Contes mystérieux (Hoffmann)/Maître Floh/2

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DEUXIÈME AVENTURE.


Le dompteur de puces. — Triste sort de la princesse Gamaheh à Famagasta. — Maladresse du génie Thétel. — Remarquables essais microscopiques. — La belle Hollandaise. — Singulière aventure du jeune sieur Georges Pépusch.


Il se trouvait dans ce temps à Francfort un homme qui avait une singulière profession. On l’appelait le dompteur de puces, parce qu’il était parvenu (et certes non sans peine) à donner une espèce d’instruction à ces animaux, et à leur apprendre différents jolis tours d’adresse.

Sur une grande table du plus pur et du plus beau marbre blanc on voyait avec étonnement des puces qui traînaient des canons, des caissons de poudre, des voitures, tandis que d’autres arrivaient en sautant, le fusil au bras, la giberne au dos, le sabre au côté.

Au commandement du maître, elles exécutaient les évolutions les plus difficiles, et tout paraissait plus vif et plus gai qu’avec des soldats véritables, parce que le commandement de marche s’exécutait en sauts et en entrechats admirables, et que les à droite et à gauche devenaient des pirouettes.

Toute l’armée avait un merveilleux aplomb, et le général paraissait en même temps un grand maître de ballet. Mais les voitures trainées par quatre, six et huit puces, paraissaient plus charmantes et plus étonnantes encore. Les cochers et les domestiques étaient des scarabées d’or de l’espèce la plus petite et presque invisibles ; mais il était à peu près impossible de reconnaître les personnages assis à l’intérieur.

On se trouvait naturellement forcé de penser à l’équipage de la fée Mab que le brave Mercutio, dans la tragédie de Roméo et Juliette de Shakspeare, décrit si bien que l’on peut croire qu’il lui a souvent passé sous le nez.

Mais c’était seulement en examinant toute la table avec une bonne loupe que l’on admirait dans son entier le talent du dompteur de puces ; car alors on voyait le luxe, la beauté des harnais, le travail précieux des armes, l’éclat, la netteté des uniformes, et l’on ne pouvait se défendre de l’étonnement le plus profond.

On avait peine à se figurer quel genre d’instruments devait employer le dompteur pour faire proprement, et dans les proportions voulues, certains petits accessoires, comme, par exemple, éperons, têtes de cannes, etc., et ce travail, qui pouvait passer pour un chef-d’œuvre de tailleur, et qui ne consistait en rien moins que de livrer à une puce des pantalons de cheval, où la prise de la mesure, qui semblerait devoir être des plus difficiles, devenait par le fait une chose des moins difficiles à faire et des moins importantes.

Le dompteur de puces recevait d’innombrables visites, la salle était continuellement remplie de personnes que n’effrayait pas le haut prix des billets d’entrée.

Le soir aussi la foule était grande, plus grande encore, car il venait aussi alors d’autres personnes, qui n’attachaient pas beaucoup d’importance à toutes ces habiles niaiseries, mais qui s’y rendaient pour admirer une œuvre qui avait une tout autre importance, et qui attirait l’attention des véritables amateurs de l’étude de la nature. Cette œuvre était un microscope de nuit qui, semblable au microscope de jour, avait la forme d’une lanterne magique, et dessinait sur le mur les objets éclairés avec une clarté et une exactitude qui ne laissaient rien à désirer.

Le dompteur de puces faisait aussi un commerce de ces microscopes, les plus beaux que l’on pût trouver, et on les payait très-cher et avec grand plaisir.

Or un jeune homme, nomme Georges Pépusch, avec lequel le lecteur fera bientôt plus ample connaissance, éprouve le désir d’aller visiter le dompteur de puces, quoiqu’il fût déjà tard.

Arrivé déjà sur les escaliers, il entendit une altercation qui devenait de plus en plus vive, et qui enfin dégénéra en cris et en malédictions, et comme il allait entrer, la porte de la salle s’ouvrit avec violence, et des hommes s’en précipitèrent confusément mêlés ensemble. Ils étaient pâles et semblaient remplis d’effroi.

— Le maudit sorcier ! le suppôt de Satan ! je veux l’appeler en justice ! Il faut qu’il quitte la ville, l’affreux escamoteur !

Ainsi criaient ces gens, talonnés par l’effroi, et cherchant à sortir de la maison au plus vite.

Un regard jeté dans la salle apprit aussitôt au jeune Pépusch la cause de la peur terrible qui mettait tous ces gens en fuite. Tout vivait là dedans. Une dégoûtante mêlée des plus affreuses créatures remplissait la chambre. La race des pucerons, des hannetons, des araignées, des insectes qui vivent dans la vase, grossis d’une manière démesurée, étendaient leurs trompes, marchaient sur leurs longues pattes velues, et les terribles fourmilières déchiraient de leurs tenailles dentelées les moucherons, qui se défendaient et les frappaient de leurs longues ailes, et pendant ce temps des serpents du vinaigre, des anguilles de colle, des polypes à cent bras s’entrelaçaient, et à travers les intervalles de leurs replis, des animaux d’infusion passaient leur tête, semblable à une laide face humaine.

Pépusch n’avait jamais rien vu de plus affreux, et il se sentait déjà glacé d’effroi, lorsque quelque chose d’informe vint lui voler à la figure. Il se trouva tout d’un coup enveloppé d’un nuage de farine. Alors sa peur se dissipa, car il s’aperçut aussitôt que ce ne pouvait être que la perruque ronde du dompteur de puces, et c’était elle en effet.

