Contes grassouillets/20

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 265-277).

PIÉTÉ FILIALE


I



L e fait est que la mode d’enfouir ses morts dans la terre, comme le chat fait de ses ordures, est bien la plus barbare et la plus répugnante qui soit au monde. Mais la crémation a de tels inconvénients !

— Je n’en vois qu’un seul, docteur La Misouille, répondit le financier Crève-Lune, c’est la perte d’un combustible précieux et surtout le non-emploi d’un gaz carburé qui pourrait économiquement servir à l’éclairage des villes et des appartements.

— Quelle horreur ! interrompit la comtesse Pepoli. Quand une fuite se produit à votre compteur, se dire : C’est peut-être mon pauvre cousin Anatole qui sent comme ça !

— Et l’impunuité assurée aux empoisonneurs ? poursuivit l’éminent La Misouille. Les expertises légales rendues impossibles par la disparition du gage et du sujet ?

— Permettez ! reprit Crève-Lune. Jusqu’à ce quela science ait décidé si l’arsenic et le sulfate de cuivre sont des apéritifs ou des poisons violents, j’estime qu’il vaut mieux ne rien conclure de leur présence dans les entrailles de qui que ce soit. Tout au plus devrait-on s’occuper de les en extraire chimiquement pour les rendre à la circulation métallique du pays.

— Encore une belle idée ! dit la comtesse. Refaire des pilules avec l’intérieur du ventre d’Anatole.

— Le retour aux saines pratiques de la momification, reprit le docteur, est encore ce qu’il y aurait de mieux. On aménagerait des armoires spéciales dans les appartements pour recevoir les membres de la famille, à mesure de leur parfaite dessiccation. Ces placards seraient décorés gaiement, pour en dissimuler l’affectation religieuse au profane vulgaire. Pour les morts sans descendants, on choisirait un monument, l’Institut, par exemple, ou ils seraient comme chez eux.

— Ta ! ta ! ta ! ta ! dit Laripète qui n’avait encore rien dit. Si vous suiviez comme moi les publications scientifiques, vous sauriez qu’un sieur Monnin a récemment proposé à l’Académie des sciences quelque chose de beaucoup plus ingénieux : c’est la liquéfaction et la mise en bouteille des défunts sous un volume qui les rend éminemment portatifs et commodes en voyage.

Le docteur La Misouille haussa les épaules, et la commandante éclata de rire, mais si fort que ses seins déliés et son ventre rebondissant semblaient jouer au cochonnet, par un aimable effet de son embonpoint.

II

— Vous avez tort, docteur, et vous, madame, de trouver l’idée ridicule, dit le capitaine de vaisseau Ventéjoul, d’ordinaire silencieux. Ce sieur Monnin, dont M. Laripète vante la découverte, n’a rien inventé du tout. À mon second voyage sous les ordres de l’amiral Le Kelpudubec, alors que j’étais simple aspirant, j’ai passé trois mois chez une peuplade australienne où les enterrements ne se faisaient pas autrement. Cet usage me valut même une aventure qui faillit m’être fatale et à laquelle je ne pense pas encore sans effroi.

— Contez-nous donc ça ! dit la commandante.

— Volontiers, répondit le capitaine qui était décidément en veine de bavardage ce soir-là.

Tous s’assirent autour de lui, décidés à lui prêter une oreille attentive, comme on dit dans les tragédies. Le docteur tira de sa poche son carnet pour prendre des notes. La comtesse se mit à grignoter un quartier d’orange. La commandante s’occupa à faire rentrer tout doucement dans le devoir les rebelles qui s’étaient échappés de son corset. Seul, le financier Crève-Lune se désintéressa complètement du récit, absorbé qu’il était par la mise en actions d’une mine qu’il ne savait où placer sur la carte, pour inspirer plus de confiance aux crétins.

III

— Nous venions de doubler le cap Ottway et nous allions entrer dans le golfe de Western…

— Tiens ! si je mettais là ma mine ! pensa le financier Crève-Lune. Ces noms-là sonnent bien !

