Contes indiens (Feer)/Récit/15

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(p. 111-114).

RÉCIT DE LA 15e FIGURE



Une autre fois encore, l’auguste roi Bhoja s’approcha du trône pour se faire sacrer. En le voyant venir, la quinzième figure dit : « Eh ! roi Bhoja, écoute quelles conditions doit remplir celui qui est digne de s’asseoir sur ce trône. — Dis en quoi consistent ces conditions, » repartit le roi. La figure reprit en ces termes :

« L’auguste Vikramâditya, après avoir réuni une armée formée de quatre corps bien comptés, celui des éléphants, celui des chevaux, celui des chars, celui des fantassins, avait conquis toutes les contrées, réduit tous les rois sous sa puissance. Il siégeait un jour au milieu de son conseil avec ses législateurs, ses agents exécuteurs de ses ordres, les savants de son conseil et d’autres personnages. Sur ces entrefaites, les gardiens du jardin de plaisance vinrent en présence du roi[1], firent l’anjali et dirent : Eh ! grand roi, le roi de toutes les saisons, le printemps, a fait son entrée dans la multitude des bosquets, théâtres de ses jeux. Les bosquets et les allées, les arbres couverts de jeunes pousses, chargés de grappes de fleurs et de fruits brillent d’un éclat superbe. Tous les étangs resplendissent de plantes aquatiques ; les guirlandes d’abeilles, ivres de miel, font entendre des sons agréables ; le kokila pousse les doux cris de l’accouplement.

« À l’ouïe de ces paroles des gardiens du parc, le roi, avec son entourage, se rendit à son jardin de plaisance, se livra en divers lieux à plusieurs genres de divertissement, puis, au milieu du bois, parmi divers autels (de dieux), il s’assit sur un trône d’or orné de pierreries, et, en compagnie de ses pandits, se mit à étudier les Çâstras. Sur ces entrefaites, un pandit qui était juge, s’attachant à un point du Çâstra de la connaissance ( Jnâna-Çâstra), dit : Eh ! grand roi, écoute : la félicité royale, en quelque temps, en quelque lieu que ce soit, n’est pas stable ; ce corps, composé de sang, de chair, d’ordures, d’urine, sujet à diverses infirmités, n’est pas stable ; de même les fils, les amis, les épouses, rien de tout cela n’est durable. Ainsi l’affection poussée à l’excès ne convient pas au sage : de même que l’affection procure une (grande) jouissance, quand vient la séparation, elle cause une douleur encore plus grande. Par conséquent, le sage doit appliquer son esprit à (la méditation de) l’existence éternelle. Or, il n’y a pas d’existence éternelle en dehors de l’homme suprême[2], qui est la forme de l’être par excellence[3]. Si l’esprit est terme sur ce point, il sera affranchi de la geôle du Samsara.

« Quand le juge eut fini de parler, le roi resta quelque temps pensif, puis il dit : Eh ! juge, tout ce que tu as exposé est fort juste. Tant que le souffle de la respiration persiste dans ce corps percé d’une multitude d’ouvertures, c’est la vie du vivant ; une fois que le souffle de la respiration s’échappe du corps, c’est la mort du vivant. Par conséquent, la vie est une grande merveille. Tout ce qui est du Samsâra est né mortel et dure autant que les éléments grossiers, autant que la vie. Après la mort, le lien (qui retenait le tout) n’existe absolument plus. Celui qui sait toutes ces choses comme s’il les avait devant les yeux et qui néanmoins est enivré par les objets sensibles, celui-là est dans la même situation que s’il était dans une complète ignorance ; car, bien que cette connaissance n’ait pas péri pour lui, il n’a pas l’attachement inébranlable pour l’homme suprême. Celui-là est bon au suprême degré qui s’applique constamment à détruire l’ignorance ; tu es donc bon au suprême degré, certes !

« Après avoir eu plusieurs conversations sur la connaissance, Vikramâditya, enchanté du juge, lui donna huit lacks d’or. »

Après avoir entendu ce discours de la bouche de la quinzième figure, l’auguste roi Bhoja se désista ce jour-là.


  1. Voir récit cinquième (p. 58).
  2. Parama-purusha. Peut-être faudrait-il traduire : « purusha suprême » et conserver le terme indien purusha qui signifie « homme », mais qui, ici, a une acception philosophique toute spéciale.
  3. Saccidânanda, nom du principe de l’existence, de l’intelligence, de la félicité. On le retrouvera dans le dernier récit.