Lorsque Pépusch eut essuyé la poudre de ses yeux, tout ce monde désordonné d’insectes avait disparu. Le dompteur de puces était étendu hors d’haleine dans un grand fauteuil.

— Leuwenhoek, dit Pépusch, Leuwenhoek, vous voyez ce qui vous revient de toutes vos manières d’être. Vous avez été de nouveau forcé de recourir à vos vassaux pour vous débarrasser de ces gens, n’est-il pas vrai ?

— Est-ce vous ? demanda le dompteur d’animaux d’une voix faible, est-ce vous, bon Pépusch ? Ah ! je suis perdu, complétement perdu ! Je commence à croire que vous aviez les meilleures intentions, et que j’ai mal fait de ne pas écouter vos avis.

— Que s’est-il passé ? demanda tranquillement Pépusch.

— Prenez la loupe, lui répondit le dompteur d’une voix larmoyante en tournant le visage vers son mur, les deux mains sur ses yeux, et regardez sur la table de marbre.

Pépusch vit, sans avoir besoin de verres, que l’armée gisait morte : sur la table rien ne bougeait, les petites voitures étaient renversées, etc. Les habiles puces paraissaient avoir changé de forme. Au moyen de la loupe, il découvrit bientôt qu’il ne s’y trouvait plus une seule puce, mais que ce qu’il avait pris pour elles était des pépins de fruits et des grains de poivre, qui se trouvaient fourrés dans les armes et les uniformes.

— Je ne sais, reprit le dompteur triste et abattu, je ne sais quel est le mauvais esprit qui me frappa d’aveuglement et m’empêcha de remarquer la désertion de mon armée jusqu’au moment où la foule s’assembla autour de la table et s’apprêta à y jeter les yeux. Vous pouvez vous imaginer, Pépusch, quels furent les murmures et la colère des spectateurs en se voyant trompés. Ils m’accusèrent du plus grossier charlatanisme, et, leur colère allant toujours croissant malgré mes explications, qu’ils n’écoutaient pas, ils voulurent se jeter sur moi et se venger par leurs mains. Que pouvais-je faire de mieux pour échapper à leurs mauvais traitements que de mettre le grand microscope en mouvement, et les entourer de créatures dont ils étaient épouvantés, comme cela arrive ordinairement avec ce peuple ?

— Mais, dites-moi, Leuwenhoek, demanda Pépusch, comment a-t-il été possible que votre armée si bien exercée, et qui s’est toujours montrée si fidèle, se soit dispersée tout d’un coup, sans que vous vous en soyez aperçu ?

— Oh ! dit en gémissant le dompteur, oh ! Pépusch ! il m’a abandonné lui, qui me donnait mon pouvoir sur ce petit peuple, et c’est à sa trahison que je dois attribuer mon aveuglement et mes infortunes.

— Ne vous ai-je pas averti depuis longtemps, répliqua Pépusch, de ne pas faire reposer toute votre affaire sur des jongleries que vous ne pouviez, je le sais, effectuer sans la possession du maître ? Et maintenant vous avez appris combien cette possession est difficile, en dépit de toutes vos peines. Qu’aviez-vous besoin de vous adonner à de semblables niaiseries qui pouvaient troubler votre existence, tandis que votre microscope nocturne et votre habileté à fabriquer des lentilles pour ce genre d’optique étaient déjà bien connus ?

— Il y a bien d’autres choses cachées derrière ces niaiseries, répliqua le dompteur, et je ne puis les abandonner sans abandonner en même temps la vie.

— Mais alors où est Elverding ? demanda Pépusch en l’interrompant.

— Où elle est ! s’écria le dompteur en se tordant les mains, où est Elverding ! Elle est partie, partie dans le monde, disparue ! Tuez-moi de suite, Pépusch ! car je vois bien que votre colère s’augmente et en vient à la fureur. Finissez-en avec moi !

— Vous voyez, lui dit Pépusch en lui jetant un sombre regard, ce qu’ont produit votre folie et votre sotte conduite. Qui vous a donné le droit d’enfermer la pauvre Dortje comme une esclave, et ensuite de la montrer, pour attirer les gens, comme une curiosité d’histoire naturelle ? Pourquoi avez-vous fait violence à ses inclinations, et n’avez-vous rien omis pour qu’elle vous donnât sa main, tandis que vous auriez dû remarquer que nous nous aimions ardemment tous les deux ? Elle s’est enfuie ! c’est bien, elle n’est toujours plus en votre pouvoir, et bien que je ne sache pas en ce moment où je dois la chercher, je suis toutefois bien certain de la trouver. Ainsi, Leuwenhoek, remettez votre perruque, et résignez-vous à votre sort ; c’est le mieux et le plus sage que vous ayez à faire.

Le dompteur de puces remit de la main gauche sa perruque sur sa tête chauve, tandis que de la droite il saisit le bras de Pépusch.

