Contes grotesques/Le Journal de Julius Rodman
LE JOURNAL DE JULIUS RODMAN
Nous sommes redevable à M. John H. Ingram de la communication de ce fragment, que nous donnons plus loin, traduit en partie. Le Journal ne se trouve dans aucune édition des œuvres de Poe. On ignorait que ce dernier en fût l’auteur, jusqu’à la découverte d’une de ses lettres qui en touche un mot. Ce récit devait être publié dans le Gentleman’s Magazine, et la partie que nous possédons y a paru en effet sans signature, dans les numéros de Janvier à Juin 1840. À ce moment Poe quitta le Magazine et, ce dernier cessant bientôt d’exister, le Journal en resta là et demeura inachevé.
Tel qu’il est, le fragment qui nous est parvenu et qui aurait formé vraisemblablement le quart de l’œuvre entière, est composé de la même façon réaliste que la première partie des Aventures d’Arthur Gordon Pym. Comme celles-ci, il est probable, d’après certains indices, que le Journal devait se terminer en fantaisie.
Les deux épisodes, traduits plus bas, occupent le milieu environ du fragment. Dans le début, que nous avons passé, l’auteur explique qu’il va reproduire le manuscrit d’un certain Julius Rodman, trappeur, qui, de 1791 à 1794, aurait remonté à la tête de 14 compagnons, le cours du Missouri, traversé les Montagnes Rocheuses et exploré le pays borné à l’est par ces mêmes montagnes, au nord par l’océan arctique, à l’ouest par l’Amérique Russe et au sud par le 60me parallèle.
Le Journal contient au commencement le portrait minutieux de tous les membres de l’expédition. Poe, parlant en son propre nom, avait exquissé auparavant celui de Julius Rodman, personnage de sa manière « affligé d’une hypocondrie héréditaire, aimant la nature de tout son cœur et la préférant dans ses aspects effrayants ou sauvages. »
L’expédition partit le 3 juin 1791 de Petite Côte (aujourd’hui St Charles) au bord du Missouri, sur deux embarcations : une pirogue, et une barque mi-pontée.
Nous reprenons le Journal au 2 septembre de la même année.
2 septembre. Nous avions maintenant atteint la partie du fleuve où, d’après ce qu’on nous avait dit, il fallait nous attendre à être attaqués par les Indiens. Nous devînmes excessivement circonspects dans nos dispositions. Nous nous trouvions dans le pays habité par les Sioux, tribu guerrière et cruelle, qui, en plusieurs occasions, avait montré sa haine des blancs, et qui était constamment en lutte avec ses voisins. Les Canadiens[1] en avaient long à raconter sur la barbarie de ces sauvages, et je craignais énormément que ces peureux ne saisissent la première occasion de déserter et de s’en revenir vers le Mississipi. Pour diminuer leurs chances de fuite, je remplaçai l’un d’eux dans la pirogue par Poindexter Greely, et je pris le Canadien avec moi dans la grande barque. Tous les Greely revinrent à bord, abandonnant leurs chevaux. Voici comment nous étions disposés. Dans la pirogue, Poindexter Greely, Tobie, un Canadien et Pierre Junôt. Dans la barque : Thornton et son chien Neptune, le Prophète, John, Franck, Robert et Meredith Greely, trois Canadiens et moi.
Nous mîmes à la voile, au crépuscule, et, comme nous avions un bon vent du sud, nous avançâmes rapidement. Cependant, à la tombée de la nuit, des barres de sable mouvant nous avaient donné fort à faire. Nous pûmes marcher sans interruption, jusqu’au point du jour. À ce moment, nous sommes entrés dans l’embouchure d’un petit affluent, où nous avons caché les bateaux sous le taillis.
3 et 4 septembre. Pendant ces deux jours, il a plu et venté avec une violence excessive, de sorte que nous ne sommes pas sortis de notre cachette. Le temps avait terriblement abattu notre courage, et les récits des Canadiens sur les Sioux n’étaient pas faits pour le relever. — Nous nous réunîmes tous dans la cabine de la grande barque et tînmes conseil pour savoir ce que nous ferions. Les Greely étaient pour que l’on poussât hardiment en avant, et maintenaient que les histoires des Canadiens étaient de pures exagérations, que les Sioux se contenteraient de nous molester, sans aller jusqu’à nous assaillir ouvertement. Mais Wormley, Thornton et Pierre (qui tous trois avaient une grande expérience des Indiens), pensaient que notre présent système de précautions étaient le meilleur, quoiqu’il nous forçât à aller moins vite, J’étais de leur avis. En continuant notre voyage de nuit, nous avions chance d’éviter une collision avec les Sioux et, quant au retard, j’estimais que cela tirait peu à conséquence.
5 septembre. Nous sommes partis à la nuit, et nous avions fait environ dix milles quand le jour parut. Nous cachâmes les barques comme la veille, dans une étroite crique, qui était bien ce qu’il nous fallait, étant presque close par une île couverte de taillis. La pluie commença de nouveau à tomber furieusement ; nous fûmes mouillés jusqu’à la peau avant d’avoir tout mis en ordre et nous être retirés dans la cabine.
Nous perdions courage par ce mauvais temps, et les Canadiens en particulier étaient pitoyablement démoralisés. Nous étions arrivés à un étranglement de la rivière où le courant était très-fort. Les escarpements qui des deux côtés surplombaient l’eau, étaient boisés dru de chênes, de noyers, de châtaigniers et de frênes. À travers cette gorge, nous le savions, il serait extrêmement difficile de passer sans qu’on nous aperçût, même de nuit, et nos craintes qu’on ne nous attaquât, augmentèrent. Nous résolûmes de ne pas reprendre notre voyage avant le tard et d’avancer alors le plus furtivement possible. — Cependant, nous mîmes une sentinelle dans la pirogue et une sur la rive, pendant que nous nous occupions à inspecter les armes et les munitions, pour être prêts au pire.
