Contes grassouillets/14

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 181-191).

LE CORMORAN


I



C ’était dans l’atelier d’un des plus beaux peintres de ce temps-ci, — si je vous disais : du plus beau, nous cesserions immédiatement d’être d’accord. — On racontait des bêtises après boire en fumant des cigarettes, ce qui m’a toujours paru la meilleure occupation du temps qui soit au monde ; des bêtises sur l’Amour, bien entendu, car ce sera toujours lui qui fera faire les plus grosses, tant que le mensonge du sourire courra sur les lèvres de pourpre des femmes, c’est-à-dire, je l’espère bien, jusqu’à la consommation des siècles. Vous savez tous l’histoire du carabinier à confesse. « Je m’accuse, mon père, venait-il de dire, d’avoir manqué au saint devoir de chasteté. — Combien de fois, mon fils ? poursuivit le prêtre. — Monsieur le curé, répliqua le militaire avec une dignité blessée, je suis ici pour m’humilier et non pour me vanter. » Les causeurs dont je parle n’avaient pas la pudeur exquise du carabinier. Ils se vantaient à tire-larigot, franchement, impudemment. Ils en étaient au chapitre des menues hontes auxquelles sont condamnés ceux qui trompent des maris ou des amants, hontes glorieuses pour les fats. Celui-ci avouait avec fierté qu’il avait dû se cacher dans une horloge et imiter avec la bouche le bruit du ressort qu’il venait de casser ; celui-là, qu’il avait été contraint de se blottir sous le lit pour aboyer, afin de faire croire à la présence du chien familier ; un autre qu’il avait passé tout une nuit d’hiver sur un balcon ; un autre encore, qu’il s’était réfugié sous une douche dont le ressort avait joué, le calmant par une soudaine inondation.

— Il m’est arrivé pis que cela, dit le Méridional Cadédis.

— Nous nous y attendions, répondit le chœur qui connaît sa verve gasconne.

— Jugez-en plutôt.

Et il commença comme il suit :

II

Je n’ai pas toujours eu le bedon qui vous fait rire quand je parle de mes aventures d’amour. J’ai été svelte plus qu’aucun de vous, ce qui, joint à ma taille médiocrement élevée mais adorablement prise, faisait de moi un fort agréable joujou pour les dames légères. Ce qu’il a passé de doigts frais et blancs aux ongles roses dans l’ébène aujourd’hui traversé de fils d’argent de ma chevelure, n’est comparable qu’au nombre des étoiles. J’ai été littéralement grignoté de caresses. Mais de toutes les belles qui dévorèrent ainsi les roses vivantes de ma bouche et de mes joues, ce fut certainement Héloïse qui témoigna le plus d’appétit. Je ne sais encore comment j’ai pu sauver quelque chose de ma fatale beauté, des emportements de son amour. Oui, mes enfants, Héloïse de Saint-Pétulant m’adora et me le prouva d’une façon farouche. C’était une superbe personne qui avait une demi-tête de plus que moi, des chairs à la Rubens, une crinière fauve comme celle des lions, et des hanches d’un rebondi impertinent. Comment était-elle de Saint-Pétulant ? De par sa propre volonté et non en vertu des stupides hasards de la naissance. Comment était-elle madame ? Parce que cela lui plaisait, tout simplement, et non par suite des ridicules privilèges du mariage. Elle était demoiselle avec frénésie, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un amant. C’est celui-ci que je trompais avec délices ! Mais je le faisais avec une réserve commandée par la fortune de ce protecteur odieux, mais nécessaire. Moi, je prends bien plus de précautions avec une femme entretenue qu’avec une légitime épouse. En effet, si je me fais pincer avec la première, je lui fais perdre à jamais sa position, tandis qu’à l’autre il reste son mari, dont la protection lui est rivée par les chaînes inflexibles de la loi.

— Vous êtes immoral, Cadédis ! interrompit le chœur.

— Je parle de longtemps, riposta notre ami, et je poursuis :

III

C’était par une belle matinée d’hiver, mais la chambre était si chaude que, ma foi, j’étais dans le costume qui consiste à n’en avoir aucun ; ma bonne amie était vêtue, elle, d’une chemise dont les transparences savantes enveloppaient à peine d’une buée de batiste ses robustes appâts. On sonna à l’improviste.

— C’est mylord ! vint dire, tout essoufflée et tremblante, la bonne d’Héloïse.

Le protecteur odieux, mais nécessaire, était un riche Anglais, répondant au nom de lord Doublebeett. Madame de Saint-Pétulant faillit mourir de terreur à cette nouvelle.

— Cache-toi là, me dit-elle.

