Aller au contenu

Contes mystérieux (Hoffmann)/Maître Floh/4

La bibliothèque libre.


QUATRIÈME AVENTURE


Rencontre inattendue de deux amis. — Désespoir d’amour du chardon Zéhérit. — Combat d’optique de deux mages. — État de somnambulisme de la princesse Gamaheh. — Les pensées du songe. — Comment Dortje Elverding dit presque la vérité, et comment le chardon Zéhérit se sauva avec elle.


On reconnut bientôt que le garde de nuit s’était trompé en arrêtant le sieur Pépusch comme un voleur de nuit. Mais comme on prétendit absolument voir quelque irrégularité dans ses papiers, on l’invita à trouver un répondant parmi les bourgeois patentés de la ville de Francfort, faute de quoi il lui faudrait se résigner à séjourner à la préfecture.

Georges Pépusch se trouvait donc dans une très-jolie chambre, où il se fatiguait à chercher la personne qui pourrait lui servir de répondant dans la ville. Il était resté absent si longtemps, qu’il pouvait craindre d’avoir été oublié même de ceux qui l’avaient autrefois intimement connu, et il ignorait aussi leurs adresses actuelles.

Il regardait tristement au dehors, et commençait à maudire sa destinée, lorsqu’une fenêtre s’ouvrit tout à coup près de lui ; une voit s’écria :

— Comment ! en croirai-je mes yeux ? est-ce toi, Georges ?

Le sieur Pépusch ne fut pas médiocrement surpris lorsque, en regardant celui qui l’interpellait ainsi, il reconnut un ami avec lequel il avait vécu dans la liaison la plus intime pendant son séjour à Madras.

— Comment, s’écria-t-il, comment peut-on avoir assez peu de tête et être aussi oublieux ? Je savais que tu avais heureusement atteint tes foyers. J’avais entendu parler beaucoup à Hambourg, de ton singulier genre de vie, et une fois arrivé à Francfort, il ne m’est pas venu dans l’idée d’aller te rendre visite. Maintenant je bénis le hasard qui t’a conduit ici. Tu vois, je suis en prison, et tu peux me faire mettre immédiatement en liberté en certifiant que je suis le Georges Pépusch que tu connais depuis longtemps, et non pas un brigand ou un voleur.

— Je suis, en vérité, s’écria Peregrinus Tyss, un excellent garant pour toi, car je suis aussi prisonnier.

Et il raconta à son ami comment à son retour à Francfort il s’était trouvé orphelin, et comment depuis il avait tristement vécu, dans une complète solitude au milieu d’une ville bruyante, se complaisant seulement dans les souvenirs du passé.

— Oh ! oui, répondit Pépusch de mauvaise humeur, j’en ai entendu parler ; on m’a raconté les folies que tu faisais en passant ta vie dans des rêves d’enfant. Tu veux être un héros de sensiblerie, d’enfantillage, et pour cela tu te ris des réclamations de la société, à laquelle tu dois compte de ton intelligence ; tu donnes des repas de famille imaginaires, et tu fais distribuer aux pauvres des mets délicats et les vins précieux que tu as fait servir pour des morts. Tu te fais à toi-même des cadeaux aux jours de Noël, et tu joues le rôle d’un jeune garçon, et tu donnes à de pauvres enfants les objets d’étrennes pareils à ceux que l’on ne voit que dans les maisons des riches. Et tu ne réfléchis pas que pour ces pauvres c’est un triste bienfait que de flatter un instant leur gourmandise, pour leur faire sentir après doublement le poids de leur misère, lorsqu’il leur faut ronger, pour apaiser leur faim déchirante, des mets à peine mangeables, et dont un chien délicat ne voudrait pas.

Pour ma part, ces libéralités me révoltent, quand je vois dépenser ainsi dans un jour ce qui suffirait à les nourrir un grand mois d’une manière convenable.