— L’amiral, continua Ventéjoul sans être au courant de cet aparté, me commanda d’aller explorer la côte avec une chaloupe et cinq hommes. Mon camarade Bibolet demanda et obtint la permission de m’accompagner. Sournoisement, nous glissâmes un pâté de veau et deux bouteilles de champagne dans le fond du batelet, et youp ! un cigare aux lèvres et la gaieté de nos vingt ans au cœur, nous quittâmes le lourd bâtiment dont les mâts n’avaient qu’un léger hochement de tête. Deux heures après, nous abordions sur une plage au sable fin que garnissait, comme un fin mouchoir de batiste, une rouge broderie de corail. Tandis que nos hommes débarquaient les provisions, Bibolet et moi, nous prîmes le chemin d’un petit bois qui se présentait le plus gracieusement du monde. Nous n’y avions pas fait vingt pas, sub tegmine fagi, comme dit Virgile, que nous étions traîtreusement appréhendés, bâillonnés, garrottés et emportés par les gaillards les plus vigoureux que j’aie rencontrés de ma vie. La course vertigineuse de ces mécréants ne s’arrêta qu’en atteignant un grand carrefour de verdure où ils nous déposèrent mollement sur le gazon, aux pieds d’un grand vieillard qu’entourait une foule respectueuse de messieurs et de dames parfaitement nus. J’ai su depuis qui était ce vieillard. C’était le roi de la tribu des Chippevays, et son nom sacré était Okel-Bô-Tutu ! Auprès de lui était sa fille, une enfant de seize ans au plus, d’un type fort original, mais non pas déplaisante. Car, sous leur brune enveloppe, ses formes s’affirmaient avec une ferme et voluptueuse abondance. Ses grands yeux noirs et sa bouche légèrement charnue ne promettaient rien que d’aimable, et sa chevelure crespelée lui foisonnait aux épaules avec des frissons d’ébène.

Le vieillard nous regarda avec indifférence, puis fit signe à un grand gaillard culotté d’un énorme couteau de cuisine et qui s’avança immédiatement en faisant claquer ses dents blanches. J’avoue que Bibolet et moi nous avions la chair de poule, ce qui est bien maladroit quand on ne veut pas se laisser manger.

Tout à coup la fille du roi se jeta à ses pieds, et me montrant du bout de son ongle rose, fit une petite pantomime, laquelle voulait clairement dire qu’elle me prenait pour époux. Moi, je répondis par une autre petite pantomime qui signifiait, tout aussi clairement, que je n’accepterais pas ma grâce sans celle de mon compagnon.

Aussitôt nous fûmes transportés dans un superbe palais de bambou où on nous débâillonna, déligota, débarbouilla, et enduisit des plus suaves odeurs de toilette.

IV

Admis à faire la cour à ma fiancée, je m’habituai rapidement à devenir le mari de Mlle Okel-Bô-Tutu. Je succéderais un jour à son père, qui était fort âgé, et je nommerais Bibolet mon chef de cabinet, ce qui est une position assez stable dans les monarchies. La vérité est que j’étais devenu amoureux de ma future. Elle était charmante cette petite sauvageresse aux rondeurs appétissantes ! Vénus est aussi bien Vénus en bronze qu’en marbre :

Alba ligustra cadunt, vaccinia nigra leguntur !