Vers dix heures, nous nous préparions à partir, quand le chien de Thornton poussa un grognement sourd qui nous fit tous sauter sur nos carabines. La cause de cette alerte, se trouva être un Indien de la tribu des Poncas qui vint franchement à notre sentinelle de la rive et nous tendit la main. Nous l’amenâmes à bord et lui donnâmes du whisky. Il devint très-communicatif. Il nous dit que sa tribu, qui vivait quelques milles plus bas, surveillait nos mouvements depuis plusieurs jours, mais que les Poncas étaient nos amis et ne molesteraient pas les blancs. À notre retour, ils feraient des affaires avec nous. On l’avait envoyé pour que les faces pâles se gardent des Sioux, qui étaient de grands voleurs et qui nous attendaient embusqués, à 20 milles plus haut, à un coude de la rivière. Il y avait là trois bandes de Sioux, dit-il, et leur intention était de nous tuer tous pour venger une insulte faite à leur chef, il y avait bien des années, par un trappeur français.
(Nous omettons ici une partie du Journal, concernant les mœurs des Sioux).
6 septembre. Le pays était ouvert et le temps remarquablement beau, en sorte que, malgré l’attente d’une attaque prochaine, nous étions d’assez belle humeur. Jusque là nous n’avions pas aperçu l’ombre d’un Indien et nous avancions rapidement à travers leur redouté territoire. Je connaissais trop bien la tactique des sauvages pour supposer que nous n’étions pas surveillés de près. J’avais la conviction que mous entendrions parler des Titons (tribu des Sioux), à la première gorge qui leur fournirait une bonne embuscade.
Vers midi, un des Canadiens, se mit à brailler, « les Sioux, les Sioux ! », montrant du doigt un ravin long, étroit, qui coupait la prairie à notre gauche, partant du Missouri et allant aussi loin vers le Sud, que l’œil pouvait le suivre. Ce ravin servait de lit à un petit affluent, dont les eaux étaient basses, et les flancs s’en dressaient de chaque côté, comme d’énormes et véritables murailles. Au moyen d’une longue vue, je distinguai immédiatement ce qui avait fait donner l’alarme au Canadien. Une longue troupe de Sioux descendait la gorge, à la file indienne, tachant de se dissimuler de son mieux. Mais les plumes de leur coiffure les avaient fait découvrir, car, à chaque instant, nous en voyions quelqu’une dépasser les bords du ravin, quand un accident du sol forçait les guerriers à remonter plus haut. Nous devinâmes aux oscillations de ces plumes, que les Sioux étaient à cheval.
La troupe venait à nous avec une grande rapidité. J’ordonnai de faire force de rames afin de dépasser avant eux l’endroit où le ravin atteignait la rivière. Dès que les Indiens virent par notre vitesse accrue, qu’ils étaient découverts, ils poussèrent immédiatement un grand cri, sortirent du ravin et galopèrent à nous, au nombre d’une centaine.
Notre situation était devenue périlleuse. À presque tous les endroits que nous avions passés ce jour-là, je ne me serais pas du tout soucié de ces brigands. Mais là précisément où nous nous trouvions, les rives étaient particulièrement escarpées et hautes, comme les bords d’un ravin. De sorte que les sauvages étaient en mesure de nous accabler, tandis que notre canon, sur lequel nous avions tant compté, ne pouvait être braqué de manière à leur nuire. Et pour ajouter aux difficultés de notre situation, le courant au milieu de la rivière, était si fort et si agité que nous ne pouvions avancer qu’en lâchant nos armes et en travaillant de toute notre force aux rames. L’eau vers la rive nord était trop basse, même pour la pirogue, et le seul cours que nous pouvions suivre, si toutefois nous nous décidions à avancer, passait à un petit jet de pierre de la rive gauche. Nous y serions complètement à la merci des Sioux, mais nous pourrions user vigoureusement de nos gaffes, aidés du vent et du remous.
Si les sauvages nous avaient attaqués en cette conjoncture, je ne sais pas comment nous leur aurions échappé. Ils étaient tous bien pourvus d’arcs, de flèches, de petits boucliers ronds, et présentaient un aspect extrêmement noble, pittoresque même. Quelques-uns des chefs avaient des lances garnies de banderoles et étaient des hommes magnifiques.
Ou notre bonne chance, ou la grande stupidité des Indiens, nous tira contre toute attente, de péril. Les sauvages ayant galopé jusqu’à la crête de la rive, juste au-dessus de nous, poussèrent un nouveau cri et commencèrent une longue gesticulation, dont nous comprîmes immédiatement le sens. Ils nous signifiaient de nous arrêter et de venir à terre. Je m’attendais à cette sommation et j’avais arrêté qu’il serait prudent de n’y point prendre garde et de poursuivre notre route. Cette attitude eut un excellent effet. Les Indiens en semblèrent merveilleusement étonnés. Ils ne purent le moins du monde comprendre notre conduite, et firent de grands yeux quand nous continuâmes à ramer sans leur répondre. Ils étaient dans la stupéfaction la plus amusante. Puis, ils commencèrent une conversation animée entre eux ; finalement, ne sachant que faire, ils tournèrent les têtes de leurs chevaux vers le sud et disparurent, nous laissant aussi surpris que joyeux de leur départ.
Cependant nous profitâmes le plus possible de cette chance inespérée. Nous poussâmes en avant de toute notre force, afin de sortir de la région des escarpements avant le retour, que nous prévoyions, de nos ennemis. Après environ deux heures, nous les aperçûmes qui revenaient à une grande distance au sud, en nombre bien plus considérable qu’auparavant. Ils arrivaient au grand galop et furent bientôt au bord de la rivière. Mais notre position était maintenant bien plus avantageuse qu’auparavant, car les rives étaient en pente douce et il n’y avait plus d’arbres pour protéger les Indiens contre nos balles. De plus, le courant n’était pas très-rapide et nous pouvions nous maintenir au milieu du fleuve.
La troupe des Sioux, à ce qu’il apparut, n’était partie, que pour se procurer un interprète, qui se montra maintenant monté sur un grand cheval gris. Il entra dans l’eau, y pénétra aussi loin que sa monture eut pied, et nous cria en mauvais français de nous arrêter et de venir à terre. À cela je fis répondre par un des Canadiens que, pour obliger nos amis, les Sioux, nous voulions bien nous arrêter un moment et converser avec eux ; mais qu’il nous était impossible de débarquer, car nous ne pouvions le faire sans incommoder notre grande médecine (le Canadien, à ces mots montra notre canon) qui était désireuse de ne pas interrompre son voyage et à laquelle nous craignions de désobéir.
À cette réponse, les Indiens, recommencèrent leurs chuchotements agités et leur gesticulation, paraissant ne plus savoir que faire.
