Contes indiens (Feer)/III/12

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§ 12. — VERTUS POPULAIRES. — CASTES ; MARIAGE ; VEUVAGE

Après les vices, étudions les vertus, non pas les vertus royales, les vertus sublimes de Vikramâditya qui ont déjà été passées en revue, mais les vertus vulgaires des simples particuliers, les vertus populaires. Nous ne pouvons les détailler par le menu, car elles sont seulement indiquées en gros, d’une manière un peu vague. Deux fois (6 et 17) on nous trace le tableau d’un peuple bien gouverné et vertueux à l’instar de son roi. Voici les énumérations de ces qualités morales que nous pensons pouvoir appeler avec raison les vertus populaires :


6

Chacun pratique les devoirs de sa caste sans commettre de transgression.

On observe ponctuellement les préceptes des Çâstras.

On ne met pas sa satisfaction dans l’injustice.

On fait toujours des efforts pour s’entr’aider.

À la fin de la vie, on ne tient pas des discours menteurs, et on médite par la science sur l’âme suprême.


17

On se plaît dans la vertu.

Les femmes n’ont de rapports qu’avec un seul homme.

On se détourne du mal.

On s’attache à la loi.

On persévère dans l’observation des Çâstras.

On respecte les hôtes.

On se conforme aux ordres des père et mère, du roi, etc.

On suit une morale conforme à la science de l’âme suprême.


Ces deux énumérations parallèles peuvent se compléter par une énumération négative (récit 24) :

Nulle transgression du Nîti-çastra ; — nulle oppression des créatures, même en songe ; — nul obstacle à l’accomplissement des actions vertueuses ; — point d’injures aux Brahmanes ; — point de violences contre les créatures ; — point de châtiments injustes ; — nulle recherche de ce qui n’est pas bien ; — point de mauvaise conduite ; — point de brisement des images des divinités ; — point de cause d’inquiétude pour les gens de bien ; — point de transgression des lois établies par les Çâstras.

J’ai souligné les prescriptions positives et précises de ces énumérations, où nous pouvons noter : l’obéissance au roi, aux père et mère, mis sur le même rang ; — le soin des hôtes ; — l’assistance mutuelle ; — le respect de la division des castes et le respect particulier dont les brahmanes sont l’objet ; les relations sexuelles de chaque femme avec un seul homme ; — enfin le respect des objets religieux et, en particulier, des images des dieux. Tels sont les traits saillants de cette morale vulgaire ; il en est deux sur lesquels nous nous arrêterons un instant : le respect de la distinction des castes et l’honneur rendu aux brahmanes ; le devoir et la condition de la femme.

Il n’est pas fort souvent question de la division par castes dans ces récits ; et il est assez rare qu’on fasse connaître les castes respectives des personnages mis en scène, autres que le roi, ses conseillers et les individus qui l’approchent d’ordinaire. Néanmoins le respect dû aux brahmanes et les privilèges dont ils jouissent sont plusieurs fois notés (1-3-5). On les charge de l’accomplissement des cérémonies religieuses. L’un d’eux est, par erreur, déclaré coupable d’un crime qui entraîne la peine de mort : mais les conseillers du roi lui font observer que cette peine ne peut être exécutée à cause de la qualité de brahmane du condamné ; et elle est commuée en celle du bannissement. Malgré cela, les brahmanes ne jouent pas dans ces contes, le rôle éminent et exclusif qui leur est dévolu dans les écrits officiels. Les subtilités et la conduite intéressée de plusieurs d’entre eux sont hautement blâmées et les bienfaits du roi s’adressent souvent à d’autres qu’aux brahmanes, quoique ceux-ci soient toujours mis au premier rang dans les manifestations officielles de la munificence royale.

La condition des femmes nous retiendra plus longtemps. Une femme, nous dit-on, ne peut se donner qu’à un seul homme ; mais la réciproque n’est pas vraie : un homme peut fort bien prendre plusieurs femmes. Si le fait n’est pas énoncé comme un principe et un droit, il est démontré par plus d’un passage qui implique l’existence de la polygamie. Vikramâditya a, en effet, plusieurs femmes ; néanmoins, il y en a toujours une qui est la première épouse, quelquefois considérée presque comme une épouse unique ; et il ne manque pas de passages relatifs à l’union des sexes, où le narrateur parle comme si la polygamie lui était inconnue. Il y a plus ; on accorde aux femmes une certaine influence et parfois une sorte de supériorité intellectuelle. L’énumération des 18 vices cités plus haut est faite par une femme qui moralise son mari et lui fait la leçon, tout en partageant son vice, par passion ou par obéissance ; car tous deux jouent aux dés sans s’arrêter, pendant que l’ennemi assiège leur capitale. Il s’agit en effet, dans ce récit, d’un roi et d’une reine. La reine, tout en jouant, expose à son mari les inconvénients de sa conduite ; le mari n’en a cure, et continue de jouer : curieux exemple que celui de cette femme obéissant par faiblesse ou par devoir à son mari vicieux, en même temps qu’elle se montre docte et docteur ! Le récit premier nous offre un exemple de l’influence exercée par la femme en raison de sa beauté, influence plus puissante que les raisonnements les plus solides ; il s’agit d’un roi qui ne peut siéger dans son conseil sans avoir sa femme à ses côtés.

