Contes grassouillets/13

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 167-178).

FIANÇAILLES


I



C eux qui ne parlent que par ouï-dire risquent souvent d’ébruiter des sottises et il ne faut jamais juger les choses, non plus que les hommes, sur leur renommée. Ainsi, je me suis représenté longtemps, comme bien des gens d’ailleurs, notre département des Landes sous la figure d’un désert de sable sur lequel de rares paysans couraient, montés, comme des faucheux, sur de grandes pattes. Cela est vrai, en effet, d’une partie de son territoire, mais d’une partie seulement. Le reste, celle qui descend vers Bayonne, à travers les pays d’Albret et de Gabarda, est, au contraire, particulièrement riante, et je ne sais rien de plus beau sur notre terre de France. Le hasard, qui fut toujours l’unique guide de mes voyages, m’amena, il y a quelques années de cela, dans une petite ville, nommée Tartas, laquelle est, s’il m’en souvient de l’arrondissement de Dax, et j’en ai gardé le souvenir d’un des plus admirables paysages qu’il m’ait été donné de voir, paysage animé d’ailleurs par une race d’une beauté singulière. Là, je passai quinze jours dans une maison dont un alcade se fût contenté, à Fontarabie même, vieille, gothique, pleine de caractère, en bois sculpté et ornée de meubles séculaires. Le balcon de ma chambre donnait sur l’Adour, et, chaque soir, je voyais de jolies filles descendre vers la rivière, dépouiller un à un leurs vêtements sur le bord, puis, comme autrefois Nausicaa et ses compagnes, se livrer dans l’eau à mille jeux nautiques accompagnés de chansons joyeuses. Mais je me gardai bien de me montrer comme Ulysse, bien que je ne fusse pas nu moi-même. Cette vision m’est restée comme un coin de tableau charmant pris dans la vie antique. Tout est primitif, en effet, ou l’était en ce temps-là, — car je ne réponds de rien aujourd’hui, — dans les coutumes de ces Français lointains dont les veines roulent un sang que n’ont pas mouillé les exubérances gauloises, et dont les gaietés mêmes sont toujours empreintes d’un symbolisme tout païen. C’est à Tartas aussi que mon hôte m’a conté l’aventure suivante qui vaut plus par son caractère naïf que par l’intérêt de ses péripéties.

II

C’était encore un usage en vigueur, il y a moins de cent ans, à plus de vingt lieues à la ronde, que le cadeau des fiançailles consistât uniquement, de la part de l’épouseur, en un nécessaire contenant les menus objets utiles aux travaux de la couture et ayant la forme d’un étui comme ceux où s’enferment les aiguilles, mais beaucoup plus gros s’entend. Le choix de ce présent avait d’ailleurs une importance capitale, car il devait être le juste emblème des félicités qui attendaient la femme dans le ménage, sa richesse et surtout sa taille étant proportionnées aux moyens de celui qui l’offrait. Or, celui-ci ne devait pas tromper sa future en lui promettant plus qu’il ne pourrait tenir, comme le font les jeunes gens indélicats qui abusent les demoiselles sur l’état de leur fortune par l’offrande d’une corbeille digne d’un Rothschild, et pour laquelle ils ont fait des dettes ou dépensé ridiculement tout leur avoir. C’était à la jeune fille de juger, en considérant l’importance du cadeau, si le luxe de l’existence qui lui était annoncée était ou non de son goût, et si son fiancé avait, ou non, de quoi la rendre heureuse. Huit jours lui étaient donnés pour ce genre de méditation, au bout desquels un repas était donné par les deux familles, repas dans lequel la réponse officielle à la demande en mariage devait être faite par celle-là même qui était le plus intéressée à l’événement. Or, vous vous doutez bien que ce n’était pas un discours comme il s’en fait aux Chambres que la pauvre enfant était obligée de donner ou de refuser ce difficile consentement. L’épreuve eût été vraiment trop dure. Une pantomime bien simple la dispensait de parler. Tirait-elle l’étui de sa poche et le posait-elle sur son assiette ? cela voulait dire oui. Mais, au contraire, en extrayait-elle une poignée de noix et la mettait-elle devant elle ? cela équivalait à un non officiel. Seulement, gare au futur qui s’attirait cette démonstration, en apparence innocente. Une nuée de quolibets, d’un goût douteux, l’accueillait et le poursuivait jusque chez lui.

III

Jeanne et Justin s’aimaient. C’était leur droit et je vous plains si vous n’usez du vôtre. Jeanne avait l’admirable type des Landaises du Sud-Ouest, lesquelles tiennent à la fois de Rome et de Séville, Latines par la régularité des traits, Espagnoles par l’éclat mat et les beaux tons d’ambre de la peau, de taille moyenne, mais d’un dessin pareil à celui des plus superbes bronzes antiques, d’une allure si fière qu’elles font penser à l’incessu patuit Dea du poète. Leurs cheveux sont bleus à force d’être noirs ; leurs yeux constellés comme des nuits d’août ; leurs pieds et leurs mains sont un poème en quatre chants où sont célébrées la beauté de la race et la pureté du sang. Justin était le digne mâle de cette délicieuse femelle, un beau gars, bien planté, bien musclé, léger comme un chamois et fort comme un bœuf, habile à tous les jeux où se démontrent la vigueur et l’adresse. Son seul défaut était une certaine fatuité et un goût prononcé pour la vantardise. Il avait eu beaucoup de maîtresses et avait encore le grand tort d’en être fier. Car je sais bien des imbéciles qui n’en ont pas eu moins que lui. Jeanne savait son passé galant, mais elle n’en était que plus glorieuse de s’attacher, par les nœuds indissolubles du mariage, un homme qui ferait tant de jalouses en l’épousant ! Vous voyez qu’elle était, au fond, presque aussi bête que lui. Mais joindre à la beauté de Vénus ou à celle de Mars, suivant le sexe et le cas, le bon sens de Minerve ou de Sarcey n’est donné qu’à fort peu de gens. Et c’est Dieu merci ! car des êtres parfaits seraient, avant tout, parfaitement insupportables. C’est ce qui m’empêche de me montrer tel que je suis et me contraint à mille fraudes indignes d’un galant homme, pour dissimuler à mes semblables l’excès de mes beautés et de mes vertus. Ce que j’ai pris de peine pour déformer mon nez grec et en faire l’anse de poêlon que vous voyez est prodigieux. Mais il s’agit bien de moi dans cette histoire ! Revenons donc à nos amoureux.