Sur ces entrefaites, les barques avaient été mises à l’ancre dans une situation favorable. J’étais résolu à combattre, si cela était nécessaire, et à donner à ces brigands une leçon qui leur inspirât une crainte salutaire pour l’avenir. Je réfléchis qu’il était presqu’impossible de rester en bons termes avec ces Sioux qui étaient nos ennemis dans l’âme, et qui ne pouvaient être retenus de nous piller et de nous assassiner que par l’expérience de nos forces. Si nous accédions à leur demande présente d’aller à terre, et si nous réussissions même à nous acquérir une sécurité momentanée par des dons et des concessions, une pareille conduite ne nous serait pas finalement avantageuse. Ce serait plutôt un palliatif que la cure radicale de nos maux. Il était sûr que les Indiens chercheraient à assouvir sur nous leur cruauté, tôt au tard. S’ils nous laissaient partir maintenant, ils nous attaqueraient plus loin en un endroit défavorable, où nous ne pourrions que les repousser tout juste, sans leur inspirer aucune terreur. Situés comme nous l’étions au contraire, il était en notre pouvoir de leur infliger une leçon dont ils se souviendraient. Mais nous pourrions parfaitement ne plus nous trouver, lors d’une autre agression, dans une position aussi bonne. Pensant ainsi, et tous, excepté les Canadiens, approuvant mon avis, je me déterminai à prendre une attitude hardie et à provoquer les hostilités, plutôt que de les éviter. C’était là ce que nous devions faire. Les sauvages n’avaient pas d’armes à feu, si ce n’est un vieux fusil porté par un des chefs. Leurs flèches ne devaient pas être bien efficaces, lancées à une distance comme celle qui nous séparait. Quant à leur nombre nous ne nous en souciions guère. Leur position était telle, qu’elle les exposait à tout le feu de notre canon.
Quand Jules (le Canadien) eut fini son discours sur les dispositions de notre grande médecine, quand l’agitation des Indiens se fut un peu calmée, l’interprète parla de nouveau, nous posant trois questions.
Il voulait savoir : premièrement, si nous avions du tabac, du whisky ou des armes à feu ; secondement, si nous ne désirions pas que les Sioux vinssent ramer notre barque en remontant la rivière, jusqu’au pays des Ricaris, qui étaient de grands coquins ; troisièmement, si notre grande médecine n’était pas une très-grosse et très-forte sauterelle verte.
À ces questions, faites avec le plus grand sérieux, Jules répondit d’après mes indications, comme suit : d’abord, que nous avions du whisky en abondance, aussi bien que du tabac, avec une provision inépuisable d’armes à feu et de poudre ; — mais que notre grande médecine venait de nous dire que les Titons étaient de plus grands coquins que les Ricaris, que les Titons étaient nos ennemis, qu’ils nous avaient attendus en embuscade, depuis nombre de jours pour nous attaquer et nous tuer, — que nous ne devions leur rien donner et n’avoir avec eux aucunes relations, — que, par conséquent, nous craignions de leur faire des cadeaux, de peur de désobéir à notre grande médecine, avec laquelle il ne fallait pas plaisanter ; secondement, qu’après ce que nous venions d’apprendre sur leur compte, nous ne pouvions songer à les prendre pour ramer notre barque ; troisièmement, qu’il était heureux pour eux (les Sioux), que notre grande médecine n’eût pas entendu leur dernière question, celle sur la grosse sauterelle ; car dans ce cas, il aurait pu leur en coûter cher ; notre grande médecine n’était rien moins qu’une grosse sauterelle verte, et ils le verraient bientôt à leurs dépens, s’ils ne partaient pas, immédiatement, tous, à leurs affaires.
Malgré le danger imminent dans lequel nous nous trouvions, nous pouvions à peine tenir notre contenance, en voyant l’air de profond étonnement et de stupéfaction avec lequel ces sauvages écoutèrent nos réponses. Je crois qu’ils se seraient immédiatement dispersés, et nous eussent laissé continuer notre voyage, si ce n’eût été pour les malheureuses paroles dans lesquelles je les informais qu’ils étaient de plus grands coquins que les Ricaris. Ceci était apparemment une insulte de la dernière atrocité, et les mit dans une furie terrible. Nous entendîmes les mots « Ricaris, Ricaris » répétés à chaque instant avec toute l’emphase et la colère possibles. La bande, à ce que nous pûmes juger, se divisa en deux partis, l’un insistant sur la puissance immense de la grande médecine, l’autre sur l’insulte outrageante d’avoir été appelés de plus grands coquins que les Ricaris. Comme les affaires en étaient là, nous maintînmes notre position au milieu du fleuve, fermement résolus à décharger sur ces brigands notre coup de mitraille, à la première injure qui nous serait faite.
L’interprète sur le cheval gris, entra de nouveau dans le fleuve. Il dit qu’il croyait que nous ne valions pas plus qu’il ne fallait ; — que toutes les faces-pâles qui avaient précédemment remonté le Missouri avaient été les amis des Sioux, et leur avaient fait de grands cadeaux ; — qu’eux, les Titons, étaient déterminés à ne pas nous laisser avancer d’un pied, à moins que nous ne venions à terre et leur donnions tous nos fusils, toute notre eau-de-vie et la moitié de notre tabac ; — qu’il était évident que nous étions les alliés des Ricaris, (qui se trouvaient alors en guerre avec les Sioux,) et que notre dessein était de leur porter des provisions, ce qu’eux, les Sioux, ne permettraient pas ; — enfin qu’il n’avait pas grande opinion de notre médecine, car elle nous avait dit un mensonge sur les intentions des Sioux et n’était positivement, malgré que nous pensions le contraire, qu’une grande sauterelle verte.
Ces derniers mots furent repris par toute la troupe, quand l’interprète les eut prononcés, et hurlés à pleine voix, afin que la médecine elle-même n’en ignorât. En même temps, la troupe se rompit en un désordre sauvage ; les guerriers se mirent à galoper furieusement, en petits cercles, faisant des gestes indécents et insultants, brandissant leurs lances, et sortant leurs flèches des carquois.
