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Contes grassouillets/11

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 143-152).

MIGNONNE


I



S eize ans depuis la Chandeleur, une chevelure blonde et révoltée, de grands yeux bleus chercheurs, un col et des épaules où se modelaient déjà les formes tentantes de la femme, un teint que, malgré son hâle, la bise fouettait de rose tendre, des mains incultes mais d’un adorable dessin, de jolis pieds dont la nudité révélait l’aristocratique cambrure… et des dents, j’allais oublier des dents dont la blancheur coulait sous les lèvres comme celle d’un ruisseau de lait, des dents qui mordaient le cœur et les sens à chaque sourire. Innocente avec cela et pauvre ! Sa grand’mère et elle logeaient dans une façon de masure dont le toit jadis de chaume était chauve à fort peu près, dont les murailles autrefois de brique s’effritaient en une sale poussière rouge que traînaient les ondées comme des bavures de limaces. Les pieds boueux de cette maisonnette posaient sur un tapis de broussailles déchiquetées. Le dedans valait le dehors, et la sordide indigence y avait accroché, çà et là, à des clous branlants, ses déplorables haillons. Rarement un petit feu de bois vert et fumant égayait l’âtre engorgé de cendre, et la huche, qui n’avait plus qu’un volet, bâillait d’ennui sur un seul pot ébréché, comme la bouche d’une vieille qui s’ouvre, mélancolique, sur une seule dent. Jamais fleur n’avait resplendi dans une plus misérable caisse ; jamais oiseau n’avait chanté dans une si triste cage ; jamais étoile ne s’était levée dans un ciel aussi ténébreux. La grand’mère radotait comme une perruche. Pas de voisins compatissants. En voilà une vie pour une jeune personne de cette belle humeur et de cette radieuse beauté ! Ah ! Mignonne ! Mignonne ! quelle revanche vous devait le destin !

II

Ce fut l’avis de notre ami Laripète. Vous ai-je dit que cette affectueuse ganache avait acheté des biens sur le territoire de la Hannetonnière, un château historique bâti par le célèbre Cucu, un parc où Louis XV était venu chasser avec la Dubarry, des champs où le soleil éveillait les alouettes, des étangs où les carpes glissaient, grises ou dorées, parmi les roseaux ? C’est la commandante qui avait eu cette idée pour jouer à la châtelaine, après avoir joué à tant d’autres jeux. J’ai conté déjà combien elle avait la vertu déplaisante après avoir eu l’infidélité si aimable. Son pauvre époux s’ingéniait de mille façons à dérider son implacable caractère et il n’était attention délicate dont il n’essayât de la fléchir. C’est ainsi qu’il avait fait revivre, pour elle, la plupart des coutumes féodales dont étaient publiquement glorifiées les nobles dames d’antan. Jamais vassaux n’avaient plus humblement baisé une main seigneuriale que les siens. Fort heureusement, ma foi, le hameau de la Hannetonnière était encore habité par de fort sages paysans qui méprisaient profondément l’égalité citoyenne, pourvu qu’on payât cher leurs services. Ces indifférents aux droits de l’homme exploitaient ferme le bon Laripète, mais ils ne lui marchandaient pas le respect auquel sa bêtise et la vanité de sa femme avaient droit. Tout était ainsi pour le mieux dans le seul monde possible. L’ex-commandant, qui était devenu, sur le retour, un bonhomme fort débauché, espérait bien tirer de cette soumission dégradante quelques menus avantages pour sa tardive immoralité.

III

Or, Mignonne et sa grand’mère gîtaient sur la frontière de son domaine et la beauté de la petite lui avait fait tourner tout ce qui lui restait de la tête qui ne fût pas absolument en corne, c’est-à-dire peu de chose vraiment. Hypocritement il avait essayé de l’aumône, mais sa fausse charité avait été reçue par une véritable fierté. Une pudeur dont il faut vraiment lui savoir gré l’avait empêché de s’en remettre du succès à ses avantages personnels. Ne comptant que sur la diplomatie, il avait voulu persuader la commandante de prendre cette enfant à son service. — Je n’aime pas la vermine ! avait répondu celle-ci toujours gracieuse dans ses moindres mots. Cependant Laripète n’avait pas renoncé à son idée et se disait, à part son gros ventre qui était devenu toute sa personne : — Si ma femme la pouvait voir bien attifée, elle reviendrait sur sa fâcheuse impression !

