Contes grassouillets/19

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 253-262).

EN MER


I



E h bien ! n’allez-vous pas prendre vos airs bégueules ! Histoire salée ?… Vous ai-je donc accoutumés à des sucreries littéraires ? M’avez-vous jamais chargé de continuer Berquin pour vos enfants ? Jolis, vos enfants ! Ils n’iraient pas jusqu’au bout de Faublas tant ils le trouveraient fade et s’endormiraient sur le Sopha du jeune Crébillon. Je n’entends pas d’ailleurs poursuivre la tradition galante des écrivains du siècle dernier. Leurs amoureuses gardent toujours leurs jarretières. J’aime la nudité plus franche, la glorieuse nudité des Vénus antiques ; et, quant à l’esprit quintessencié de ces messieurs, il n’est pas non plus le mien et je remonte plus haut, dans l’histoire de nos lettres françaises, pour y trouver des modèles. Les gaietés larges et honnêtes, dans leur crudité, de Rabelais sont les seuls dont je voudrais tenter le souvenir, si je n’étais un infect myrmidon perdu dans l’ombre de cet admirable génie. Mes Gargantuas, à moi, se nourrissent de mouches et mes Pantagruels sont hauts comme des brins d’herbe. Nonobstant, comme rire me semble bon, nécessaire et fait pour les gens de bien, je laisse courir ma plume aux incongruités qui dérident les plus sévères. Je sais bien que d’aucuns me blâment de cela, me jetant au nez le lyrisme douloureux de mes poèmes et concluant de ce contraste que je ne suis sincère ni en prose ni en vers. Moi je me permets de penser tout le contraire. Je ne sais que ceux qui portent des masques pour garder des visages inflexibles toujours hilares ou toujours consternés. Rire et pleurer tour à tour est le fond de la vie humaine et j’ai beaucoup vécu, sans être vieux d’années. Ceci soit dit une fois pour toutes, non point en manière d’excuses, car il n’en est pas besoin pour faire selon son bon plaisir, mais pour faire dix lignes de préface aux contes que je publie ici suivant ma fantaisie.

II

Bien innocente, au fond, mon histoire ; jugez-en :

Je vous ai dit comment votre ami l’amiral Le Kelpudubec supportait malaisément les loisirs de la retraite. Plus grincheux cent fois encore que par le passé, son unique occupation est de critiquer tout ce qui se fait dans la marine depuis qu’elle est privée de ses services et il accable le ministère de mémoires injurieux pour toutes les inventions de ses successeurs. Force est cependant au ministère de le remercier régulièrement de ses éminents travaux et de lui affirmer qu’ils ont été lus avec le plus vif intérêt. Le fait est que, comme ils servent généralement à hausser le siége des surnuméraires qui n’ont pas encore droit à un rond de cuir, on peut dire d’une certaine façon que ces jeunes gens ont constamment l’œil dessus.

Non content de forcer ainsi le gouvernement à des débauches de papier et d’expéditionnaires, il cultive personnellement la découverte et il ne se passe pas de mois ou une malheureuse commission ne soit convoquée pour choisir quelque instrument nautique imaginé par le vieux rabâcheur. Qui dit commission, dit séance, dit rapport, dit temps perdu. Ce n’est pas de scepticisme, comme on l’a prétendu, que meurt la France, mais de commissions. Le Kelpudubec que sa colère rend mauvais citoyen, le sait et en abuse. À l’entendre, il y a longtemps que nos vaisseaux seraient les mieux armés du monde entier si on l’écoutait, et si le sceptre des mers appartient encore à l’Angleterre, c’est que nul n’est prophète dans son pays. Les aspirants, qui sont toujours un peu révolutionnaires, se disent tout bas que Le Kelpudubec est un génie méconnu. De vous à moi, c’est tout simplement une vieille canaille et une vieille bête. Mais on gagne toujours quelque chose à débiner le gouvernement.

III

Donc, il y a quinze jours à peine, on expérimentait un nouveau canon dû à ses veilles. Ce canon devait porter si loin qu’il eût permis aux artilleurs de Calais d’incommoder sérieusement les côtes de la Grande-Bretagne. Tout un état-major avait été convoqué à Brest, pour l’examen de cet engin auquel Le Kelpudubec se proposait de donner son nom. Lui-même assistait, bien entendu, à l’épreuve et comptait sur son succès pour décider Damoiselle Yolande de la Grenouillère, veuve La Rondeur de Montfessier, personne très opulente, à unir légalement ses débris aux siens. C’était donc une séance solennelle et, le temps étant un peu gros, on choisit deux matelots expérimentés, Lohic et Nicolas, pour monter la yole qui devait aller poser, à dix kilomètres d’abord, c’est-à-dire en pleine mer, la bouée supportant la cible, comme cela se pratique d’ailleurs ordinairement.