Je savais que l’attaque allait commencer. Je me déterminai donc, avant qu’aucun de nous ne fût blessé, à ouvrir les hostilités. Il n’y avait rien à gagner par un délai, et tout, par une action prompte. Dès qu’une bonne occasion se présenta, j’ordonnai de faire feu. Je fus obéi à l’instant. L’effet de la décharge fut désastreux et répondit parfaitement à notre dessein. Six des Indiens furent tués, et peut-être trois fois autant, grièvement blessés. Le reste, en proie à la plus grande panique, partit en désordre, vers la prairie, pendant que nous levions l’ancre, rechargions le canon et nous approchions du rivage. Quand nous l’atteignîmes il n’y avait pas un Titon valide en vue. Je laissai John Greely avec deux Canadiens à la garde des bateaux, débarquai avec le reste des hommes, et, allant à un sauvage, qui était blessé, mais non dangereusement, je lui parlai par le truchement de Jules. Je lui dis que les blancs étaient bien disposés pour les Sioux, et pour tous les Indiens ; que notre seul objet, en les visitant, était de prendre des peaux de castor et de voir le beau pays qui avait été donné aux hommes rouges par le Grand Esprit ; que quand nous nous serions procuré autant de peaux que nous en désirions et quand nous aurions vu tout ce que nous étions venus voir, nous retournerions chez nous ; que nous avions appris que les Sioux, et spécialement les Titons, étaient une race querelleuse, que sachant cela, nous avions emporté notre grande médecine pour nous protéger ; qu’elle était exaspérée, maintenant, contre les Titons à cause de l’insulte intolérable qu’ils lui avaient faite, en l’appelant une sauterelle verte, ce qu’elle n’était nullement ; que j’avais eu grand’peine à l’empêcher de poursuivre les guerriers qui s’étaient enfuis et de sacrifier les blessés gisaient à terre ; je n’avais réussi à la calmer, qu’en me rendant responsable de la bonne conduite future des Indiens. — À cet endroit de mon discours le sauvage parut grandement soulagé et me tendit la main en signe d’amitié. Je la pris et l’assurai, lui et ses amis, de ma protection tant qu’ils ne nous molesteraient pas, faisant suivre cette promesse d’un don de 20 rouleaux de tabac, de quelque petite quincaillerie, de quelque verroterie et de flanelle rouge pour lui et les autres blessés.
Pendant tout ce temps, nous observions soigneusement si les Sioux fugitifs ne revenaient pas. Quand je finis de distribuer les présents, plusieurs Indiens apparurent dans le lointain et furent évidemment aperçus par les sauvages mis à mal. Mais je pensai qu’il valait mieux n’y faire aucune attention et, peu après, je retournai aux bateaux.
Toute cette interruption nous avait retenus assez longtemps. Il était après trois heures quand nous reprîmes notre route. Nous fîmes grande hâte. Car j’étais désireux d’être, avant la nuit, aussi loin que possible de la scène du combat. Nous avions un fort vent arrière, et le courant diminuait de force comme nous avancions, le fleuve continuant à s’élargir. Nous fîmes donc beaucoup de chemin et à 9 heures nous avions atteint une île grande, bien boisée, située près de la côte nord, à l’embouchure d’un petit affluent. Nous résolûmes d’y camper et avions à peine mis pied à terre, quand un des Greelys tua un beau buffle. Ces animaux étaient nombreux dans l’île. Après avoir placé nos sentinelles pour la nuit, nous accommodâmes la bosse du buffle pour souper, et l’arrosâmes d’autant d’eau-de-vie que cela nous convenait. Nous discutâmes alors nos exploits du jour. La plupart des hommes traiteront tout le combat comme une excellente plaisanterie. Mais je ne pouvais aucunement me réjouir à ce sujet. Jamais avant, je n’avais répandu de sang humain. Et, quoique le bon sens me représentât que j’avais pris le parti le plus sage et celui sans doute qui se trouverait finalement être le moins sanguinaire, cependant ma conscience se refusait à entendre raison, murmurant obstinément à mon oreille : « c’est du sang humain que tu as versé. »
Les heures passèrent lentement, je ne pouvais dormir. Enfin le jour apparut, et avec la fraîche rosée du matin, la brise, les fleurs souriantes, il me vint un nouveau courage et un cours de pensées plus hardi. Je considérai avec plus de sang-froid ce que j’avais fait, et je regardai le combat de la veille à son seul point de vue juste, celui de son urgente nécessité.
(Ici Poe lui-même néglige de donner la partie du Journal qui aurait décrit l’hivernage de l’expédition dans le pays des Ricaris. Le récit reprend au 10 Avril 1792.)
10 Avril. Le temps qui était de nouveau délicieux, nous ragaillardit. On commençait à sentir le soleil, et le fleuve était tout à fait libre de glaces, à ce que nous assurèrent les Indiens, jusqu’à 100 milles plus haut. Nous dîmes adieu à Petit-Serpent (chef des Ricaris qui avait donné aux voyageurs de nombreuses preuves de son amitié pendant l’hiver,) et à sa tribu, avec un regret véritable. Après avoir déjeuné, nous reprîmes notre voyage. Perrine (un agent en pelleteries de la compagnie du Hudson qui se rendait à Petite Côte) nous fit la conduite avec trois Indiens durant cinq milles, puis prit congé de nous et revint au village où, à ce que nous sûmes plus tard, il périt de mort violente de la main d’une squaw qu’il avait insultée en quelque manière.
Quand l’agent nous eût quittés, nous poussâmes vigoureusement nos barques en avant, et fîmes beaucoup de chemin, malgré la rapidité du fleuve. Dans l’après-midi, Thornton, qui se plaignait depuis plusieurs jours, tomba sérieusement malade ; tellement, que j’insistai pour que l’on revint à notre hutte jusqu’à ce qu’il se portât mieux. Mais il refusa si obstinément cette offre, que je fus forcé de céder. Nous lui fîmes un lit confortable dans la cabine et lui donnâmes tous les soins que nous pouvions. Mais il avait une fièvre de cheval, avec du délire de temps en temps, et je craignais beaucoup qu’il ne vînt à mourir.
Cependant nous avancions résolument ; à la nuit nous avions fait 20 milles, ce qui est une excellente journée.
11 Avril. Le temps continue à être beau. Nous partîmes de bonne heure. Le vent, qui était favorable, nous aida beaucoup ; de sorte que, si ce n’eût été pour la maladie de Thornton, nous n’aurions pas eu à nous plaindre. Ce dernier semblait aller beaucoup plus mal ; je ne savais plus que faire. On le soignait du mieux qu’on pouvait. Jules, le Canadien, lui fit du thé avec des herbes de la prairie, ce qui eut pour effet de le faire transpirer. La fièvre diminua.