Justement arrivait la fête du pays.

IV

Dans un vieux grimoire écrit tout entier, sans une ombre d’orthographe, de la main de l’illustre Cucu, premier suzerain de la Hannetonnière, Laripète avait découvert le cérémonial fort ancien auquel cette solennité donnait lieu jadis. L’usage était que, devant les vassaux assemblés, la plus belle fille de chaque chaumière apportât un gâteau ou un pain qu’elle-même avait pétri et le remît à la châtelaine, en fléchissant le genou devant elle et en lui adressant un compliment. Le maire du hameau était un bourrelier sans littérature et notre ex-commandant n’eut pas grand’peine à le convaincre que c’était un récent décret de M. le président de la République qui avait institué cela. Moyennant quoi le tambour fut requis d’avoir à instruire les habitants, dans un rayon de quatre kilomètres, qu’ils eussent à se conformer à cette démocratique disposition. Le pompier — il n’y en avait qu’un et encore n’avait-il pas de pompe — fut chargé d’assurer l’exécution de cette mesure égalitaire. Celui-ci faillit ne pas pouvoir s’acquitter de cette tâche glorieuse ; car, en se mettant en route pour l’accomplir, il serra sa pipe mal éteinte dans sa poche, incendia sa culotte et serait mort infailliblement dans les flammes si quelques-uns de ses concitoyens ne l’eussent amicalement jeté dans un étang. Mais ce ne fut qu’un incident sans conséquence et qui n’entrava en rien l’accomplissement du projet que Laripète avait conçu.

V

Madame la commandante est debout sur le perron dans une toilette dont les couleurs voyantes épouvanteraient un kakatoès. À sa droite, le pompier qui se tient de son mieux sur ses jambes roussies, a tiré le sabre de ses pères, un vrai sabre de Mamelouck, courbé et rouillé. À sa gauche, le tambour bat aux champs. Derrière elle, le bon Laripète papillonne, anxieux et prévenant. Elles viennent, une à une, les fillettes du pays, s’incliner devant ces débris, déposer leur offrande et réciter la baliverne laborieusement apprise. Madame la commandante est sensiblement flattée de ces hommages. Elle sourit presque et hume, en même temps que le parfum des gâteaux, l’encens de toutes ces servilités. Laripète est ravi de la voir si bien disposée.

Enfin et presque la dernière, Mignonne arrive, débarbouillée, peignée, presque habillée dans sa robe d’indienne neuve, délicieuse à voir et tenant à la main son pauvre pain, un pain tout petit, ma foi, mais bien doré et d’un succulent aspect, un pain comme elle n’en mangeait pas tous les jours !

Anges du paradis, habitants de l’aérien séjour, hôtes des célestes vapeurs dont notre planète est enveloppée, inclinez ma plume sous le vent de vos ailes et venez à mon secours. Car ce qu’il me faut écrire est difficile, en vérité. Vous qui fréquentez le trône du Très-Haut, vous savez bien cependant ce que l’émotion peut tirer de natures timides et idéales. Celle de la pauvre Mignonne fut si forte, en fléchissant le genou devant l’imposante châtelaine, que le trop-plein de son trouble s’exhala en un bruit sec et retentissant auquel répondit un énorme étouffement de rires.

Mais la pauvrette, seule, n’avait rien entendu et, inconsciente de l’accident, répétait son compliment à la commandante littéralement estomachée.

— Madame, lui disait-elle, si nous avions eu plus de farine à la maison, je l’aurais fait plus gros.

— Assez, Mademoiselle !…

Et la commandante, rouge d’indignation comme une pivoine, faisait signe au tambour de se taire, au pompier de disperser la foule, puis rentrait dans le château, du pas majestueux d’une reine offensée. Laripète, lui, voyant s’écrouler son rêve, demeurait ahuri sur place. Le lendemain, il dut signifier lui-même aux deux femmes, la grand’mère et l’enfant, d’avoir à quitter le pays. Elles sont venues à Paris, je ne sais comment. Mais ce que je sais bien, c’est que Mignonne est aujourd’hui une redoutable fille de vingt ans, implacablement belle, férocement avide, et que je ne vous souhaite pas de rencontrer sur votre chemin.