— Pépusch lui dit-il, vous êtes mon véritable ami, car vous êtes le seul homme dans toute la ville de Francfort qui sache que je suis enterré dans la vieille église de Delft depuis l’année 1725, et vous ne l’avez confié à personne bien que vous soyez irrité contre moi à cause de Dortje Elverding. Quoique je ne puisse me mettre bien en tête que je sais bien réellement cet Antoine Leuwenhoek enterré à Delft, cependant, en regardant mes travaux et en me rappelant ma vie, je suis forcé de le croire, et il m’est avant tout agréable que personne ne m’en parle. Je reconnais mon très-cher Pépusch que relativement à Dortje Elverding, j’ai assez mal agi, et surtout tout différemment de ce que vous pouviez penser. J’ai eu raison toutefois de regarder vos demandes en mariage comme une folie, mais j’ai eu tort d’avoir manqué de franchise à votre égard, et de ne pas vous avoir dit quelle est la nature de ma liaison avec Dortje Elverding. Vous auriez compris combien j’agissais sagement en vous dissuadant de ce grand désir dont l’accomplissement ne pouvait que vous nuire. Pépusch, asseyez-vous auprès de moi, et écoutez une histoire bien étrange.

— C’est ce que je vais faire, répondit Pépusch en prenant place sur un fauteuil rembourré vis-à-vis du dompteur, tout en continuant à le regarder d’un air de rancune.

— Vous êtes, mon cher ami Pépusch, très-instruit en histoire, dit le dompteur, et par cela même vous savez, sans nul doute, que le roi Sekalis avait formé, il y a quelques années, une liaison intime avec la reine des fleurs, et que la gracieuse princesse Gamaheh fut le trait de cet amour. Cela devrait être moins connu, et aussi ne puis-je vous dire de quelle manière la princesse Gamaheh vint à Famagusta. Quelques-uns prétendent, et non sans quelque vraisemblance, que son but était de s’y cacher pour échapper aux poursuites du méchant prince Egel, ennemi juré de la reine des fleurs.

Toujours est-il qu’un jour, dans cette retraite, elle se promenait en respirant l’air frais du soir, et qu’elle arriva ainsi dans un sombre et charmant petit bois de cyprès. Séduite par l’agréable murmure de la brise, le bruit des ruisseaux et le mélodieux ramage des oiseaux, la princesse s’étendit sur la mousse tendre et odorante, et s’endormit bientôt d’un profond sommeil.

Justement l’ennemi qu’elle avait voulu fuir, l’affreux prince Egel, sortit sa tête de la vase, vit la princesse, et devint tellement amoureux de la belle dormeuse, qu’il ne put résister au désir de lui donner un baiser.

Il se glissa doucement près d’elle, et l’embrassa derrière l’oreille gauche.

Maintenant vous saurez, mon cher Pépusch, que la dame qu’embrasse le prince Egel est perdue, car c’est le premier vampire du monde. Et il arriva que le prince Egel embrassa si longtemps la princesse, que la vie la quitta.

Alors le prince Egel resta rassasié et ivre de sang au point que ses gens durent promptement s’élancer de la vase pour le conduire en sa demeure.

En vain la racine mandragore sortit-elle de la terre et se plaça-t-elle sur la blessure faite par les baisers de l’horrible prince Egel ; en vain à son cri de douleur toutes les fleurs vinrent-elles joindre le concert de leurs lamentations amères !

Il arriva que le génie Thétel passa près de là, et il fut aussi profondément touché de la beauté de Gamaheh et de sa mort malheureuse. Il prit la princesse dans ses bras, la serra sur sa poitrine, s’efforça de lui souffler de nouveau la vie avec son haleine, mais elle ne s’éveilla pas de son sommeil de mort. Alors le génie Thétel aperçut l’horrible prince Egel, qui était tellement ivre et si pesant que ses gens avaient renoncé à le porter jusqu’à son palais.

Le génie, enflammé de colère, jeta une poignée de sel de cristal sur le corps du hideux ennemi, et aussitôt tout l’ichor purpurin que le monstre avait bu du corps de la princesse Gamaheh se répandit au dehors, et il rendit l’âme avec mille affreuses grimaces. Toutes les fleurs qui se trouvaient à l’entour trempèrent leurs vêtements dans cet ichor, et, en souvenir de la princesse assassinée, se colorèrent d’un rouge si riche, qu’aucun peintre sur la terre n’eut été capable d’en inventer un pareil.

Vous savez, Pépusch, que les plus beaux œillets nuancés en rouge sombre, les amaryllas et les cheiranthes viennent expressément de cette forêt de cyprès où le prince Egel but le sang de la princesse.

Le génie Thétel avait, avant l’arrivée de la nuit, beaucoup de choses à terminer à Samarcande ; il avait donc grande hâte de partir. Il jeta encore un regard sur la princesse, resta comme fixé par enchantement à la même place, et la considéra avec la plus grande compassion. Soudain il lui vint une idée. Au lieu d’aller plus loin, il prit la princesse dans ses bras, et l’enleva bien haut au milieu des airs.

Au même moment deux savants, et je ne cacherai pas que j’étais un des leurs, observaient le cours des étoiles de la plate-forme d’une haute tour.

Ces deux mages reconnurent bien haut au-dessus de leurs têtes le génie Thétel ; mais ils ne distinguèrent pas la princesse, et ils s’épuisèrent en suppositions pour donner un sens à ce qu’ils avaient vu, mais sans pouvoir rien trouver de raisonnable. Bientôt après le sort malheureux de la princesse Gamaheh fut connu à Famagusta, et les mages s’expliquèrent alors l’apparition du génie avec la jeune fille dans ses bras.