Nous nous arrêtâmes à la nuit, près de la rive Nord ; trois d’entre nous partirent en chasse dans la prairie, au clair de lune. Ils ne revinrent qu’à une heure du matin, sans leurs fusils et avec une antilope grasse. Ils racontèrent qu’ayant fait plusieurs milles, ils étaient arrivés au bord d’un ruisseau, quand, à leur grand effroi, ils se virent au milieu d’une grande troupe de guerriers Sioux Saonis. Ceux-ci les firent immédiatement prisonniers, et les emmenèrent à un mille de là, de l’autre côté du ruisseau, dans une espèce de parc ou d’enclos fait de boue et d’échalas, dans lequel se trouvait pris un grand troupeau d’antilopes. Ces animaux continuaient à se jeter dans le parc, dont l’entrée était faite de façon à ne plus leur permettre d’en ressortir. Les Indiens font cela tous les ans. En automne les antilopes émigrent de la prairie pour aller chercher un abri et de la nourriture dans la région montagneuse au midi. Elles en reviennent au printemps, en grandes troupes, et on les prend aisément, en les attirant dans un enclos comme celui dont je viens de parler.
Les chasseurs, John Greely, le Prophète, et un Canadien, n’espéraient plus pouvoir s’échapper des mains des Indiens (au nombre d’une cinquantaine) et s’étaient à peu près résignés à mourir. Greely et le Prophète étaient pieds et mains liés. On les avaient désarmés. Le Canadien, par contre, avait été laissé, pour une raison ou pour une autre, libre de ses mouvements ; on ne lui avait ôté que son fusil. Les sauvages ne lui avaient pas pris son couteau ; probablement ils ne l’avaient pas aperçu, comme le Canadien le portait caché dans la tige de sa guêtre. On le traita, en général, autrement que ses compagnons. Cette circonstance se trouva devenir la cause de leur salut à tous.
Il était à peu près 9 heures du soir quand ils avaient été faits prisonniers. La lune était claire, mais comme il faisait plus froid que d’habitude en cette saison, les sauvages avaient allumé deux grands feux, à une distance suffisante du parc pour ne pas effrayer les antilopes qui continuaient à arriver en masse. Les Indiens étaient occupés à cuire leur gibier, quand nos chasseurs leur tombèrent entre les mains, au tournant d’un bouquet d’arbres[2]. Greely et le Prophète après avoir été désarmés et attachés avec de fortes lanières de peau de buffle, furent jetés près d’un arbre, à une certaine distance des brasiers, tandis qu’on laissa le Canadien s’asseoir, gardé par deux sauvages, à l’un des feux. Le reste des Indiens formait cercle autour de l’autre brasier plus grand. Le temps passait lentement. Les chasseurs s’attendaient à tout instant à être massacrés ; les lanières dont ils étaient liés, leur causaient des douleurs insupportables, tellement elles avaient été serrées. Le Canadien avait tâché d’engager la conversation avec ses gardes, dans l’espoir de les corrompre et qu’ils le laisseraient aller, mais il ne put s’en faire comprendre.
Vers minuit les Indiens, autour du grand feu, raient soudainement mis en émoi, par l’irruption de plusieurs grosses antilopes qui bondirent à la file, à travers le milieu du brasier. Ces animaux s’étaient frayé passage à travers une portion de la muraille de boue qui les enfermait, et, fous de rage et d’effroi, s’étaient dirigés vers la lumière du feu, comme le font les insectes de nuit. Il semblait que les Saonis n’avaient jamais entendu parler d’un acte pareil de ces animaux, ordinairement timides. Les Indiens furent terrifiés par ce qui leur arrivait ; leur alarme se convertit en désarroi complet quand tout le troupeau capturé vint sur eux, se précipitant et bondissant, une minute ou deux après l’évasion des premières antilopes. Nous chasseurs nous décrivirent ce qui se passa alors comme une des scènes les plus étranges du monde. Les antilopes étaient évidemment affolées ; la vélocité, l’impétuosité avec lesquelles elles volèrent, plutôt que bondirent, à travers les flammes et parmi les sauvages épouvantés, présentaient, au dire de Greely, (qui n’est nullement enclin à l’exagération) un spectacle non seulement imposant, mais terrible. Les antilopes emportèrent tout devant elles, dans leur premier élan. Ayant sauté par dessus le grand feu, elles coururent aussitôt au petit, dispersant tout autour les tisons et le bois enflammé, puis retournèrent comme folles au plus grand, et ainsi de suite en avant et en arrière, jusqu’à ce que les feux fussent éteints. Alors elles détalèrent comme la foudre du côté de la forêt, en petites troupes. Plusieurs des Indiens furent renversés dans cette mêlée furieuse, et il faut croire que quelques-uns d’entre eux furent blessés sérieusement, sinon mortellement par les sabots pointus des antilopes. D’autres se jetèrent à plat-ventre par terre et évitèrent ainsi toute injure.
Le Prophète et Greely n’étant pas près des feux, ne coururent aucun danger. Le Canadien fut étendu à terre d’abord, par un coup de sabot qui le rendit insensible pendant quelques minutes. Quand il revint à lui, il faisait presque noir ; car la lune avait disparu derrière une grosse nuée d’orage, et les feux s’étaient éteints, les tisons ayant été dispersés çà et là. Il ne vit pas d’Indiens près de lui. Se levant immédiatement pour s’échapper, il se dirigea comme il put, vers l’arbre où gisaient ses deux camarades. Leurs liens furent bientôt coupés, et tous trois partirent en courant du côté de la rivière, sans songer à leurs fusils, ni à rien en dehors de leur salut présent. Ayant fait quelques milles, et trouvant que personne ne les poursuivait, ils ralentirent le pas, et allèrent à une source pour boire un coup. C’est là qu’ils trouvèrent l’antilope qu’ils nous ont rapportée. Cette pauvre bête gisait pantelante ne pouvant remuer, au bord du ruisseau. Une de ses jambes était cassée, et elle portait des traces évidentes de brûlures. Elle appartenait, sans nul doute, au troupeau qui avait été cause de la délivrance de nos hommes. S’il y avait eu chance que l’animal se rétablît, ils l’auraient épargné, par gratitude ; mais il était dans un état désespéré, de sorte que le Prophète le délivra de ses souffrances, et l’apporta aux barques, où nous en fîmes un excellent déjeuner le lendemain matin.
