Contes indiens (Feer)/Récit/10

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(p. 83-86).

RÉCIT DE LA 10e FIGURE



Une autre fois encore, l’auguste roi Bhoja s’approcha du trône pour se faire sacrer. La dixième figure, en voyant le roi, se mit à sourire et dit : « Ô roi Bhoja, tu n’es pas digne de t’asseoir sur ce trône ; un roi tel que Vikramâditya peut seul y prendre place. — Quel était donc le roi Vikramâditya ? » dit le roi. — En entendant cette question, la dixième figure dit : « Écoute, je vais te dire quelles étaient les qualités de Vikramâditya.

« Un jour, l’auguste Vikramâditya s’éleva au moyen de ses chaussures magiques pour explorer la terre, et parcourut ainsi diverses contrées. Il aperçut en un certain lieu, dans l’antre vaste et profond d’une montagne, un arbre ravissant comme il n’en avait jamais vu, et vint au pied de cet arbre. Or c’était la résidence d’un oiseau appelé Longue-vie (cîrajîva). La troupe qui formait le cortège de cet oiseau, après avoir été en divers lieux chercher de la nourriture, revint sur l’arbre, et les oiseaux se mirent à parler ensemble.

« Sur ces entrefaites, un des oiseaux dit : J’éprouve aujourd’hui une grande douleur. — Tous les oiseaux lui firent alors cette question : Quelle douleur éprouves-tu ? — L’oiseau reprit : Écoutez, pour la bien retenir, la circonstance qui me cause cette profonde douleur. Au milieu de l’Océan est une île ; le roi de cette île est un Râxasa, les habitants sont des hommes. Un jour, ce Râxasa entreprit de les manger tous. Les habitants, épouvantés, tinrent conseil et dirent : « Hé ! Râxasa, tu es notre roi à tous, nous sommes tes sujets : garder tes sujets est ton devoir de roi. Tu es roi et tu t’efforcerais de manger tes sujets ! Ce n’est pas convenable. Nous te donnerons chaque jour, régulièrement et successivement, un homme. — Depuis lors le Râxasa a, chaque jour, un homme pour sa nourriture, et se montre satisfait ; il ne fait pas de mal aux (autres) créatures. Je suis allé aujourd’hui en promenade dans ce pays ; j’y ai un ami qui a un fils. Or, c’est aujourd’hui le tour de mon ami de livrer un homme, en sorte que le fils de mon ami va être mangé par le Râxasa : c’est à cause de cela que j’éprouve une extrême douleur.

« Le roi Vikramâditya qui se tenait au pied de l’arbre entendit le discours de l’oiseau ; il s’éleva au moyen de ses chaussures magiques et se rendit dans le pays où régnait le Râxasa. Le fils de l’ami de l’oiseau, destiné à livrer son corps en pâture au Râxasa se tenait là, excessivement troublé par la crainte de la mort, dans le lieu où le Râxasa prenait ses repas. Le roi Vikramâditya arriva en ce lieu, et dit : Hé ! mon enfant, va-t-en chez toi, je prendrai ta place et je livrerai mon propre corps en pâture au Râxasa. » — L’enfant répondit : Qui es-tu, homme vertueux, qui me donnes, (l’occasion) de faire connaissance avec toi ? — Tu n’as pas besoin de faire connaissance avec moi, repartit le roi. — L’enfant, ayant entendu les paroles de Vikramâditya, fut très réjoui et s’en retourna chez lui. Le roi Vikramâditya, sans crainte et le visage souriant, resta dans la salle à manger du Râxasa. À l’heure du repas, le Râxasa entra en ce lieu et, voyant l’homme éminent, lui dit : Ô homme, l’heure de ta mort est arrivée, tu n’as point de peur et tu souris ! Qui es-tu donc, toi qui m’accordes de faire connaissance avec toi ? — Vikramâditya répondit : Qu’est-il besoin de faire connaissance ? Mange-moi. — Le Râxasa content dit : Ô homme excellent, tu es fort vertueux, je suis content de toi. Demande-moi ce que tu désires d’entre les choses qui sont dans mes états. — Le roi lui répondit : Si tu es content de moi, ne fais plus de mal aux créatures à partir d’aujourd’hui. » — Aussitôt le Râxasa donna son assentiment en disant : Qu’ainsi soit ! — Le roi, s’élevant au moyen de ses chaussures magiques, retourna dans sa capitale ; et depuis, les sujets du Râxasa ne furent plus molestés. »

Après avoir raconté cette histoire, la dixième figure ajouta : « Si tu as une telle capacité de venir en aide aux autres, alors tu es digne de t’asseoir sur ce trône. » À l’ouïe de ces paroles, le roi Bhoja renonça (au sacre) encore ce jour-là.