Tu combles des enfants indigents de jouets éclatants, et tu ne réfléchis pas qu’un sabre de bois bariolé de couleurs brillantes, qu’une poupée en chiffons, un coucou, la moindre friandise donnée par leurs parents leur eût fait autant et peut-être plus de plaisir. Mais ils mordent dans ta damnée frangipane à s’en rassasier et à s’en rendre malades, et la connaissance de ces brillantes babioles, qui leur seront refusées plus tard, jette dans leur âme un germe de mécontentement et de déplaisir. Tu es riche dans la force de l’âge, et cependant tu fuis tout commerce avec les autres, et tu repousses ainsi l’approche des sentiments doux et agréables qui te feraient tant de bien. Je veux bien croire que la mort de tes parents t’a donné un coup terrible ; mais si chaque homme qui a éprouvé une perte sensible se retirait ainsi dans son coin, le monde deviendrait bientôt un cimetière, et pour ma part je n’y voudrais pas vivre. Tu ne t’aperçois pas, mon cher ami, que tu te laisses dominer par un égoïsme qui se cache derrière une étrange misanthropie.

Peregrinus, si tu ne changes pas ton genre de vie et la manière de régir ta maison, je n’aurai plus pour toi aucune estime, et je te retirerai mon amitié.

Peregrinus fit claquer son pouce, et aussitôt maître Floh lui jeta le verre dans l’œil.

Les pensées de Pépusch courroucé disaient :

— N’est-ce pas un malheur qu’un homme aussi intelligent et aussi sensible suive une route si dangereuse, qui le conduirait à la fin au plus complet marasme ? Il est hors de doute que son esprit tendre et naturellement porté à la mélancolie n’a pu supporter le coup que lui portait la perte de ses parents, et qu’il a cherché sa consolation dans une manière de vivre qui touche à la folie. Il est perdu si je ne lui tends la main. Je veux t’attaquer d’autant plus vigoureusement et lui peindre sa folie avec des couleurs d’autant plus noires, que je l’estime davantage, et que je veux toujours être pour lui un ami véritable.

Et Peregrinus reconnut en effet qu’il avait trouvé un ami véritable dans Pépusch irrité.

— Georges, dit Peregrinus après que maître Floh lui eut retiré le verre de l’œil, je ne chercherai pas à justifier ce que tu trouves de blâmable dans mon genre de vie, car je sais que tes intentions sont bonnes ; toutefois je dois te dire que ma poitrine palpite d’aise quand je peux causer aux pauvres une journée de joie ; et si cela est un hideux égoïsme, bien qu’alors je ne pense nullement à moi-même, au moins est-ce un égoïsme involontaire. Ce sont des fleurs semées dans ma vie, qui sans cela offrirait l’apparence d’un champ triste, inculte et hérissé de chardons.

— Qu’as-tu à dire contre les chardons ? s’écria violemment Pépusch ; pourquoi méprises-tu les chardons et leur opposes-tu les fleurs ? Es-tu assez peu versé dans la connaissance de la nature pour ignorer que la plus belle de toutes les fleurs n’est autre chose qu’un chardon épanoui ? Je parle du cactus grandiflorus, et te chardon Zéhérit n’est-il pas aussi le plus beau cactus de la terre ? Peregrinus, je te l’avais caché jusqu’à présent, ou du moins j’avais dû te le cacher parce que je n’en avais pas encore la parfaite certitude, mais apprends aujourd’hui que je suis le chardon Zéherit, et que je ne veux pas céder et ne céderai pas mes prétentions à la main de la belle, la céleste princesse Gamaheh, fille du grand roi Sekalis. Je l’ai retrouvée, mais au même instant les damnés veilleurs de nuit m’ont arrêté et m’ont traîné en prison.

— Comment s’écria Peregrinus à moitié pétrifié d’étonnement, tu es enveloppé dans la plus étrange des histoires.

— Quelle histoire ? demanda Pépusch.

Alors Peregrinus raconta à son ami, comme il l’avait fait à M. Swammer, tout ce qui s’était passé chez lui et chez le relieur Lammer Hirt. Il me lui cacha même pas l’apparition de maître Floh, et lui parla, comme on peut le penser, de la possession du verre mystérieux.


Elle était couchée sur le sofa.

Les yeux de Georges étincelèrent, il se mordit les lèvres et se frappa le front, et lorsque Peregrinus eut terminé son récit, il s’écria furieux :

— La folle ! la perfide ! la traîtresse !