Tous deux présumèrent que le génie Thétel avait sans doute trouvé un moyen de rendre l’existence à la princesse, et ils résolurent de s’en informer à la ville de Samarcande, vers laquelle il avait paru diriger son vol.

À Samarcande, personne ne savait rien de la princesse, et l’on ne s’en occupait pas.

Plusieurs années après, les deux mages s’étaient brouillés, ce qui arrive d’autant plus souvent entre les savants que leur science est plus grande, et, selon l’immuable coutume, ils partagèrent entre eux leurs découvertes les plus importantes.

Vous n’avez pas oublié, Pépusch, que je suis moi-même un de ces deux mages. Aussi ne fus-je pas médiocrement surpris d’un lot échu à mon collègue, qui contenait, à propos de la princesse Gamaheh, la chose la plus surprenante et en même temps la plus heureuse que l’on pût imaginer.

Voici comment cela fut découvert :

Mon collègue avait reçu d’un de ses amis, très-savant, de Samarcande les tulipes les plus belles et les plus rares. Elles s’étaient maintenues si fraîches, qu’on aurait pu croire qu’elles venaient d’être séparées de leur tige. Cela l’invita à étudier au moyen du microscope l’intérieur de la plante et même la poussière de la fleur. Il disséqua un beau lis et une tulipe jaune, et découvrit au milieu une graine charmante et étrange qui captiva toute son attention. Mais quel fut son étonnement lorsque, au moyen d’un fort verre grossissant, il vit très-distinctement que la graine n’était autre chose que la princesse Gamaheh, qui semblait dormir d’un sommeil doux et paisible, mollement couchée dans le calice, sur la poussière de la fleur.


Aline, la vieille gouvernante.

Quoique je fusse à une assez grande distance de mon collègue, je me mis toutefois aussitôt en route, et me rendis en grande hâte auprès de lui.

Il avait laissé l’opération de côté, pour me laisser le plaisir du premier coup d’œil, et peut-être aussi par la crainte de tout détruire en voulant agir seulement d’après son idée. Je me convainquis bientôt de la vérité de sa découverte, et j’eus aussi la conviction intime qu’il serait possible d’arracher la princesse à son sommeil et de lui rendre sa première forme. L’esprit sublime qui vivait en nous nous en fit bientôt trouver le moyen.

Comme vous n’êtes pas, mon cher Pépusch, précisément très au fait des mystères de notre art, je vous épargnerai le détail des opérations que nous entreprîmes pour arriver à notre but. Il vous suffira de savoir qu’au moyen de différents verres, que je préparai en grande partie moi-même, il nous réussit non-seulement de sortir la princesse saine et sauve de son lit de fleurs, mais encore de la faire grandir, de manière qu’elle finit par atteindre sa taille naturelle.

La vie manquait encore, il est vrai, et une dernière opération, de toutes la plus difficile, pouvait seule peut-être la lui rendre.

Nous fîmes réfléchir son image au moyen d’un excellent microscope de soleil à verre concave, et nous la dégageâmes du mur blanc sans qu’elle fût endommagée. Aussitôt que l’image se trouva flotter dans le vide, elle revint avec la rapidité de l’éclair dans le verre, qui éclata en mille morceaux.

La princesse était là devant nous, fraîche et vivante ! Nous poussâmes des cris de joie ; mais notre effroi fut d’autant plus grand lorsque nous remarquâmes que le cours du sang s’arrêtait juste à la place où elle avait reçu le baiser du prince Egel.

Déjà elle allait tomber sans connaissance, lorsque nous vîmes paraître à cette place, derrière l’oreille, un petit point noir qui disparut presque aussitôt. Le sang prit à l’instant son libre court ; la princesse revint à la vie, et notre œuvre fut achevée.

Nous savions très-bien de quel prix inestimable était pour nous la possession de la princesse, et chacun de nous s’efforça de prouver que ses droits étaient mieux fondés que ceux de l’autre. Mon collègue disait que la tulipe dans laquelle il avait trouvé la princesse lui appartenait, et qu’il avait fait la découverte qu’il m’avait communiquée, de manière que je n’avais été là que comme aide, et que par conséquent je n’avais pas le droit de demander pour récompense l’objet même du travail.

Je prétendais de mon côté que j’avais trouvé la dernière opération, la plus difficile et celle qui avait rendu l’existence à la princesse, opération à laquelle mon collègue n’avait fait alors que me prêter la main ; et j’ajoutais que s’il avait eu un droit de possession légitime sur l’embryon couché dans la poussière de fleurs, la personne vivante devait m’appartenir.

Nous disputâmes ainsi plusieurs heures, jusqu’à ce qu’après nous être bien échauffés la gorge à crier, nous en arrivâmes à une convention.

