Contes grassouillets/10

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 129-139).

LA BOMBE



I



C ’est à trente lieues seulement de Paris qu’est située la très petite ville de Charançon, dans un paysage d’ailleurs délicieux ; mais, aucun embranchement de chemin de fer n’y venant aboutir, ses habitants y ont gardé des mœurs vraiment provinciales. Ce n’est pas un mal, après tout, qu’un voyageur hardi puisse encore quelquefois, sans s’aventurer dans les Pampas du Nouveau-Monde, échapper à la civilisation exaspérée dont Paris inonde aujourd’hui la France tout entière. Non, certes ce n’est pas un mal qu’un explorateur ingénieux puisse rencontrer, sans quitter la vieille Europe, des œufs pondus par de vraies poules, des canards ayant vécu dans de vraies mares, du vin fait avec du raisin, des fruits cueillis à des arbres authentiques, des produits naturels en un mot, et pour lesquels l’activité humaine n’ait pas eu la prétention de remplacer l’air et le soleil. Cet état précieux des éléments primordiaux d’une cuisine saine se paye évidemment par quelques privations. C’est en vain, par exemple, que vous réclameriez à Charançon quelqu’un de ces plats savants dont les gargotiers en renom nous empoisonnent si agréablement quelquefois. Pas de coulis onctueux ! Pas de sauces incendiaires ! Aucun des raffinements vénéneux mais exquis qui permettent à un simple morceau de saucisse de se faire payer six francs. Pour vous donner une idée de l’innocence gastronomique de ces braves Charançonnais, l’usage des glaces et des sorbets, entre l’entremets sucré de rigueur et le dessert nécessaire, leur était inconnu, il y a encore un mois.

II

Aussi l’oncle Gentil-Bodet, qui avait ouï parler de ces choses, avait-il juré, à qui voulait l’entendre, qu’on en mangerait au repas de noces de sa nièce Adolphine Bobinet, laquelle allait devenir la légitime épouse de M. Onésime Papillon, un des beaux partis de la localité. Ce Gentil-Bodet, qui était, avant tout, un vaniteux, aimait à « faire grand », comme on disait malproprement au temps de l’empire. Il se moquait pas mal, au fond, du bonheur de sa nièce Adolphine, mais il entendait qu’on parlât de sa libéralité, ayant dans le ventre quelque ambition politique rentrée. Et cependant Adolphine eût mérité que son dernier parent s’intéressât plus profondément et plus utilement à elle. C’était, en effet, une belle et bonne personne, franche de nature, pure comme un lys, avenante et candide, une âme angélique fort bien logée, ma foi ! Car ces vertus intérieures rayonnaient sur une fort agréable surface et elle les asseyait, à l’occasion, sur un derrière tout à fait appétissant. Quant à Onésime Papillon, son fiancé, il était un peu naïf, assez prétentieux, tout à fait ignorant, au demeurant le meilleur fils du monde, prodigieusement honnête et chimiquement bien composé pour faire un excellent mari.

Trois jours avant le grand, malgré toutes les représentations qu’on lui pût faire et au lieu de veiller de plus près que jamais sur le trésor dont il était dépositaire, cet animal de Gentil-Bodet monta dans la patache et partit pour Paris. Heureusement qu’ainsi que je l’ai dit, Adolphine était un miracle de sagesse et Onésime un arsenal de probité. L’oncle les retrouva donc comme il les avait laissés quand trois heures à peine avant le rendez-vous à la mairie, il revint de la grande ville, apportant une caisse de forme bizarre, enveloppée de couvertures mouillées et qu’il fit descendre immédiatement à la cave avec toutes sortes de soins mystérieux.

III

M. le maire avait souhaité aux jeunes époux une postérité qui les rendît à jamais célèbres. M. le curé leur avait cité l’exemple du patriarche Jacob. Le cousin Mathieu achevait une chanson de circonstance et tout à fait salée. On voit que les encouragements ne leur faisaient pas défaut, et d’ailleurs ils étaient inutiles. Le repas tirait à sa fin, arrosé de vins généreux et égayé de propos galants. L’entremets sucré de rigueur, sous la forme de beignets de pommes, achevait de s’égrener dans les assiettes comme un lourd chapelet, et le dessert nécessaire venait de se manifester sous les espèces d’un de ces magnifiques croque-en bouche, modelés en caramels, crépis en amandes, constellés de croissants d’orange qui demeurent un des plus beaux souvenirs culinaires de mon enfance et dont mon ami de Villiers parle encore avec attendrissement. À ce moment, moment psychologique s’il en fut jamais, l’oncle Gentil-Bodet fit un signe, un grand recueillement descendit sur les convives, et le secret du voyage à Paris fut révélé à tous par l’apparition d’un cône mi-rose-tendre, mi-jaune-clair, luisant au sommet, fondant à la base :

Conticuere omnes intentique ora tenebant,


comme dit le poète latin. Ce cône était une bombe framboise et vanille, une bombe glacée, une bombe de chez Imoda que, par mille procédés ingénieux, M. Gentil-Bodet était parvenu à rapporter intacte dans sa savoureuse et polaire intégrité.