12, 13, 14, et 15 avril. Pendant ces quatre jours, nous avons continué notre voyage sans aucune aventure importante. Le temps était très-beau pendant le milieu du jour ; mais les nuits et les matinées étaient excessivement froides. Nous eûmes de terribles gelées. Le gibier abondait. Thornton continuait à être à toute extrémité, et sa maladie m’embarrassait et me tourmentait outre mesure. Sa société me manquait beaucoup ; je trouvai que c’était le seul d’entre nous, à qui je pouvais me confier entièrement. Par là, je veux simplement dire qu’il était presque le seul, en somme, devant qui je pouvais et voulais ouvrir librement mon cœur, dire toutes mes espérances désordonnées et mes désirs fantastiques ; — non pas qu’aucun de nous fût indigne d’une confiance implicite. Nous étions tous comme des frères et jamais une dispute de quelque importance n’eut lieu entre nous. Un seul intérêt semblait nous lier tous, ou plutôt nous paraissions être une troupe de voyageurs sans aucun but intéressé, de voyageurs pour leur plaisir. Je ne puis dire exactement quelles étaient les idées des Canadiens à ce sujet. Ces gaillards parlaient assurément beaucoup des profits de notre expédition, particulièrement de la part de gain à laquelle ils s’attendaient pour eux ; cependant je puis à peine penser qu’ils s’en souciaient beaucoup. Ils étaient les plus simples, et certainement les plus obligeants de tous les êtres sur terre. Quant au reste de l’équipage, je n’ai pas le moindre doute que les bénéfices pécuniaires de l’expédition étaient la dernière chose qui les inquiétait. Certaines considérations qui, dans le choix de nos haltes, auraient dû nous guider, nous paraître de la dernière importance, étaient traitées par nous comme indignes de toute discussion sérieuse, négligées et totalement laissées de côté sous les prétextes les plus futiles. Ces hommes qui avaient voyagé, pendant des milliers de lieues, à travers une solitude périlleuse, affronté des dangers horribles, supporté des privations écœurantes, dans le but ostensible de recueillir des fourrures, en étaient venus à se donner rarement la peine de conserver celles qu’ils avaient pu se procurer, à abandonner derrière eux sans un regret, des caches[3] entières de magnifiques castors, plutôt que de renoncer au plaisir de suivre quelque fleuve à l’aspect romantique, ou de pénétrer dans quelque caverne dangereuse d’accès et hérissée de rocs, pour y chercher des minéraux dont ils ignoraient l’usage, qu’ils jetaient comme encombrants à la première occasion. En tout cela, mon cœur était avec eux. Je dois dire que comme nous avancions dans le voyage, je perdais de vue son véritable but, je me sentais de plus en plus enclin à m’en détourner pour rechercher un pur amusement si, en réalité, j’ai raison d’appeler d’un mot aussi faible qu’amusement cette excitation profonde et intense avec laquelle je considérais les merveilles et les beautés majestueuses des solitudes que nous traversions. Pas plutôt j’avais vu une région, que j’étais possédé du désir irrésistible de pousser plus loin, et d’en explorer une autre. Jusque-là cependant, je me sentais trop près encore de nos établissements pour assouvir mon amour brûlant de l’inconnu. Je ne pouvais m’empêcher de m’apercevoir que quelques blancs, quelques hommes civilisés, — quoiqu’en petit nombre, — m’avaient précédé, que quelques yeux, avant les miens, avaient été étonnés par les scènes qui m’environnaient. Si ce n’eût été pour ce sentiment qui me poursuivait sans cesse, j’aurais peut-être dévié davantage de ma route, pour examiner la configuration du pays bordant le fleuve, pour pénétrer profondément de temps en temps dans la région au Nord et au Sud de notre cours. Mais j’étais pressé d’avancer, d’arriver, si possible, plus loin que les limites extrêmes de la civilisation, de voir si je le pouvais, ces montagnes gigantesques, dont l’existence ne nous avait été enseignée que par les vagues récits des Indiens. Ces espérances, ces desseins, je ne les communiquais à personne d’entre nous, qu’à Thornton. Il participait à tous mes projets de visionnaire et entrait pleinement dans les idées d’entreprises romanesques qu’entretenait mon âme. Je ressentis donc sa maladie, comme un mal amer. Il déclinait de jour en jour, et je ne savais comment le soulager.
16 Avril. Aujourd’hui, nous avons eu une pluie froide avec un gros vent du Nord, qui nous a obligés à rester à l’ancre jusque tard dans l’après-midi. À quatre heures, nous avons repris notre route et nous avions fait cinq milles à la nuit. Thornton est beaucoup plus mal.
17 et 18 Avril. Pendant ces deux jours, nous avons eu une suite de mauvais temps avec le même vent frais du Nord. Nous observâmes des paquets de glace sur le fleuve, qui était boueux et gonflé. Le temps se passait désagréablement et nous n’avancions pas. Thornton semblait à la mort. Je décidai maintenant de camper au premier bon endroit et d’y rester jusqu’à ce que sa maladie se terminât d’une façon ou de l’autre. Nous remontâmes donc une large rivière qui venait du Sud, et nous nous établîmes à terre.
25 Avril. Nous restâmes près de cet affluent jusqu’à ce matin, quand, à notre grande joie, Thornton fut suffisamment rétabli pour reprendre le voyage. Le temps était beau et nous avançâmes gaîment à travers un pays magnifique, sans rencontrer un seul Indien et sans passer par aucune aventure, jusqu’à la fin du mois. Alors nous atteignîmes le pays des Mandans, ou plutôt des Minnétaris, des Mandans et des Ahnahaways ; car ces trois tribus vivent les unes près des autres, occupant cinq villages. Les Mandans nous reçurent amicalement. Nous restâmes près d’eux trois jours, pendant lesquels nous avons examiné et réparé la pirogue, nous refaisant d’ailleurs. Nous obtînmes également des Indiens une bonne provision du froment qu’ils avaient gardé pendant l’hiver dans des trous, devant leurs huttes. Pendant notre séjour chez les Mandans, nous fûmes visités par un chef des Minnétaris, nommé Maukerassah, qui se comporta avec une grande civilité, et nous fut utile sous plusieurs rapports. Le fils de ce chef fut engagé pour nous accompagner comme interprète jusqu’à la grande fourche. Nous fîmes à son père plusieurs cadeaux, dont celui-ci fut très-satisfait. Le 1er mai nous dîmes adieu aux Mandans et continuâmes notre voyage.
