il aimait. Aussi venait-il de manger gaiement un cassoulet de Castelnaudary en compagnie de son vieux camarade Labourasse. Le cassoulet, inconnu du Parisien, est un plat local où le haricot domine. Maître Corbal en avait englouti trois pleines assiettes en buvant de bons coups à la santé de sa maîtresse. Il commença par siffler très fort un joli air d’amour, mais bientôt ce procédé courtois de dégonflement ne suffisant plus à l’expansion extraordinaire des gaz dont l’emplissait la digestion tumultueuse de ce mets farineux, il commença d’en laisser fuir par l’autre bout, avec de petits vacarmes tout à fait réjouissants. Or, ledit gaz, s’engouffrant tout droit dans l’entonnoir où le derrière de l’automédon était inconsciemment logé, n’y demeurait pas un instant, mais, s’échappant par l’autre bout, celui qui donnait dans la voiture, allait, musique et parfums compris, réjouir en droite ligne le nez et les oreilles des jeunes mariés inclus dans le coupé, sans que ceux-ci pussent se douter d’ailleurs d’où il venait.

Aussi, chacun d’eux soupçonnant immédiatement l’autre d’un procédé inqualifiable en pareille occurrence, ils commencèrent de se regarder avec des yeux étonnés, puis furieux. Madame, toute rouge, porta avec colère son mouchoir sous ses narines, et Monsieur, blême d’indignation, ouvrit violemment la fenêtre de la portière, bien qu’il fît un froid de chien.

Mais je t’en moque. Le vertueux Corbal, qui avait le cassoulet foudroyant, leur en fichait pour leur argent. Et prout ! et prout ! Et aïe donc ! Hue là ! Hardi, Cocotte ! Une tempête dans une culotte ! Le mistral dans un entonnoir !

— V’li ! v’lan !

Hors d’elle-même (elle avait de la chance pour une fois), Hermance venait d’appliquer à Thomas une superbe paire de claques. Thomas, perdant patience, y répondait par un formidable coup de pied dans le ventre. Et prout ! et prout ! Maître Corbal, inspiré par le démon des combats, n’en canonnait que plus ferme le champ de bataille. Un relais vint à point. L’artilleur descendit de son affût. On retira du coupé Hermance et Thomas dans un état piteux. Ils n’allèrent pas plus loin. Un mois après, ils plaidaient en séparation. On rit beaucoup à l’audience de cette cause venteuse. Ce genre d’injures par fumigations n’avait pas été prévu par le code. On les débouta des fins de leur plainte. Ils sont condamnés à vivre ensemble, si cela plaît à un seul des deux.

VI

Et puis après ? Est-ce que ces deux faquins méritaient une autre nuit de noces que celle-là ? Ainsi en advienne à tous ceux qui se marient sans amour ! Je souhaite également que tous les marchands de vin qui baptisent leur marchandise soient punis comme M. Cabat ! À la bonne heure, le brave Corbal ! Il aimait vraiment sa future. Aussi Dieu le bénit et lui soulagea le ventre à souhait ! Et prout ! et prout ! Vive Dieu !

Et maintenant, lecteur bénévole, pardonne-moi la gauloiserie de ce conte. Voilà plusieurs fois que je te narre de mélancoliques et sentimentales

histoires, si bien que mes souliers
112
Mariage de raison.

sont tout mouillés des larmes que je verse en les composant. Ceci est pour les sécher d’un bon coup de soleil et te fendre la bouche d’un bel éclat de rire. Amen !