Mon collègue m’abandonna la princesse en échange d’une importante lentille de verre mystérieuse, dont je lui laisserais la possession ; et cette lentille est justement la cause de notre inimitié actuelle. Il prétend que j’ai soustrait ce verre, et c’est un grossier et infâme mensonge ; et si, comme je le crois, ce verre lui a été pris, je jure sur l’honneur et la conscience que je n’y suis pour rien, et que je ne comprends même pas comment cela a pu se faire. Le verre n’est pas précisément petit, puisqu’un grain de poudre est tout au plus huit fois plus gros. Vous le voyez, ami Pépusch, je vous ai donné toute ma confiance ; maintenant vous savez que Dortje Elverding n’est autre que la princesse Gamaheh rappelée à la vie, et vous comprenez qu’un pauvre jeune homme comme vous ne peut prétendre à une haute liaison mystérieuse avec…

— N’allez pas plus loin, interrompit Pépusch en souriant d’un air satanique, une confidence en vaut une autre, et je vous confierai de mon côté que je savais déjà bien avant vous, et mieux que vous, ce que vous m’avez raconté. Je ne saurais assez m’étonner de votre mesquinerie dans votre ridicule manière de voir. Apprenez ce que vous auriez dû savoir depuis longtemps ; si votre science, à l’exception de ce qui a rapport aux verres, n’était pas si bornée ; apprenez que je suis le chardon Zéhérit, qui se trouvait sur la place même où la princesse Gamaheh avait posé sa tête, détail que j’ai trouvé à propos de ne pas vous communiquer.

— Pépusch ! s’écria le dompteur de puces, êtes-vous fou ? Le chardon Zéhérit fleurit dans les Indes lointaines et dans une belle vallée entourée de hautes montagnes, où les plus savants mages de la terre ont coutume de s’assembler. L’archiviste Lindorst peut vous le dire mieux que personne. Et vous, que j’ai vu courir à l’école en petite veste, que j’ai connu tout maigre de faim et d’études, appelé par tous l’étudiant jaune d’Iéna, vous voulez être le chardon Zéhérit ! Allons donc ! allez conter cela à d’autres et laissez-moi tranquille.

— Ah ! vous êtes un bien grand savant, Leuwenhoek, reprit Pépusch en riant. Eh bien ! pensez de moi ce que vous voudrez, mais ne soyez pas assez ridicule pour nier que le chardon Zéhérit, au moment où il sentit la douce haleine de Gamaheh, fut saisi de désirs et d’un ardent amour, et que lorsqu’il toucha les tempes de la belle princesse, celle-ci s’éprit aussi d’amour dans son sommeil. Cependant, avec le secours de la racine Mandragore, je serais parvenu à rappeler la princesse à la vie, si le stupide génie Thétel n’était venu se jeter à la traverse avec ses tentatives de la sauver.

Il est vrai que Thétel, courroucé, mit la main à la salière qu’il porte toujours avec lui dans ses voyages, attachée à sa ceinture, comme Pantagruel sa barque de plantes, et qu’il en prit une bonne poignée de sel, qu’il jeta sur le prince Egel, mais bien maladroitement, pour le tuer, car tout s’en alla dans la vase, et le prince Egel n’en reçut pas un seul grain. Ce fut le chardon Zéhérit qui le perça de ses pointes, et le tua en vengeant la mort de la princesse. Et il se dévoua lui-même à la mort.

Seulement le génie Thétel, qui se mêle de choses qui ne le regardent pas, fut cause que la princesse resta si longtemps endormie du sommeil des fleurs. Le chardon Zéhérit s’éveilla bien plus tôt. Car la mort de tous les deux n’était autre chose que la torpeur du sommeil des fleurs, après lequel elles renaissent, mais sous une autre forme. Et vous combleriez la mesure de vos erreurs grossières si vous vous imaginiez que la princesse Gamaheh était tout à fait semblable à Dortje Elverding, et que c’est votre science qui l’a rappelée à la vie.

Il en est de vous, mon bon Leuwenhoek, comme du maladroit serviteur dans l’histoire remarquable et vraie des trois oranges, qui délivra deux jeunes filles de leurs oranges, sans être auparavant certain de leur conserver la vie, et qui les vit mourir misérablement sous ses yeux. Ce n’est pas vous qui avez complété l’œuvre que vous aviez assez maladroitement commencée, mais bien celui qui s’est enfui, et dont vous déplorez et sentez si cruellement la perte.

— Ah ! s’écria le dompteur de puces hors de lui, mes pressentiments ! mes pressentiments ! Mais vous ! Pépusch ! vous, pour qui j’ai eu tant de bontés, vous êtes mon ennemi le plus cruel et le plus acharné ; je le vois bien maintenant. Au lieu de me conseiller, au lieu de me venir en aide dans mon infortune, vous étalez devant moi une foule de farces ridicules bonnes pour des fous.

– Les farces ridicules sont dans votre tête, s’écria Pépusch courroucé ; plus tard vous vous repentirez de vos folies, charlatan entêté, je vais à la recherche d’Elverding. Mais, pour que vous ne tourmentiez plus d’honnêtes gens…

Pépusch mit la main sur la vis qui mettait en mouvement tout le mécanisme du microscope.

– Tuez moi de suite ! s’écria le dompteur de puces. Mais dans le même moment tout craqua à la fois, et le dompteur tomba sans connaissance sur le parquet.

Comment peut-il se faire, se disait Georges Pépusch à lui-même lorsqu’il se trouva dans la rue, qu’un homme à qui il faut absolument une chambre bien chaude et un lit bien rembourré, se soit mis à errer par les rues, dans la nuit, avec l’orage et la pluie les plus terribles ? S’il a oublié la clef de sa maison, et si, joint à cela l’amour, un désir fou l’a poussé, qu’il s’en prenne à lui-même.


Il avait beau frapper et sonner…

Et alors toute sa conduite lui parut une folie. Il se rappela le moment où il avait vu Dortje Elverding pour la première fois.