IV

Tout semblait donc devoir aller comme sur des roulettes (ce dicton populaire ne me fait pas horreur). Justin n’avait plus qu’à acheter son légendaire cadeau et à l’offrir à sa fiancée. Tout le monde, connaissant son caractère vaniteux, pensait bien qu’il irait, dans son choix, plutôt au delà qu’en deçà de ce qui serait juste et ferait, comme on dit, les choses mieux qu’il ne faut. Et, de fait, il s’en fut acquérir son étui de mariage dans la boutique la mieux achalandée du pays. Mais ce n’était pas pour cela qu’il y allait, c’était bien plutôt parce que le marchand avait épousé une ancienne à lui, une ancienne qui l’aimait encore et qui enragerait diablement d’être obligée de lui fournir de quoi séduire définitivement sa fiancée. Allons ! maître Justin, vous étiez encore plus sot que je ne l’ai dit.

La pauvre ancienne fut d’une colère épouvantable, mais elle n’en fit rien voir et dissimula sa fureur sous un gracieux sourire. Quant à l’infortuné marchand qui ne savait rien, il fit les honneurs de ses rayons avec une bonne grâce empressée et tout à fait ridicule. Justin choisit ce qu’il y avait de plus beau, un vrai petit obélisque. Or, comme elle s’apprêtait à l’envelopper dans de riches papiers et à le lier de faveurs de soie ; car la coquetterie avec laquelle ce petit cadeau était présenté ajoutait beaucoup à sa valeur.

— Monsieur Justin, dit l’ancienne à voix basse, en se penchant vers son ingrat ami, voyez donc la belle fille qui vous regarde.

Et elle lui montrait la direction de la fenêtre.

Comme elle connaissait son Justin ! Celui-ci s’en fut tout droit coller son museau à la vitre et s’écarquilla les yeux pour chercher la mystérieuse admiratrice de ses charmes qui lui avait été signalée. Quand il revint, après cinq minutes de pose inutile, le petit paquet était fait et joli à voir comme une bonbonnière, traversé de petits rubans roses et bleus noués le plus galamment du monde. L’ancienne le lui mit dans les mains avec une gentillesse exquise, mais s’il avait pu voir le regard qu’elle lui lança quand il eut tourné le dos, il ne s’en serait pas allé aussi tranquille chez lui.

V

L’étui avait été offert à qui de droit. Durant la semaine qui précéda le repas familial et traditionnel, Jeanne fut d’une humeur au-dessous des plus désagréables, silencieuse comme une tanche et irascible comme un roquet. Mais on ne s’en effraya pas et Justin moins que tout autre. N’était-il pas tout naturel que la pudeur aux abois d’une jeune fille bien élevée eût son heure de révolte ? Ne devait-elle point jouer ce rôle de malcontente pour mieux dissimuler sa joie intérieure ? Plus elle était bougon et plus mon Justin se disait : Comme elle dissimule son bonheur ! N’eût-il pas été indécent et déplacé qu’elle sautât par-dessus les tables comme une petite folle !

Décidément, Justin, tu me dégoûtes à force de sottise.

Le grand jour vint, le jour des agapes, et Jeanne semblait plus exaspérée encore dans son mécontentement. Elle ne desserra pas les dents, tout le long du dîner, même pour manger des ortolans ; car j’oubliais ce savoureux oiseau parmi les beautés des Landes. Le moment du dessert arriva, le moment décisif, et Justin exultait d’avance, croyant à une fonte subite de cette glace. Enfin Jeanne fouilla nerveusement dans sa poche et, en tirant autant de noix qu’en pouvait contenir sa petite main, les jeta sur son assiette, se leva et sortit en sanglotant.

Quelle surprise, mes enfants ! Justin demeura bouche béante sur une dernière bouchée d’ortolan, tandis que les quolibets et les méchants mots pleuvaient d’autant plus dru sur lui qu’il avait fait le faraud davantage. L’imbécile ! Il ne devina pas tout de suite que, pendant qu’il regardait bêtement par la fenêtre, l’ancienne avait changé l’étui choisi par lui et y avait substitué le plus piteux de son assortiment !

Le mal était irréparable, l’injure ayant été publique. Mais le pire de l’affaire, c’est que la chose s’ébruita et que Justin, le beau Justin, se vit soudain délaissé de toutes les belles et n’eut pas même la ressource d’oublier auprès de nouvelles maîtresses la charmante femme qu’il avait perdue.

Voilà qui prouve que la vanité est souvent cruellement punie.