Quand il est dit que la femme ne peut se donner qu’à un seul homme, cette phrase doit être prise à la lettre et d’une manière absolue. Après la mort de celui à qui elle était unie, la femme doit lui rester fidèle et ne peut s’unir à un autre homme. On sait assez que les femmes indiennes, pour être plus sûres de ne pas trahir la foi conjugale, accompagnaient leur mari dans la mort. Cette grave question se trouve posée et résolue dans nos textes ; il vaut la peine d’y insister.

Dès l’introduction, nous voyons Vikramâditya mourir laissant sa première épouse enceinte. Celle-ci laisse arriver le terme, puis, une fois délivrée, elle abandonne son enfant aux conseillers du roi qui l’élèveront, et « entre dans le feu », c’est-à-dire qu’elle se brûle pour partager avec son mari les jouissances du bonheur suprême. Ainsi la fidélité conjugale, comprise comme une immolation de la femme à l’époux décédé, passe avant les devoirs de la maternité.

Dans le récit 29, nous trouvons un cas analogue, mais non identique, qui donne lieu à une discussion en règle, qu’on pourrait intituler le « pour » et le « contre ». Il s’agit d’une femme commise à la garde du roi Vikramâditya, laquelle, se croyant veuve, entre aussi dans le feu par fidélité à son mari. Avant que le sacrifice soit consommé, le roi cherche à détourner la veuve de son projet ; celle-ci répond. Et ainsi un débat sur le devoir des veuves s’engage entre ces deux personnages. Il est vrai que le roi déclare n’avoir eu d’autre but, en combattant le dessein de cette veuve inconsolable, que de mieux faire éclater sa fidélité ; il n’en plaide pas moins contre le suicide.

Voici l’argument du roi : C’est la vie qui fait le lien entre les époux ; quand la vie cesse, le lien est rompu ; rien ne rattache plus les époux l’un à l’autre : la femme restée seule peut, à son choix, garder le célibat ou choisir un nouveau mari.

L’argumentation de la veuve est plus développée, mais repose sur un seul principe, l’indissolubilité du mariage. La femme ne doit pas abandonner son mari : l’union des époux est si étroite que la mort même ne peut la rompre. Le mari peut bien vivre sans la femme ; mais la femme ne peut plus subsister sans le mari dont elle est devenue comme une sorte d’attribut. Elle n’a qu’un moyen de lui prouver son affection, c’est de le suivre quand il meurt. La femme pourrait, à la rigueur, survivre à son mari, mais à la condition de ne pas se remarier : or les tentations sont si puissantes, on est si exposée à devenir infidèle en restant en vie que mieux vaut observer la loi du sacrifice ordonné ou conseillé par les Çâstras.

Après avoir reproduit les arguments pour et contre le suicide des veuves, je reviens à l’épisode du récit 29. La femme se brûle, et le mari qu’on croyait mort reparaît, il réclame sa femme. Le roi raconte ce qui est arrivé ; mais le mari n’admet pas ses excuses. Il exige que le roi, s’il ne peut rendre la femme qui lui a été confiée et dont il est responsable, donne en échange la reine sa propre femme ; et le roi s’exécute, il livre la reine. On ne nous dit pas comment cette rupture de l’union du roi et de sa femme se concilie avec le principe de l’indissolubilité proclamé plus haut. Il faut conclure de là que le mari a le droit de rejeter sa femme, mais que la femme ne peut se séparer de son mari que si elle a été rejetée par lui, et si la situation nouvelle dans laquelle elle entre lui est imposée par son mari.

Si nous réunissons toutes ces données, nous pouvons poser pour la condition des femmes les principes suivants : un homme peut s’unir à plusieurs femmes ; — une femme ne peut s’unir qu’à un seul homme. En cas de pluralité d’épouses, il y en a généralement une qui est la première ; — une femme peut subjuguer son mari jusqu’à le dominer même en public ; — une femme peut avoir de l’instruction au point de morigéner son mari. — Le mariage est indissoluble ; — la veuve qui se remarie est infidèle. — Une veuve peut rester en vie après la mort de son mari, à la condition de ne pas se remarier ; mais c’est bien dangereux. — Le meilleur moyen pour une veuve de rester fidèle, c’est de se brûler. — Un homme peut, dans certains cas, livrer sa femme à un autre.

Il y aurait bien des réflexions à faire sur ces divers points. Nous ne le pouvons : ce serait tout un traité à entreprendre. J’ajouterai seulement que l’infamie dont se couvre la veuve infidèle est corroborée par le récit 23e, où nous voyons deux brahmanes, dont la sœur veuve est devenue enceinte des œuvres d’un génie souterrain, quitter la ville pour aller cacher au fond des déserts la honte qui rejaillit sur eux du crime de leur sœur.