1er mai. Le temps était doux et le pays environnant commençait à prendre une apparence riante ; la végétation était maintenant très-avancée. Les feuilles de l’arbre à coton étaient aussi larges qu’un écu, et beaucoup de fleurs s’étaient ouvertes. Le fleuve commençait à se resserrer. Ses rives basses étaient couvertes de bois de haute futaie. L’arbre à coton, le saule commun, le saule rouge, y croissaient en masse, avec une quantité de rosiers blancs. Derrière ces berges, le pays s’étendait en une immense plaine, sans arbres d’aucune sorte. Le sol était remarquablement riche. Le gibier était un peu plus abondant encore que par le passé. Un de nos chasseurs nous précédait sur chaque rive. Aujourd’hui, ils nous rapportèrent un élan, une chèvre, cinq castors et un grand nombre de pluviers. Les castors étaient peu sauvages et faciles à prendre. Cet animal est exquis à manger, spécialement sa queue, qui est d’une nature gélatineuse comme les nageoires de la plie. Une queue de castor suffit à fournir un repas abondant à trois hommes. Nous avons fait 20 milles avant la nuit.
2 mai. Nous eûmes un bon vent ce matin et nous nous servîmes de voiles jusqu’à midi. À ce moment, la brise devint trop forte et nous nous arrêtâmes. Nos chasseurs se mirent en campagne et revinrent bientôt avec un immense élan que Neptune avait forcé après une longue poursuite, l’animal n’ayant été que légèrement blessé par un coup à chevrotines. Il avait six pieds de haut. Nous prîmes également une antilope à la tombée de la nuit. Dès que cette bête avait vu nos hommes elle était partie avec une vélocité extrême. Mais après quelques minutes, elle était revenue sus ses pas, apparemment par curiosité, — puis elle était repartie de nouveau en bondissant. Elle répéta ce manège plusieurs fois, venant toujours plus près ; jusqu’à ce qu’elle se hasarda à portée de fusil, et que la balle du Prophète l’abattit. Elle était maigre et pleine. Ces antilopes, quoique extrêmement agiles, nagent mal et tombent fréquemment en proie aux loups, quand elles tentent de passer un cours d’eau. Nous avons parcouru aujourd’hui 12 milles.
3 mai. Ce matin nous avons fait une bonne traite. À la nuit nous avions parcouru 30 milles. Le gibier continue à être abondant.
Le long du rivage gisait un grand nombre de buffles morts. Nous en voyions dévorer les carcasses par les loups. Ceux-ci, s’enfuyaient toujours à notre approche. Nous ne savions que penser de toutes ces bêtes crevées. Mais quelques semaines après, la chose nous fut expliquée. Comme nous arrivions à un étranglement de la rivière, où les bords étaient escarpés, et l’eau profonde, nous vîmes un grand troupeau de buffles qui nageaient à travers le fleuve. Nous nous arrêtâmes pour observer comment ils feraient. Ces gros animaux descendaient diagonalement le courant. Ils étaient entrés dans l’eau, à une gorge, un demi-mille plus haut, où le bord s’abaissait jusqu’au niveau du fleuve. Quand ils atteignirent la rive occidentale, ils trouvèrent impossible d’y prendre pied, l’eau étant trop profonde. Après avoir fait de grands efforts pour escalader la berge limoneuse et glissante, les buffles se retournèrent et nagèrent vers la rive opposée, où l’escarpement était le même, aussi inaccessible que de l’autre côté. Ils y répétèrent leurs tentatives, mais en vain. Ils retraversèrent alors une seconde fois la rivière, puis une troisième, puis une quatrième, puis une cinquième fois, s’obstinant toujours à vouloir aborder aux mêmes endroits. Au lieu de se laisser porter plus bas par le courant, à la recherche d’un atterrissage plus facile, (ils auraient pu en trouver un à un quart de mille en deçà), ils semblaient s’entêter à se maintenir où ils étaient, et, dans ce but, nageaient à angle aigu avec le fil de l’eau, faisant les plus violents efforts pour ne pas être entraînés plus bas. À la cinquième traversée, les pauvres bêtes étaient entièrement épuisées ; il était évident qu’elles n’en pouvaient plus. Elles prirent alors un terrible élan pour grimper à la berge ; un ou deux d’entre eux y avaient presque réussi quand, à notre grande douleur, (car nous n’avions pu assister à la détresse de ces nobles bêtes sans les plaindre,) toute la masse de terre friable qui surplombait l’eau, s’affaissa, enterrant plusieurs buffles dans l’éboulement, sans rendre la rive plus facile d’accès.
Alors, le reste du troupeau commença à pousser une sorte de beuglement ou de plainte lamentable, un cri exprimant plus de douleur lugubre et de désespoir que tout ce que l’on peut imaginer. — Jamais cela ne me sortira de la tête. — Quelques buffles tentèrent encore de traverser le fleuve, luttèrent quelques minutes, puis allèrent à fond. Les flots qui les couvrirent, étaient teints du sang rouge qui jaillit de leurs naseaux dans leur agonie de mort. Mais le plus grand nombre ayant cessé de beugler, sembla s’abandonner avec résignation ; ils roulèrent sur le dos et disparurent. Tout le troupeau fut noyé ; pas un buffle n’échappa. Leurs carcasses se trouvèrent jetées une demi heure plus tard par le courant, sur des rives plates, un peu plus bas, où ils auraient pu aborder en sûreté, s’ils ne s’étaient acharnés bestialement à leur première idée.