Pendant ce temps-là, l’ex-amiral faisait le joli auprès de sa fiancée et lui expliquait comment tous les gouvernements lui achèteraient son canon, ce qui lui rapporterait autant d’argent que d’honneur. Dame La Rondeur de Montfessier était une personne romanesque qui n’eût pas été fâchée de porter le nom d’un bienfaiteur de l’humanité : c’était, de plus, comme cela se voit souvent, une femme prudente qui n’eût pas aimé partager sa fortune avec un sans le sou. Les perspectives glorieuses et cossues ouvertes devant elle par Le Kelpudubec captivèrent donc singulièrement son attention. Elle était d’ailleurs très pressée d’en avoir le cœur net sur la valeur de son invention. Car on redoutait un grain et comme la noble veuve était complètement dessinée au pastel, elle avait tout à craindre, pour la fraîcheur de son teint, des indiscrétions d’une ondée.

IV

Nicolas siégeait à la barre et Lohic ramait comme un enragé. Mais tout en étant violemment à leur besogne, les deux mathurins, qui avaient l’âme gaie, se contaient chacun à leur tour des gaudrioles et riaient ensuite à en perdre leur chique. Je vous dis qu’il n’y a que les braves gens pour rire d’un tel cœur ! Après une série d’anecdotes du goût le moins douteux, ils en étaient venus à se poser des devinettes.

— Or çà, dit Lohic, toi qui es bon marin, sais-tu la manière pour couper un vent en deux parties égales ?

— Ma foi non ! répondit Nicolas.

— C’est bien simple pourtant. Tu mets ton nez dans mon derrière au moment où je le lâche, et il en entre la moitié dans chaque narine.

Lohic riait lui-même de sa malpropre facétie quand, en jetant les yeux sur Nicolas, il aperçut celui-ci la bouche grande ouverte, comme l’ont les gens dont une épouvante subite décompose les traits.

— Nicolas ?… qu’as-tu ? que vois-tu ? lui cria-t-il.

Mais Nicolas demeurait muet, les mâchoires toujours distendues et les yeux écarquillés comme dans un effroyable bâillement. Le pauvre Lohic en conclut que le péril aperçu par son barreur était tel que son compagnon était positivement glacé d’effroi, au point d’en avoir perdu la parole. Et comme, en sa qualité de rameur, il ne pouvait voir ce qui était derrière lui, il rebroussa violemment chemin et fit force de rames pour regagner le vaisseau d’où la yole qu’ils montaient avait été détachée.

Cependant, Le Kelpudubec et les officiers formant commission, ne comprenant rien à cette manœuvre soudaine, lui adressaient des signes désespérés, lui montrant le but lointain. Lohic, toujours en face de son camarade, béant et comme pétrifié, avait complètement perdu la tête. Des récifs, des requins, des tourbillons, des corsaires, tout ce qu’un matelot peut entrevoir dans un cauchemar tourbillonnait sous ses yeux. On vint le cueillir plus mort que vif sur son batelet, d’où l’on emporta également Nicolas, toujours dans le même état. Le chirurgien du bord, immédiatement mandé, appliqua à celui-ci un énorme coup de poing sous la mâchoire qu’il s’était tout simplement décrochée en riant trop fort de la sale plaisanterie de Lohic.

V

Pendant ce temps, la pluie était venue, une pluie torrentielle et fouettante, si bien que le pastel de dame La Rondeur de Montfessier lui coulait sur le visage en ruisseaux multicolores. Je vous prie de croire que la vieille chipie en dit de dures à ce pauvre Le Kelpudubec ! Mais celui-ci les rendit immédiatement au gouvernement, qu’il accusa hautement d’avoir fait manquer exprès son expérience, par simple jalousie. On commence bien à le répéter un peu dans tout le pays, et, aux prochaines élections, l’ex-amiral serait le candidat de l’opposition qu’il ne faudrait pas en être surpris. Mais pouah ! de la politique à présent ? Ah ! non !