Un murmure d’admiration la salua ; puis un souffle d’incrédulité passa sur les fronts. Il fallut que M. Gentil-Bodet y goûtât le premier devant tout le monde. Après seulement, les assiettes se tendirent, les dents claquèrent aux premières bouchées et les dames poussèrent de petits cris. Mlle Adolphine, très émue par l’approche du tête-à-tête conjugal, s’en laissa offrir successivement six ou sept tranches qu’elle dégusta machinalement. Cette débauche n’échappa pas aux regards amoureux d’Onésime Papillon, qui se dit, avec angoisse, que sa jeune femme serait certainement incommodée avec tant de frimas dans le ventre. Le cousin Mathieu, lui, riait comme un fou et roulait, dans son étroit cerveau, mille pensées inconvenantes dont je vous fais grâce.

IV

Il riait bien un peu jaune, le cousin Mathieu, car il aurait bien voulu épouser la belle Adolphine. Mais celle-ci n’avait pas voulu de lui, et elle avait eu raison. Ce Mathieu était un fumiste sans délicatesse, un grossier farceur dont les plaisanteries sans finesse sentaient leur commis-voyageur d’une lieue. Ainsi, ce soir-là, voulez-vous savoir pourquoi il riait encore ? Parce qu’il avait pu pénétrer, sans être vu, dans la chambre nuptiale et en avait profité pour fourrer le soufflet de la cheminée dans le lit des deux époux ! En voilà-t-il pas du bel esprit ! Je te conseille de faire le malin, grosse bête ! Coquecigrue, va !

Le nouveau mets fut trouvé exquis et l’oncle Gentil-Bodet solennellement remercié pour le mal qu’il avait pris. Il accepta, avec une solennité douce, ces actions de grâce et insinua très heureusement aux invités que, si jamais il était nommé député, tout le monde, dans l’arrondissement, mangerait des bombes à tous ses repas. Il promit, en même temps, à ses auditeurs le dégrèvement de l’impôt foncier et la réforme de la magistrature. Le lendemain il avait déjà des électeurs plein Charançon. Mais n’anticipons pas sur le cours des événements et surtout ne faisons pas à la politique l’honneur de la mêler aux choses de l’amour. Pouah ! rentrez votre museau, Mademoiselle ! Le divin Eros ne veut pas de votre compagnie.

V

C’est avec respect, moi qui ne suis pas un cousin Mathieu, que je pénètre, une heure après environ, dans la chambre aux clartés mystérieuses et discrètes où reposent ensemble, en vertu d’un hymen authentique, Adolphine Bobinet et Onésime Papillon. Si donc vous attendez de ma plume quelque inconvenante description de leur bonheur, vous en serez pour vos frais, cochonnets que vous êtes. Ce que j’y vois d’ailleurs, aux tremblantes lueurs de la veilleuse, se peut narrer sans offenser les manes elles-mêmes de Berquin. Dans le grand lit blanc l’épousée dort seule, et le bruit rythmique de son souffle paisible semble doublé par un écho qui le renforce en le répétant. Dans un large fauteuil et emmitouflé jusqu’au cou dans des robes de chambre et d’épaisses flanelles, le nouveau mari grelotte et maugrée.

Quoi ! une querelle déjà entre ces deux tourtereaux ?… Vous n’y êtes pas, mes amis, mais écoutez les suites terribles de la sotte farce du cousin Mathieu. Comme il convient en pareil cas, Adolphine s’était mise dans le lit la première et avec une décence à laquelle je veux rendre un public hommage. Elle était d’ailleurs si émue qu’elle ne vit pas le soufflet qui y était enfoui et le poussa dans la ruelle, sans y faire attention, en se couchant. Le maudit instrument s’y orienta si malencontreusement que l’extrémité qui a coutume de stimuler le feu se dirigea dans le sens où Onésime allait prendre place sur le devant de leur commune couche, si bien que, lorsqu’il s’y fut glissé à son tour avec toutes sortes de précautions délicates, chacune des respirations de sa bien-aimée, pesant sur le ventre du soufflet, lui envoyait par le milieu du corps une belle bouffée de vent froid qui s’engouffrait sous la chemise. Il pensa d’abord qu’elle était incommodée et que c’était sa pudeur aux abois qui s’exhalait ainsi, mais la fraîcheur inusitée de ce gaz le troublait dans cette hypothèse. D’ordinaire il emporte avec lui la tiédeur odorante du corps. Cependant la chose devenait intolérable ; la Sibérie tout entière semblait déchaînée contre lui ; il sentait le rhume lui monter à la gorge. Alors, alors seulement il se prit à penser à la bombe glacée et se disant que c’était elle qui avait ainsi gelé la digestion de sa femme, il se leva sans la réveiller, et s’assit mélancolique, comme je l’ai dit plus haut, maudissant les dieux et le présent de l’oncle Gentil-Bodet.

Ici se termine ce conte grassouillet pour lequel, une fois de plus, je fais mes excuses au lecteur.