Le dompteur de puces avait pendant plusieurs années montré son habile spectacle, et avait attiré un nombreux concours de monde tant que la chose avait été nouvelle.

Bientôt les puces exercées et éduquées furent connues de tous, et l’on n’accorda plus d’admiration au tailleur, au sellier, à l’armurier de tous ces petits êtres, bien que l’on eût dans le principe parlé de magie, de choses incompréhensibles ; le dompteur de puces parut être complétement oublié.

Bientôt le bruit courut qu’une nièce du dompteur, qui jusqu’alors ne s’était pas montrée, assistait aux représentations. Cette nièce, disait-on, était si belle, si gracieuse et si bien parée, qu’il était impossible de s’en faire une idée.

Le monde changeant des jeunes modernes qui donnent ordinairement le ton et la mesure dans le monde, comme d’habiles chefs d’orchestre, s’y précipita en foule ; et comme parmi ces sortes de personnes on ne connaît que les extrêmes, la nièce du dompteur causa un prodige inconnu jusqu’alors.

Le bon ton fut de visiter le dompteur. Quiconque n’avait pas vu la nièce du dompteur était un homme auquel il n’était pas permis de parler.

Le dompteur se trouva ainsi hors d’embarras ; mais personne ne pouvait s’habituer au prénom de Dortje de la jeune fille. Et comme justement dans le même temps madame Bethmann, une célèbre actrice, s’était montrée tendre, ravissante, adorable dans le rôle de la reine de Golconde et avait paru l’idéal de ce charme inexprimable qui ravit chez les femmes, on donna à la Hollandaise le nom d’Aline.

Dans ce temps Georges Pépusch vint à Berlin. La belle nièce de Leuwenhoek était le sujet de toutes les conversations ; et à la table d’hôte de l’hôtel où Pépusch était logé on ne parla pendant tout le temps du dîner que des attraits merveilleux de la jeune fille, qui séduisaient les jeunes, les vieux et même les femmes, et on l’invita d’une manière pressante à se mettre au plus tôt au courant de ce qui était de plus haute mode à Berlin en allant voir la jeune Hollandaise.

Pépusch avait un tempérament mélancolique et impétueux. Chaque plaisir était pour lui trop infailliblement suivi d’un déboire, et cela le rendait sombre, taciturne et souvent injuste pour son entourage. On peut d’après cela penser que Pépusch n’était pas très-disposé à courir après les filles jeunes et jolies ; il alla pourtant chez le dompteur de puces, plus pour confirmer l’opinion qu’il s’était déjà formée d’avance que pour voir la merveille dangereuse. Il trouva la Hollandaise très-jolie, gracieuse, agréable, et en la regardant il dut sourire complaisamment à sa sagacité, qui lui avait fait deviner d’avance que les têtes que la petite avait complétement fait tourner étaient déjà assez mobiles.

La belle possédait admirablement le ton léger et plein d’aisance qui témoigne de l’habitude de vivre dans le plus haut monde. Avec cette gracieuse coquetterie qui invite à presser le bout du doigt que l’on présente amicalement, elle savait, tout en attirant les soupirants, les tenir dans les bornes de la plus aimable convenance.

Personne ne s’inquiéta de l’étranger Pépusch, qui eut le loisir d’observer la belle enfant dans toutes ses manières ; et après avoir longtemps et longtemps considéré son charmant visage, il s’éleva dans le fond de sa pensée un vague souvenir, comme s’il avait déjà vu quelque part cette Hollandaise, mais tout autrement entourée et dans un tout autre costume ; il lui semblait même qu’elle devait alors avoir eu une autre forme.

En vain il se tourmenta pour rendre ce souvenir moins confus, bien que la pensée d’avoir déjà vu la petite gagnât chez lui toujours plus de certitude.


Deux savants observaient le cours des astres.

Le sang lui monta au visage lorsque enfin quelqu’un le poussa légèrement et murmura ces mots à son oreille :

— N’est-ce pas, monsieur le philosophe, que vous avez aussi été frappé par la foudre ?

C’était son voisin de la table d’hôte, auquel il avait dit qu’il considérait l’extase dans laquelle tout le monde était plongé comme une folie, qui devait se dissiper aussi vite qu’elle était venue.

Pépusch remarqua que la salle était presque vide, et que les dernières personnes en sortaient, tandis que son regard était resté invariablement fixé sur la petite. Elle le salua avec un gracieux sourire amical.

L’image de la Hollandaise ne quittait plus Pépusch ; elle le martyrisait pendant ses nuits sans sommeil, passées à rassembler, mais en vain, jusqu’à la moindre trace de ses souvenirs. Sa vue pouvait seule aider sa mémoire ; et dans cette idée il résolut d’aller le jour suivant et tous les autres jours rendre visite au dompteur de puces, et de regarder pendant deux ou trois heures de suite la charmante Dortje Elverding.

Lorsqu’un homme ne peut chasser l’image d’une charmante jeune fille qui d’une façon ou de l’autre attire son attention, c’est un premier pas de fait vers l’amour, et il arriva que Pépusch, tout en croyant ne penser qu’à éveiller un souvenir, s’éprit complétement de la belle Hollandaise.

Qui voulait maintenant penser aux puces sur lesquelles la jeune fille avait remporté une victoire si éclatante en attirant tout vers elle ? Le dompteur comprit lui-même qu’il jouait un assez pauvre rôle avec ses insectes et remit son armée à d’autres temps, et donna à son théâtre une autre direction, dans laquelle sa belle nièce remplissait le premier rôle.