Et dans le tourment d’un amour désespéré, désireux de boire jusqu’à la dernière goutte la coupe de poison que Peregrinus lui avait présentée sans le savoir, il se fit répéter jusqu’au plus léger détail de la conduite de Dortje, tout en murmurant par intervalles :

— Dans ses bras… des baisers brûlants… sur sa poitrine !

Et puis il s’élança de la fenêtre, et se mit à courir dans la chambre et à gesticuler comme un fou. En vain Peregrinus lui cria qu’il avait encore à lui dire quelque chose de plus consolant. Pépusch ne cessa pas ses lamentations furieuses.

On ouvrit la chambre, et un garde du conseil annonça à Peregrinus que l’on n’avait pas trouvé suffisants les motifs de son arrestation, et qu’il pouvait retourner chez lui.

Le premier usage que Peregrinus fit de sa liberté fut de se porter caution pour son ami arrêté, qu’il assura être le véritable Georges Pépusch, avec lequel il avait vécu à Madras dans la plus étroite intimité, et qu’il connaissait comme un homme très-capable et d’une réputation intacte.

Maître Floh trouva à propos de conseiller, comme Pépusch, à Peregrinus de voir le monde :

— Croyez-moi, lui dit-il, vous trouverez mille avantages à quitter votre solitude. Premièrement vous n’avez pas à craindre de paraître comme autrefois embarrassé et timide, puisque le verre mystérieux vous apprend les pensées des autres, et qu’il vous est impossible par cela même de ne pas agir à propos partout où vous irez. Avec quelle confiance ne vous est-il pas permis de vous présenter devant les hommes les plus haut placés lorsque vous lirez clairement dans leur âme ! Marchez franchement dans le monde, votre sang coulera plus tranquille, toute pensée mélancolique sera dissipée, et, ce qui est mieux encore, des idées riches et variées s’éveilleront dans votre cerveau ; l’image de la belle Gamaheh perdra de sa splendeur, et vous serez bientôt à même de me tenir parole.

Peregrinus comprit que Georges Pépusch et maître Floh avaient de bonnes intentions à son égard, et il prit sur lui de suivre leurs conseils. Mais comme il entendait souvent la voix de sa bien-aimée, qui chantait ou parlait à voix haute, il ne croyait pas possible de quitter la maison qui pour lui était devenue un paradis.

Enfin il se décida à faire un tour de promenade. Maître Floh lui avait mis le verre dans l’œil et s’était placé dans son jabot, où il se laissa doucement balancer.

— Ai-je donc enfin le plaisir de revoir le bon monsieur Tyss ? Vous vous faites rare, mon cher, et le monde a soif de vous. Entrons quelque part pour vider une bouteille à votre santé, mon cher ami. Combien je me réjouis de vous voir !

Ces paroles lui étaient adressées par un jeune homme qu’il avait à peine vu deux ou trois fois : voici ce que disaient ses pensées :

— Voilà notre original de misanthrope qui se montre, il faut le flatter pour lui emprunter bientôt de l’argent. Ce sera bien le diable s’il accepte mon invitation ; car, au fait, je n’ai pas un sou, et nul aubergiste ne me fera crédit maintenant.

Deux jeunes filles coquettement habillées se mirent sur la route de Peregrinus : c’étaient deux sœurs, ses parentes éloignées.

— Eh là ! cher cousin, lui dit une d’elles en riant, on vous rencontre donc enfin ! c’est bien mal à vous de vous claquemurer ainsi et de ne pas vous laisser voir. Vous ne sauriez croire combien notre mère vous aime. Vous avez tant d’esprit ! Promettez-vous de venir bientôt nous rendre visite ? Là, baisez-nous la main.

Les pensées disaient :

— Comment ? qu’est-ce ? qu’est-il donc arrivé au cousin ? Je voulais lui faire peur et le mettre en émoi. Autrefois il se sauvait devant moi comme devant toutes les femmes, et maintenant il reste là, me regarde singulièrement dans les yeux, et me baise la main sans trembler. Serait-il amoureux de moi ? Il ne manquerait plus que cela ! Ma mère dit qu’il est en-dessous. Bah ! qu’importe ? Un homme sournois, quand il est riche comme le cousin, est encore ce qu’il y a de mieux.

La sœur avait seulement murmuré, les yeux baissés et les joues couvertes de rougeur :

— Visitez-nous bientôt, cher cousin !

