Contes indiens (Feer)/Récit/6

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(p. 63-68).


RÉCIT DE LA 6e FIGURE




Lauguste roi Bhoja prit encore une fois la détermination de monter sur le trône pour s’y faire sacrer. À ce moment, la sixième figure se mit à rire et dit : « Écoute, roi Bhoja, celui qui porte secours aux autres, comme le roi Vikramâditya, est digne de s’asseoir sur ce trône. » — À ces mots, le roi dit : « En quoi consistait cette qualité secourable du roi Vikramâditya ? » — La figure reprit : « Fais de la pratique de l’héroïsme l’objet de tes méditations :

« De la ville d’Avantî le roi Vikramâditya exerçait la domination sur tous les pays. Les habitants des contrées soumises à son empire pratiquaient chacun les devoirs de sa caste, sans jamais commettre de transgressions ; ils observaient continuellement les préceptes des Çâstras, ne mettaient jamais leur satisfaction dans l’injustice, faisaient toujours des efforts pour s’entr’aider. À la fin de leur vie, ils ne tenaient pas des discours menteurs[1], et, comprenant que leur corps n’était pas destiné à durer, ils méditaient constamment par la science sur l’âme suprême.

« Il y avait dans cette ville un marchand nommé Dhanadatta. Ce Dhanadatta était si riche que lui-même ne connaissait pas le compte de ses richesses, et des catégories d’objets qui n’existaient dans aucune ville se trouvaient dans la maison de Dhanadatta. Un jour, Dhanadatta fit cette réflexion : Les bons offices servent pour l’autre monde. Si je n’acquiers pas cette sorte de mérites, quelle sera ma destinée ? — Cette idée s’étant bien fixée dans son esprit, il pratiqua largement et en diverses manières la loi du don, puis alla en pays étranger pour visiter les étangs sacrés. Après avoir passé par divers étangs, il arriva à une île de la mer. Il y avait là un autel d’une divinité ; près de l’autel était un lac et, aux quatre côtés du lac, un quai enchâssé de pierreries et de cristaux. On voyait en ce lieu une femme supérieurement belle et un homme divinement beau ; seulement leurs têtes avaient été coupées, elles étaient à part ; et, près de ces têtes, quelques lignes gravées sur un rocher[2] annonçaient que, si quelque excellent personnage se coupait la tête pour la donner comme offrande, cet homme et cette femme reviendraient à la vie. Instruit de cette merveille par tout ce qu’il avait vu, Dhanadatta, en quittant l’étang, retourna dans sa demeure.

« Un jour, Dhanadatta, dans une conversation avec le roi, lui raconta cette aventure. À l’ouïe de ce récit, le roi fut bien étonné et dit : Dhanadatta, viens avec moi en ce lieu ; je suis curieux de voir cela. — Cette détermination prise, le roi, emmenant Dhanadatta, se rendit en ce lieu et, une fois arrivé, vit de ses propres yeux que tout était comme Dhanadatta le lui avait dit précédemment. Il fit alors cette réflexion : Quiconque est un homme supérieur expose sa vie pour rendre service aux autres. Si je donne ma vie, les corps de ces deux individus, femme et homme, reprendront vie ; c’est là une action supérieure ; il faut de toute nécessité l’accomplir. On a beau veiller sur son corps, on ne peut éviter la mort. En rendant service aux autres, on meurt, mais aussi, dans l’autre monde, on a une destinée excellente.

« Pénétré de cette pensée, le roi Vikramâditya se baigna dans le lac, puis se mit en devoir de se couper lui-même la tête en présence de la déesse. Là-dessus, la divinité, se montrant favorable, arrêta la main du roi et dit : Ô roi, tu es un homme supérieur ; je suis contente de toi. Demande ce que tu désires. — Le roi répondit : Hé ! divinité, si tu m’es propice, rends la vie à ces deux personnes, cet homme et cette femme, et accorde-leur la royauté de ce lieu. — La divinité, ayant entendu ces paroles, dit : Hé ! Vikramâditya, tu es un homme excellent ; pour rendre service aux autres, tu es prêt à perdre la vie. — À ces mots, la divinité rendit la vie à cette femme et à cet homme, leur donna la royauté de ce lieu et disparut. Comme un homme endormi se dresse quand son sommeil est interrompu, ainsi cet homme et cette femme se relevèrent et, par la faveur de la divinité, devinrent roi et reine de ce lieu. Quant au roi Vikramâditya, il rentra dans sa capitale. »

La sixième figure ajouta : « Grand roi, écoute ! Voilà comment le grand roi Vikramâditya était secourable aux autres. Si cette même qualité d’être secourable aux autres est en toi, alors tu es digne de t’asseoir sur ce trône. »

Le roi Bhoja, sachant bien que cette qualité d’être secourable aux autres n’existait pas en lui, se retira encore ce jour-là.




  1. C’est-à-dire : niant la vie future.
  2. L’habitude d’écrire sur le roc est prouvée par les inscriptions de ce genre qui ont été découvertes depuis une cinquantaine d’années. — Elle n’est pas spéciale à l’Inde.