Il avait eu l’heureuse idée d’organiser des soirées divertissantes, où l’on s’abonnait à un prix assez élevé, et dans lesquelles, après avoir fait quelques tours curieux au moyen de l’optique, sa nièce faisait les frais de la soirée. Cette bette fille faisait briller dans tout son éclat ses talents de société, et elle utilisait le plus petit entracte pour donner un nouvel attrait à la réunion en chantant et en s’accompagnant de la guitare.

Sa voix n’était pas d’une grande étendue, sa méthode n’était pas large, souvent les principes lui faisaient défaut ; mais le doux son, la clarté, la précision de son chant étaient bien d’accord avec l’harmonie de son être ; et enfin lorsqu’elle faisait sous ses noires paupières soyeuses briller ses yeux pleins de langueur, comme l’humide lueur de la lune, et qu’elle les laissait errer sur les spectateurs, alors chacun se sentait la poitrine oppressée, et même les pédants les plus récalcitrants étaient forcés de se taire.

Pépusch poursuivait ardemment ses études dans ces réunions : c’est dire qu’il regardait fixement la Hollandaise pendant deux heures, et puis il s’en allait avec les autres.

Une fois il se trouva plus près d’elle que de coutume, et l’entendit très-distinctement dire à un jeune homme :

— Dites-moi donc quel est ce spectre sans vie qui me fixe chaque soir des heures entières… et s’en va ensuite sans dire un seul mot ?

Pépusch se sentit très-offensé : il tempêta, fit un grand bruit dans sa chambre, et devint si insupportable, que pas un de ses amis n’eut voulu le reconnaître dans cet état.

Il jura bien fort et bien haut de ne plus revoir la malicieuse Hollandaise, et il ne manqua pas dans la soirée du lendemain de se trouver chez Leuwenhoek à l’heure habituelle et de regarder la belle Dortje encore plus fixement que d’habitude, si cela était possible. Il est vrai que sur l’escalier il s’épouvanta de se voir en monter les marches en toute hâte le projet de se tenir très-loin de cet objet séduisant. Il se tint réellement parole, en ce qu’il alla se blottir dans un coin de la salle ; mais son projet de se tenir les yeux baissés échoua complétement, et, comme nous l’avons dit, il regarda la Hollandaise dans les yeux plus fixement que de coutume.

Il ne sut lui-même comment il se fit que Dortje Elverding se trouva debout tout près de lui dans son coin.

Avec une petite voix qui était une délicieuse mélodie, elle lui dit :

— Je ne me souviens pas, monsieur, de vous avoir déjà vu ailleurs qu’à Berlin, et cependant je trouve dans les traits de votre visage et dans tout votre être quelque chose de connu. Il me semble qu’il y a longtemps nous étions très-liés ensemble, mais dans un pays lointain et dans d’autres circonstances. Je vous prie, monsieur, sortez-moi de cette incertitude, et, si je ne suis pas abusée par une ressemblance, renouvelons ces relations amicales que je retrouve comme un rêve dans mes souvenirs.

Le sieur Georges Pépusch éprouva en entendant ces gracieuses paroles une étrange impression. Sa poitrine se terrait, son front était brûlant, un frisson glacé agitait ses membres comme s’il eut été suivi d’un violent accès de fièvre.

Bien que cela ne put guère signifier autre chose sinon que le sieur Pépusch était amoureux fou de la Hollandaise, cependant une autre cause pouvait encore expliquer l’état de trouble qui lui ôtait la parole et presque le sentiment.

Aussitôt que Dortje Elverding lui eut dit qu’elle croyait l’avoir connu dans des temps éloignés, une figure vint en remplacer une autre en lui-même, comme un verre dans une lanterne magique succède à un autre verre ; et il envisagea un passé déjà bien éloigné, passé caché derrière le temps, où pour la première fois il avait goûté le lait de sa mère, et dans lequel passé il avait existé avec Dortje Elverding.

Bref, la pensée qui, après tant d’efforts de mémoire, prenait pour la première fois une forme claire et précise brillait dans ce moment comme un éclair, et cette pensée lui révélait que Dortje Elverding était la princesse Gamaheh, fille du roi Sekalis, qu’il avait déjà aimée dans ces temps verdoyants où il était le chardon Zehérit. Il fit bien de ne faire part à personne de cette idée, car on l’aurait cru fou et peut-être bien enfermé, quoique l’idée fixe d’un maniaque puisse souvent n’être que l’ironie d’un être qui a précédé l’être actuel.

— Mais, au nom du ciel ! vous paraissez muet, monsieur !… dit la petite en touchant de son charmant petit doigt la poitrine de Georges.

Mais de cette pointe de doigt sortit un éclair électrique qui pénétra jusqu’au cœur de Georges et le tira de sa torpeur. Dans une complète extase, il saisit la main de la jeune fille, la couvrit de baisers et s’écria : — Céleste, divine créature !

Le bienveillant lecteur se fera facilement une idée de ce que le sieur Georges Pépusch put dire dans ce moment.