Les pensées disaient :

— Le cousin est un beau garçon, et je ne comprends pas pourquoi ma mère le trouve original, ennuyeux, et ne peut pas le souffrir. S’il vient dans notre maison, il deviendra amoureux de moi, car je suis la plus jolie femme de Francfort, et je le prendrai, parce que je veux un mari riche pour rester au lit jusqu’à onze heures, et porter des châles de prix comme madame Carsner.


Le chardon Zéhérit.

Un médecin fit arrêter sa voiture en passant devant Peregrinus, et lui cria de la portière :

— Bonjour, cher Tyss ! Vous vous portez comme la santé. Que Dieu vous conserve bien portant ! Mais si vous aviez la moindre indisposition, souvenez-vous de moi, l’ancien ami de monsieur votre père. Avec une constitution comme la vôtre, je vous aurai bientôt rétabli. Adieu !

Les pensées disaient :

— Je crois que l’avarice soutient cet homme ; mais il est si pâle et a une mine si singulière que je crois bien qu’il est menacé de quelque chose. S’il me tombe dans les mains, il ne quittera pas de sitôt le lit. Je lui ferai payer son insolente santé.

— Je vous salue mille fois, lui dit aussitôt un vieux négociant qui passait. Vous voyez comme je cours, comme je me tourmente pour mes affaires. Vous avez raison de ne pas vous en occuper, bien qu’avec votre manière de voir, vous auriez bientôt doublé la fortune laissée par monsieur votre père.

Les pensées disaient :

— Si ce niais s’avisait de faire des affaires, il aurait bientôt perdu en spéculations sa fortune entière, et ce serait une joie. Le vieux papa, qui se faisait un plaisir de ruiner sans pitié d’honnêtes gens qui voulaient se relever d’une petite banqueroute, s’en agiterait dans sa tombe.

Peregrinus rencontra encore bien d’autres discordances entre la parole et la pensée. Et il conformait toujours ses réponses à ce que les gens avaient dans l’idée, ce qui faisait que ceux-ci ne savaient que penser de lui.

À la fin, Peregrinus se sentit fatigué et étourdi. Il fit claquer son pouce, et aussitôt le verre disparut de la pupille de son œil.


Un jeune homme fit deux pas dans la chambre, et s’arrêta immobile comme une statue.

Lorsqu’il rentra chez lui il vit un étrange spectacle. Un homme était debout sur le milieu du palier, et à travers une lentille de verre de forme étrange regardait fixement la porte de la chambre de M. Swammer. Sur cette porte jouaient des rayons de soleil parés des couleurs de l’arc-en-ciel ; ils se rassemblaient dans un seul foyer de feu qui semblait pénétrer à travers la porte. Et aussitôt il entendit un sourd gémissement entrecoupé d’accents de douleur qui paraissaient partir de la chambre. À son grand effroi, Peregrinus crut reconnaître la voix de Gamaheh.

— Que voulez-vous ? que faites-vous ici ? demanda-t-il à cet homme, qui lui parut employer quelque sorcellerie diabolique ; et pendant ce temps les cercles de l’arc-en-ciel paraissaient jouer plus vite et avec une ardeur plus grande ; le foyer pénétrait avec un feu plus intense dans l’intérieur, et des cris douloureux sortaient de la chambre avec plus de force.

— Ah ! dit l’homme en rassemblait ses verres et en les serrant rapidement, ah ! c’est vous, mon cher hôte ; pardonnez-moi, mon cher monsieur Tyss, d’opérer ici sans votre permission. J’étais venu vous la demander ; mais la bonne Aline m’avait dit que vous étiez sorti, et la chose ne souffrait aucun retard.

— Et quelle chose, demanda Peregrinus d’une voix rude, ne permet aucun retard ?

— Si vous ne savez pas, continua l’homme avec un sourire désagréable, que ma folle nièce Elverding s’est échappée de chez moi, alors on a eu tort de vous arrêter comme son ravisseur, et je témoignerai avec grand plaisir de votre parfaite innocence si le cas s’en présente. Ce n’est pas chez vous, c’est chez M. Swammer, qui fut autrefois mon ami, et est devenu maintenant mon ennemi mortel, que la drôlesse s’est réfugiée. Je sais qu’elle est dans cette chambre, et seule, car le sieur Swammer est sorti. Je ne peux pas entrer, car la porte est solidement fermée et verrouillée, et je suis trop doux pour employer la violence. C’est pourquoi je me permets de tourmenter la petite avec mon instrument de martyr en optique, pour lui faire comprendre que je suis son seigneur et maître, malgré toutes ses étendues principautés.