4 Mai. Le temps était délicieux. Poussés par un bon vent du Sud, nous avions fait 25 milles à la nuit. Aujourd’hui Thornton était suffisamment remis pour aider à la manœuvre. Dans l’après-midi, il vint avec moi à terre. Nous nous enfonçâmes dans la prairie à l’ouest, où nous vîmes une quantité de fleurs printanières précoces d’une espèce inconnue dans nos établissements. Quelques-unes étaient d’une rare beauté et d’un parfum exquis. Nous vîmes aussi du gibier en grande variété, mais nous n’en tuâmes pas. Nous étions sûrs que les chasseurs en rapporteraient à bord plus qu’il ne nous en faudrait et je n’aime pas à tuer par caprice. En revenant, nous tombâmes sur deux Indiens de la tribu des Assiniboïns, qui nous accompagnèrent jusqu’aux barques. Ils ne montrèrent aucune méfiance pendant la route, mais au contraire se comportèrent avec nous hardiment et franchement. Nous fûmes donc très surpris, en arrivant à un jet de pierre de la pirogue, de les voir se retourner tous deux et partir vers la prairie en courant de toutes leurs forces. Parvenus à une bonne distance, ils s’arrêtèrent et grimpèrent sur une butte qui commandait la vue sur la rivière. Là, ils s’étendirent à plat ventre et, reposant leurs mentons sur leurs mains, semblèrent nous regarder avec le plus profond étonnement. Au moyen d’une longue vue, je pus observer leurs physionomies qui étaient empreintes de stupéfaction et de terreur. Ils continuèrent à nous regarder longtemps. Enfin, comme frappés d’une pensée soudaine, ils se levèrent à la hâte et se mirent à fuir rapidement dans la direction d’où nous les avions vus venir d’abord.
5 Mai. Comme nous nous mettions en route, de très-bonne heure, ce matin, une grosse troupe d’Assiniboïns se précipita tout à coup sur nos bateaux et réussit à s’emparer de la pirogue. Personne ne s’y trouvait, excepté Jules, qui se sauva en se jetant à l’eau et en nageant vers la barque que nous avions poussée loin du bord. Les Indiens étaient guidés par les deux guerriers qui nous avaient visités la veille. Leur troupe avait dû s’approcher de nous à la dérobée. Car nos sentinelles étaient postées comme d’habitude, et même Neptune ne nous signala rien de suspect. Nous nous préparions à faire feu sur les sauvages, quand Misquasch (notre nouvel interprète, le fils de Waukerassah) nous dit que les Assiniboïns ne nous voulaient pas de mal, qu’ils nous faisaient entendre par signes qu’ils n’avaient pas d’intentions hostiles. Nous ne pouvions nous empêcher de penser que la capture de notre bateau était une singulière façon de nous montrer de l’amitié. Nous tenions cependant à savoir ce que ces gens désiraient de nous. Nous dîmes à Misquasch de leur demander pourquoi ils nous avaient attaqués. Les sauvages répondirent par de grandes protestations de respect et nous découvrîmes finalement qu’ils n’avaient pas dessein de nous assaillir. Ils étaient seulement venus satisfaite une curiosité ardente qui les consumait, et qu’ils nous supplièrent d’assouvir. Il paraît que les deux Indiens de la veille, ceux dont la conduite nous avait tant surpris, avaient été saisis d’étonnement par la figure fuligineuse de notre ami Tobie. Ils n’avaient jamais entendu parler auparavant d’un nègre, de sorte que leur stupéfaction n’était pas tout à fait sans cause. De plus, Tobie était un moricaud aussi laid que possible, ayant tous les traits distinctifs de sa race, les lèvres épaisses, de gros yeux blancs en saillie, un nez camard, de longues oreilles, un ventre en pot à tabac, et les jambes cagneuses. Quand les deux sauvages racontèrent ce qu’ils avaient vu, dans leur village, personne n’avait voulu les croire, et ils étaient sur le point de perdre toute considération, d’être traités comme des menteurs et des trompeurs, quand ils proposèrent de conduire tout le monde à nos bateaux, et de prouver leur véracité.
L’irruption soudaine des sauvages semble avoir été le résultat de leur curiosité et de leur incrédulité. Car ils ne nous firent pas le moindre mal et nous rendirent la pirogue dès que nous leur dîmes qu’on leur laisserait voir le vieux Tobie. Ce dernier prit la chose comme une excellente plaisanterie et alla tout de suite à terre, in naturalibus, pour que les sauvages pussent observer toute l’étendue de son corps.
Leur étonnement et leur satisfaction furent profondes et complètes. D’abord ils n’en crurent pas leurs yeux ; ils crachaient sur leurs doigts et frottaient la peau du nègre pour voir si elle n’était pas peinte. La laine de sa tête leur arracha des clameurs répétées et ses jambes tortues furent l’objet d’une admiration infinie. Une gigue de notre affreux ami, porta les choses à leur comble. La stupéfaction des sauvages était arrivée à son dernier degré. Leur contentement ne pouvait aller plus loin. Si notre ami avait possédé la moindre ambition, il aurait pu faire alors fortune et monter sur le trône des Assiniboïns sous le nom de Tobie I.
Cet incident nous retint jusqu’à fort avant dans la journée. Après avoir échangé quelques civilités avec les sauvages et leur avoir fait quelques cadeaux, nous acceptâmes l’aide de six d’entre eux, qui ramèrent à notre bord durant cinq milles. C’était là un secours qui fut le bienvenu et pour lequel nous ne manquâmes pas de remercier notre vieux Tobie.
Nous n’avons fait aujourd’hui que 12 milles. Nous avons campé à la nuit sur une île magnifique. Nous nous sommes souvenus longtemps après de ce séjour, à cause du poisson et des poules d’eau délicieuses que nous trouvâmes. Nous y demeurâmes deux jours, pendant lesquels nous avons festoyé sans souci du lendemain, et sans nous occuper des nombreux castors qui s’ébattaient autour de nous. Nous aurions pu, à cet endroit, nous en procurer 100 ou 200 peaux ; nous en recueillîmes à peine 20. Cette île est située à l’embouchure d’une rivière passablement large, venant du sud et tombant dans le Missouri à l’endroit où celui-ci tourne tout à fait à l’ouest. La latitude y est d’environ 48° N.
Le Journal de Julius Rodman continue encore pendant un chapitre, allant jusqu’au 20 Mai et relatant une aventure de chasse à l’ours ; puis il s’arrête brusquement. On ne sait si Poe en est resté là, ou si la suite de l’œuvre a été perdue.
- ↑ Quatre Canadiens faisaient partie de l’expédition. Le reste était formé par les cinq frères Greely, trappeurs du Kentucky, un Virginien, Wormley surnommé le Prophète, un nègre, Tobie, et un autre Virginien, Thornton, l’ami particulier de Rodman. L’associé de ce dernier, Pierre Junôt, était le quatorzième. Un des Canadiens était mort dès le début.
- ↑ Ceci est en contradiction avec ce qui précède, — chose rare chez Poe. E. H.
- ↑ Le mot cache désigne les excavations où les trappeurs enfouissent les pelleteries qu’ils ont amassées.