dit fort sagement le pasteur Corydon, en la seconde églogue du poète Mantuan. J’avais d’ailleurs pu me convaincre qu’à quelques faiblesses près, très excusables chez un peuple aussi lointain, la civilisation de mes nouveaux compatriotes valait bien celle de mes anciens. Ils étaient anthropophages, il est vrai ; mais ils ne mangeaient leurs semblables que morts, au lieu de les dévorer vivants, comme font nos usuriers et nos Crève-Lune ! Mais ce qui m’avait frappé surtout, c’était leur culte pour les ancêtres trépassés. Possesseurs du secret dont votre sieur Monnin voudrait bien usurper la gloire, ils les liquéfiaient et les mettaient en flacons d’une forme gracieuse et dont l’étiquette rappelait leurs vertus. Des caves de famille recevaient les précieuses bouteilles, auxquelles on ne touchait que les jours de mariage. Car il me faut ici vous mettre au courant d’une des coutumes les plus étranges de cette tribu. Non seulement les morts y étaient décantés et bouchés à la cire, mais on était parvenu à donner à leur liqueur un goût délicieux rappelant celui des meilleurs vins. Avant d’unir solennellement les fiancés, chacun des familles auxquelles ils appartenaient faisait monter un ancêtre dont la saveur devait symboliser la vertu dont s’enorgueillissait le plus le conjoint qui en descendait. La saveur généreuse du bourgogne indiquait, par exemple, le courage à la guerre ; le parfum de violette du bordeaux, la modestie ; la caresse sucrée du malaga, la douceur en ménage, etc., etc. C’était une façon de profession de foi qui, ma foi, pour être pittoresque, n’en était pas moins sensée.

V

Le grand jour était venu. Ce que Mlle Okel-Bô-Tutu était ravissante dans sa toilette de mariée, composée d’une plume d’autruche à l’oreille et d’un anneau de cuivre, à l’orteil droit, je renonce à le dire et mon cœur bat encore à y penser. Mon futur beau-père n’était pas mal non plus, somptueusement vêtu d’une casquette à ancre d’or que je lui avais offerte, en signe de soumission et de dévouement. Une espèce de bonze venait de nous débiter un tas de mistagogies. Sur un signe de ce fonctionnaire, un sommelier sortit et revint bientôt, rapportant une bouteille, laquelle devait contenir un aïeul joliment glorieux ; car ladite bouteille était attachée dans un petit panier à roulettes.

À ce moment, ma fiancée m’adressa un regard terriblement inquiet.

Eh bien ! Et moi ? Est-ce que je voyageais sans une petite cave funéraire ? Est-ce que j’allais me présenter sans ancêtres à une telle alliance ? Je compris et fis, à mon tour, signe à Bibolet, lequel reparut incontinent, tenant avec beaucoup de précautions notre dernière bouteille de champagne.

On déboucha d’abord l’ancêtre des Okel-Bô-Tutu. Le bonze m’en versa un verre à bordeaux que j’avalai, domptant mes répugnances naturelles. L’ancêtre avait un goût prononcé de Pomard. J’appris depuis que cela voulait dire que ma femme s’appliquerait surtout à unir la douceur à la force, la fidélité au tempérament. Joli programme, mes enfants, mais d’une observation difficile. Mon tour vint. Bibolet rompit les fils et déchiqueta l’armature de plomb qui maintenaient mon cliquot dans le devoir. Pan ! le bouchon sauta avec un bruit de pétard et les gaz délivrés montèrent à l’assaut du goulot avec un bouillonnement désordonné.

Je ne sais pas ce que comprit ma bien-aimée, quel symbole évoquèrent dans son esprit ce vacarme et ce dégagement d’air comprimé, quelle idée elle se fit des habitudes du grand-père que je voulais faire revivre dans sa maison, toujours est-il que, se bouchant le nez violemment, elle s’éloigna de moi en prononçant un « Pouah ! » significatif. Tous ses proches en firent autant, et aussi le bonze et mon futur beau-père aussi. Profitant de ce désarroi, Bibolet et moi nous prîmes nos jambes à notre cou et nous nous enfonçâmes dans la forêt voisine où, deux jours après, des matelots envoyés à notre recherche par l’amiral nous arrachaient à la curiosité malfaisante des singes et aux horreurs de la faim.

Voilà, commandant, comment votre docteur Monnin n’est qu’un infect contrefacteur.

— Ma première émission est couverte, murmura le financier Crève-Lune.