— Vous êtes le diable ! s’écria Peregrinus exaspéré ; mais vous n’êtes pas le maître de la belle et céleste princesse Gamaheh. Sortez de cette maison ; faites vos sorcelleries infernales où vous voudrez, mais je m’arrangerai de telle sorte que ce ne soit point ici.

— Ne vous emportez pas, mon cher monsieur Tyss, dit Leuwenhoek, je suis un homme innocent, qui ne veut que le bien. Vous ne savez pas qui vous donnez l’hospitalité. C’est un petit monstre, un petit basilic qui est là dans cette chambre sous la forme de la femme la plus charmante. Elle pouvait, si le séjour près de moi lui déplaisait, prendre la fuite ; mais devait-elle, la traîtresse, m’enlever maître Floh, mon plus précieux trésor, le meilleur ami de mon cœur, sans lequel je ne puis vivre ?

Ici maître Floh, qui s’était élancé du jabot de Peregrinus pour prendre une place dans la cravate plus sure et plus commode, ne put s’empêcher de jeter un éclat de rire moqueur.

— Ah ! s’écria Leuwenhoek comme glacé d’un effroi subit, ah ! qu’est-ce que cela ? Est-il possible ? Ici, dans cet endroit ! Permettez, mon cher monsieur Peregrinus.

Leuwenhoek étendit le bras, s’approcha de Peregrinus, et voulut porter la main à sa cravate.

Celui-ci recula adroitement, le saisit d’un poignet vigoureux, et le lança vers la porte de la maison, sans le faire tout fait sortir. Et lorsqu’il se trouva près de cette porte avec Leuwenhoek, qui s’épuisait en protestations impuissantes, on ouvrit du dehors, et Georges Pépusch s’élança dans l’intérieur, aussitôt suivi par le sieur Swammerdam.

Aussitôt que Leuwenhoek aperçut son ennemi Swammerdam, il se dégagea en réunissant toutes ses forces, sauta en arrière, et appuya son dos contre la porte de chambre où se trouvait la belle prisonnière.

Swammerdam, en voyant cela, sortit de sa poche une petite lorgnette, la tira jusqu’au bout, et attaqua son ennemi en disant :

— Les armes à la main, maudit, si tu l’oses !

Leuwenhoek sortit aussitôt un instrument pareil, le tira de même en criant :

— Avance ! je suis là, tu sentiras bientôt mon pouvoir !

Tous deux se mirent la lorgnette à l’œil, et tombèrent l’un sur l’autre en se portant des coups meurtriers, en allongeant et rétrécissant leurs armes. C’étaient des feintes, des parades, des voltes, enfin toutes les subtilités de l’art de l’escrime, et ils paraissaient s’enflammer toujours davantage. Si l’un était atteint, il jetait un cri, sautait en l’air, faisait les plus étranges cabrioles, les plus beaux entrechats, des pirouettes comme le plus habile danseur des théâtres de Paris, jusqu’à ce que l’autre le fit arrêter en raccourcissant sa lorgnette. Si celui-là était atteint à son tour, il en faisait autant. Ils alternaient ainsi dans leurs sauts, dans leurs gestes frénétiques, dans leurs cris furieux. La sueur coulait de leur front, leurs yeux, d’un rouge de sang, leur sortaient de ta tête. Et comme en ne voyait que leurs regards tances tour à tour par la lorgnette, mais sans deviner la cause de leurs danses, on aurait pu les prendre pour des fous furieux échappes d’une maison de santé.

Swammerdam parvint enfin à chasser Leuwenhoek de la position devant la porte, qu’il avait défendue avec une courageuse opiniâtreté, et le combat se continua dans le fond du palier.

Georges Pépusch saisit l’instant favorable il poussa la porte, devenue libre. Elle n’était ni fermée ni verrouillée ; elle s’ouvrit. Il s’élança dans la chambre ; il en sortit presque aussitôt en s’écriant :

– Elle s’est enfuie !