Il suffira de savoir que la jeune fille accueillit les protestations d’amour de Georges comme il pouvait le désirer, et que cette minute féconde en événements, passée dans un coin de la salle de Leuwenhoek, enfanta un amour qui mit d’abord le bon Georges Pépusch dans le ciel et le précipita après dans l’enfer. Le caractère de Pépusch étant naturellement mélancolique et partant grondeur et soupçonneux, la manière d’être de Dortje devait nécessairement faire naître de nombreuses occasions de jalousie. Ce défaut excitait l’humeur tant soit peu malicieuse de Dortje, et elle prenait plaisir à tourmenter de son mieux le pauvre Georges.

Mais comme toute chose ne peut aller que jusqu’à une certaine limite, il arriva qu’à la fin Pépusch ne put plus longtemps retenir sa mauvaise humeur.

Une fois il parla ouvertement du temps merveilleux où le chardon Zéhérit avait si tendrement aimé la fille du roi Sekalis, et il se rappela avec l’enthousiasme du plus violent amour que son combat avec le roi Egel lui avait donné les droits les plus incontestables à sa main.

Dortje assura qu’elle se souvenait parfaitement de ce temps et de tous ces détails, et que ce pressentiment s’était justement éveillé dans son âme lorsque Pépusch avait fixé sur elle son regard de chardon.

La petite sut parler de ces choses merveilleuses avec tant de grâce, elle parut si enthousiasmée de l’amour du chardon Zéhérit, que la destinée avait poussé à étudier à Iéna et à retrouver ensuite à Berlin la princesse Gamaheh, que le sieur Georges Pépusch crut être dans l’Eldorado du ravissement. Les amants étaient à la fenêtre, et la jeune fille permit que l’amoureux Georges lui passât le bras autour du corps. Dans cette position pleine de laisser aller, ils causèrent ensemble, et de la causerie on en vint aux souvenirs rêveurs des prodiges de Famagusta. Alors il arriva qu’un très-bel officier des hussards de la garde passa par là avec un uniforme complétement neuf, et salua très-amicalement la petite, qu’il avait connue dans les réunions du soir.

Dortje avait les yeux à demi fermés, et sa tête n’était pas tournée du côté de la rue on aurait pu croire qu’il lui était impossible de remarquer l’officier ; mais le charme d’un brillant uniforme neuf est puissant. La petite, peut-être déjà avertie par le bruit significatif du sabre sur le pavé, leva les yeux, s’échappa des bras de Georges, ouvrit la fenêtre, jeta avec sa petite main un baiser à l’officier, et le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût tourné le coin de la rue.

— Gamaheh ! s’écria le chardon Zéhérit hors de lui : Gamaheh ! que signifie ceci ? Vous moquez-vous de moi ? Est-ce là la foi que vous avez jurée au chardon ?

La petite se retourna, se mit à rire à gorge déployée et s’écria : — Allez, Georges, allez ! ne suis-je pas la fille du noble et vieux roi Sekalis ? N’êtes-vous pas le chardon Zéhérit ? Eh bien ! ce charmant officier est le génie Thétel, qui me plaît beaucoup plus que le triste et piquant chardon.

Et puis elle s’élança au dehors.

Georges Pépusch entra, comme on peut le croire, dans une fureur terrible et dans un violent désespoir ; il descendit et se sauva chez lui en courant, comme s’il était poursuivi par mille diables. Le hasard voulut que Georges rencontrât un ami assis dans une calèche de poste et prêt à partir.

— Attendez-moi, je voyage avec vous ! s’écria-t-il.

Il courut à sa maison, prit un pardessus, fourra de l’argent dans ses poches, remit la clef de sa chambre à son hôtesse, monta dans la calèche et s’éloigna avec son ami.

Malgré cette séparation hostile, l’amour pour la belle Hollandaise n’était nullement éteint dans le cœur de Georges, et il pouvait aussi peu se résoudre à abandonner les prétentions qu’il avait, comme chardon Zéhérit, à la main de Gamaheh. Il renouvela ces prétentions, lorsque après quelques années il rencontra de nouveau Leuwenhoek à la Haye. Le lecteur sait déjà quelle ardeur il mit à les accompagner à Francfort.

Georges Pépusch courait désolé dans la nuit à travers les rues, lorsque la lueur extraordinaire d’une lumière qui partait des fentes d’un volet d’une chambre située au rez-de-chaussée d’une belle maison attira ses regards. Il crut que le feu était dans cette chambre, et grimpa après la grille pour regarder dans l’intérieur.

Ce qu’il aperçut le jeta dans un étonnement immense.

Un beau feu clair flambait dans la cheminée, placée juste en face de la fenêtre. Devant cette cheminée était assise ou plutôt couchée, dans un large fauteuil antique, la petite Hollandaise parée comme un ange. Elle paraissait dormir, tandis qu’un homme très-vieux et très-sec, portant sur le nez des lunettes, était agenouillé devant le feu et regardait un pot dans lequel il faisait probablement bouillir un breuvage.

Pépusch voulait s’élever encore plus haut pour mieux embrasser le groupe des yeux, lorsqu’il se sentit tout d’un coup saisi par les jambes et fortement tiré en bas. En même temps une voix rauque s’écria :

— Voyez-vous ce voleur ? Allons, allons, au violon, mon cher !

C’était le garde de nuit qui avait vu Georges grimper à la grille, et qui s’imaginait naturellement qu’il voulait s’introduire dans la maison.

Georges, malgré ses protestations, fut livré par le garde de nuit à une patrouille qui était accourue à son aide, et ses pérégrinations nocturnes se terminèrent agréablement dans la prison du corps de garde.