Contes indiens (Feer)/Récit/11

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(p. 87-92).


RÉCIT DE LA 11e FIGURE




Un autre jour encore, le roi Bhoja, voulant se faire sacrer, s’approcha du trône pour s’y asseoir. Sur ces entrefaites, la onzième figure dit : « Roi Bhoja, écoute. Celui-là seul parviendra à s’asseoir sur ce trône, dont la grandeur est égale à celle de Vikramâditya. » Le roi dit : « Eh ! figure, en quoi consiste la grandeur de Vikramâditya ? » La figure dit : « Eh ! roi Bhoja, écoute !

« Il y avait dans les États du roi Vikramâditya un grand personnage appelé Bhadrasena, qui mourut après avoir amassé et gardé avec soin des richesses considérables. Son fils appelé Purandara se mit à dissiper tous ces biens dans de folles dépenses. Les voisins ne songeant pas à l’en empêcher, un ami du père de Purandara, un savant brahmane, vint trouver Purandara et lui dit : Ô fils de mon ami, ces richesses qu’il a conservées par des efforts si variés, car elles ne sont pas stables (de leur nature), ces richesses, tu les gaspilles aisément et à tort. La grandeur de l’homme consiste à garder la richesse. Cette richesse, Laxmî en a fait un enseignement[1] ; Vishnu s’est rendu par force le maître de Laxmî, et c’est lui qui est devenu par le seigneur du monde. Cette Laxmî est née de la mer ; de là vient que le nom de la mer est Ratnâkar (mine des joyaux). C’est au sein de Laxmî qu’est né Kandarpa[2] ; et c’est à cause de cela que Kandarpa l’a pris de haut, orgueilleusement avec Brahmâ et les autres dieux. Réfléchis donc et comprends que le peu de grandeur et d’orgueil de l’homme dépend tout entier de la faveur de Laxmî. Voilà pourquoi je dis : ces richesses qui (ne) sont (pas autres que) Laxmî, il n’est pas convenable de les prodiguer ainsi.

« À ce discours du Brahmane Purandara répondit : Eh ! brahmane, écoute : ce qui doit nécessairement arriver, arrive en dépit de tous les efforts, comme l’eau de la noix de coco. De même les biens qui doivent infailliblement disparaître s’en vont ; de quelle façon s’en vont-ils ? — Personne ne peut le préciser ; c’est comme la graine du fruit du kapiltha mangée par un éléphant. Ainsi on a beau faire des efforts pour garder la richesse, qu’en adviendra-t-il ?

« Après avoir ainsi repoussé le discours du brahmane, Purandara renouvela ses dépenses de jour en jour, et devint extrêmement pauvre ; aucun de ceux qu’il approchait ne faisait plus cas de lui. Devenu ainsi l’objet du dédain universel, Purandara fut extrêmement troublé et fit en lui-même ces réflexions : Une forêt comme celles où demeurent les tigres et les autres animaux féroces, une forêt où l’on a pour demeure le pied des arbres, pour nourriture leurs feuilles et leurs fruits, pour vêtement leur écorce, et pour lit l’herbe, est assurément la résidence qui convient le mieux à un homme privé de toutes les richesses qu’il possédait ; il ne lui vaut rien d’habiter près de parents que leur opulence enorgueillit. — Après avoir roulé ces pensées dans son esprit en plusieurs manières, Purandara partit pour les pays étrangers.

« En errant par diverses contrées, il arriva près d’une ville voisine du Mont Malaya, et qui s’appelait Pîtapur. Dans cette ville, il entendit de nuit les pleurs d’une femme qui poussait des cris lamentables. Dès que le matin fut arrivé, il s’informa auprès des gens de la ville : Hier, dit-il, pendant la nuit, j’ai entendu pleurer une femme. — Les villageois lui répondirent : Nous aussi, chaque jour, pendant la nuit, nous entendons ces mêmes lamentations de femme ; mais nous ne savons qui est cette femme qui pleure ainsi. En entendant ces plaintes continuelles, nous redoutons quelque malheur et nous sommes dans des transes perpétuelles.

« Quand Purandara fut rentré dans son pays quelques jours après son arrivée, il raconta cette histoire au roi Vikramâditya. Le roi, l’ayant entendu, eut l’esprit envahi par la curiosité, et, pour connaître les particularités du chagrin de cette femme, il s’éleva à l’aide de ses souliers magiques, accompagné de Purandara, et se rendit à Pîtapur. Dès qu’il y fut arrivé, il se mît à chercher : non loin de cette ville était une épaisse forêt, où il découvrit la femme en pleurs. Au moment où cette femme fit entendre ses plaintes, à cet instant même, il s’avança à travers la forêt, dans la direction de cette femme, le glaive en main. Arrivé près d’elle, il vit un Râxasa, à la figure épouvantable, sans pitié, qui la battait à tour de bras. À ce spectacle, le roi Vikramâditya, ému de compassion, accabla le Râxasa de reproches et lui dit : Fi ! fi ! pervers Râxasa, qui bats une faible femme, quelle humanité y a-t-il en toi ? Viens, combats avec moi, si tu en es capable. — En entendant ce défi du roi, le Râxasa entra dans une colère excessive, il tenta de se battre avec le roi : après avoir lutté quelque temps avec le Râxasa, le roi le tua en lui tranchant la tête avec son épée. Immédiatement, la femme, aussi contente que pourrait l’être un mort qui aurait recouvré la vie, s’avança vers le roi, fit l’anjali[3] et adressa au roi des éloges : Ô grand roi des rois, comme Garuda, qui témoigne la bonté de sa nature en détruisant les serpents, a rendu la vie à la grenouille tombée de la bouche du serpent, ainsi, en exterminant mon Râxasa, tu m’as rendu la vie. Que ferai-je pour reconnaître ce bienfait ? Je n’ai ni fils ni fille. Si j’avais un fils ou une fille, je te l’offrirais pour te servir. — Après avoir prononcé ces paroles de soumission, elle tomba aux pieds du roi. Se relevant aussitôt, elle lui dit : « À dater d’aujourd’hui, considère-moi comme ton esclave ; j’ai neuf cents vases d’or tout remplis d’or ; considère toutes ces richesses comme tiennes. » — Le roi, ayant entendu les paroles de soumission de cette femme, accepta tout ce qu’elle avait de richesses, mais pour le donner à cette femme même et à Purandara. Après avoir placé Purandara dans cette situation, il s’éleva à l’aide de ses souliers magiques et rentra dans sa demeure. »

La onzième figure, après avoir fait ce récit au roi Bhoja, ajouta : « Eh ! roi Bhoja, tu as entendu (quelle était) l’humanité de Vikramâditya ; s’il y a en toi autant d’humanité, assieds-toi sur ce trône, restes-y. » Le roi Bhoja, ayant entendu ce discours, se désista encore ce jour-là.


  1. Ou un livre (Çâstra). Laxmî est la déesse de la félicité, la déesse Fortune.
  2. Le dieu de l’amour.
  3. Voir les récits 3 (p. 46, note 4) et 7 (p. 71, note).