Et elle m’engloutit sous un édredon qui me dissimula tout entier, tant j’étais à la fois mince et souple dans ce temps-là. J’étais d’ailleurs, moi-même, je l’avoue, dans une terrible inquiétude sur les intentions qui amenaient à pareille heure ce malencontreux insulaire. Si peu de dignité qui vous reste, la perspective de servir à chauffer les pieds d’un rival heureux n’est pas pour plaire à un homme de cœur. Je me révoltais positivement à cette idée et concevais mille plans absurdes. Je fus rassuré cependant en voyant que le milord n’entrait pas seul. Son gendre, le capitaine Mounisch, l’accompagnait, un gendre qui arrivait seulement à Paris et à qui il faisait les honneurs de la capitale, en commençant délicatement par sa propre maîtresse. Je compris bientôt que ces deux gentlemen se proposaient simplement de déjeuner avec Héloïse, mais ma joie fut de courte durée quand j’entendis lord Doublebeett dire avec un détestable accent :

— Nous vouloir luncher dans votre chambre, mylady, pour avoir plus chaud à la personne de nô.

Héloïse fit une résistance héroïque, mais inutile au caprice de ce frileux imbécile. Cet animal de capitaine Mounisch appuya l’opinion de son beau-père. Impossible de les éloigner même un instant. Le couvert fut apporté et je ne pus plus me dissimuler que j’en avais pour trois ou quatre heures à demeurer sous cette montagne de plumes qui m’étouffait traîtreusement.

IV

La sueur me baignait des pieds à la tête et, mes forces s’épuisant, je m’endormis d’un sommeil abominable, lourd et traversé de cauchemars on ne peut plus pénibles et embêtants. Ne rêvais-je pas que j’étais dans un œuf couvé par une énorme poule ? Ce rêve avait l’intensité d’une véritable hallucination. J’avais une envie folle de briser la coquille où j’étais enfermé, mais je me consumais en inutiles efforts. Ah ! le métier de poulet est plus dur que vous ne le croyez. J’avais soif de liberté et de soleil et ma mère s’obstinait à m’accabler de l’insupportable chaleur de son croupion, lequel, de vous à moi, ne sentait pas la rose. S’il y a une métempsycose, je ne veux pas de cette carrière qui commence par l’asphyxie et se termine par la broche. Combien de temps durèrent cette vision maladive et mon état de catalepsie ? Je ne pus m’en rendre compte, mais il faisait presque nuit quand j’en sortis en m’étirant brusquement les membres dans le plus douloureux des réveils. Je n’entendais plus de bruit que dans la pièce à côté. Ayant conscience de l’ancien danger, je ne quittai ma retraite qu’avec des précautions infinies, d’autant que, l’édredon s’étant crevé dans les crispations de mon sommeil léthargique, j’étais pris de tous les côtés dans son étoffe déchirée. Mais ce qu’il y avait de pis, c’est que son délicat duvet, répandu de toutes parts, s’était collé à mon corps humide, mais collé de telle façon, que j’étais littéralement couvert de petites plumes blanches inexorablement adhérentes et qui semblaient continuer mon cauchemar en faisant de moi un immense oiseau.

Je descendis du lit sans bruit dans ce déplorable état.

Crac ! La porte s’ouvrit brusquement. Je n’eus que le temps de monter sur un tabouret et de m’y tenir immobile.

Lord Doublebeett et le capitaine Mounisch, qu’Héloïse était parvenue à entraîner dans le salon pour y prendre le café et me laisser le temps de m’enfuir, rentraient dans la chambre pour y reprendre leurs cannes, oubliées au coin de la cheminée. Heureusement que Mme de Saint-Pétulant n’apporta pas la lumière et les laissa dans la demi-obscurité du jour tombant ! Lord Doublebeett, qui était myope à l’ordinaire et de plus pochard, vint ce jour-là droit à moi et, me regardant avec son monocle :

— Voyez donc, my dear Mounisch, fit-il à son gendre, le beau cormoran empaillé de mylady !

Et il m’envoya un petit coup de stick sur le dos qui me fit horriblement mal.

— Venez donc, mylord ! goûter mon curaçao.

Et Héloïse les rappela enfin après ce dernier outrage, me laissant libre, mais profondément humilié et plus emplumé encore.

V

Huit jours après, je dînais avec ma bonne amie et nous riions encore de cette aventure.

On apporta un immense paquet, un colossal mannequin enfermé dans des papiers raides et reliés de ficelles.

On déballa ce mystérieux envoi et on découvrit un énorme cormoran, un vrai, celui-là, empaillé pour de bon et que le capitaine Mounisch envoyait, avec sa carte, à Héloïse pour me faire pendant !

Huit jours après, il trompait son beau-père et moi avec notre commune maîtresse ! C’était pour apprendre à cet animal de Doublebeett que tout n’est pas bon à montrer dans Paris. Je m’en vengeai en mettant un jour le feu au derrière du cormoran qui, bourré de paille, flamba et se consuma jusqu’à la dernière plume. C’est ainsi que j’anéantis le souvenir de cette funeste journée !

Et Cadédis alluma une cigarette.