Et il se précipita au dehors, rapide comme l’éclair.

Leuwenhoek et Swammerdam s’étaient atteints grièvement l’un et l’autre, car tous deux sautaient, dansaient de la manière la plus folle, en faisant avec leurs cris et leurs hurlements une musique qui ressemblait sans doute aux cris de désespoir des damnés dans l’enfer.

Peregrinus ne savait au juste ce qu’il devait faire pour séparer ces furieux et terminer une scène aussi terrible que ridicule.

Enfin tous les deux virent que la porte de la chambre était toute grande ouverte, et ils oublièrent à la fois leur combat et leurs douleurs. Ils serrèrent leurs armes meurtrières et se précipitèrent dans la chambre.

Peregrinus ressentit un vif chagrin de voir la belle fille partie de sa maison, et il maudit l’affreux Leuwenhoek.

Mais la voix d’Aline se fit entendre sur l’escalier. La vieille riait et disait en même temps :

— Pourrait-on s’imaginer rien de pareil ? Étonnant ! Incroyable ! Est-ce un rêve ?

— Qu’est-ce ? lui demandait Peregrinus à demi-voix ; qu’y a-t-il encore d’incroyable ?

— Ô mon cher monsieur Tyss ! reprit la vieille, montez donc vite à votre chambre !

La vieille ouvrit avec un rire malicieux la porte de son appartement, et lorsqu’il entra, ô prodige ! ô joie ! la belle Dortje Elverding s’élança au-devant de lui, vêtue de la robe de gaze qu’elle portait lorsqu’il l’avait vue chez Swammerdam.

— Enfin je vous revois, mon doux ami, murmura la petite ; et elle sut se rendre si caressante auprès de Peregrinus, que celui-ci, en dépit de ses beaux projets, ne put s’empêcher de l’embrasser avec une excessive tendresse. Il se sentait prêt à s’évanouir de ravissement et de désir amoureux. Combien de fois n’est-il pas arrivé que dans l’ivresse excessive de la plus immense joie on se sente tout d’un coup ramené, par la douleur terrestre d’un choc au bout du nez, des plaines fantastiques au delà des mondes au prosaïsme de celui-ci ? C’est ce qui arriva à Peregrinus.

Au moment où il se baissait pour baiser la douce bouche de Dortje, il se frappa le nez, assez développé d’ailleurs, aux riches diamants du diadème que la petite portait sur les noires boucles de sa chevelure. La terrible douleur de cette rencontre avec des pierres si carrément taillées lui rendit assez de sang-froid pour pouvoir examiner cette parure. Le diadème lui fit penser à la princesse Gamaheh, et en même temps tout ce que maître Floh lui avait dit des séductions de cette créature lui revint en mémoire. Il pensa qu’une princesse, la fille d’un puissant roi, ne pouvait absolument pas partager son amour, et que toute sa conduite si amoureuse devait être un piége trompeur qui devait l’amener à lui livrer la puce enchantée ; et en pensant cela, il sentit courir sans son âme un fleuve de glace qui diminua son amour, s’il ne l’éteignit pas tout à fait. Peregrinus se débarrassa doucement des bras de la petite, qui l’enlaçaient amoureusement, et il dit lentement et les yeux baissés :

— Ah ciel ! vous êtes pourtant la fille du puissant roi Sekalis, la belle, la charmante, l’admirable princesse Gamaheh ! Pardonnez-moi, princesse, si un sentiment qu’il m’a été impossible de maitriser m’a conduit à la folie, au délire. Mais vous-même, Excellence…

— Que dis-tu, mon doux ami ? interrompit Dortje Elverding ; moi, fille d’un puissant roi ! moi, une princesse ! Je suis ton Aline, qui t’aimera jusqu’au délire si tu… Mais qu’est-ce que j’éprouve ? Aline, la reine de Golconde, elle est auprès de toi ; c’est une bonne et chère femme ; elle n’est plus depuis longtemps aussi belle qu’elle était lorsqu’elle épousait un général français. Malheureuse que je suis, je ne suis pas la vraie Aline, et je n’ai pas régné à Golconde !… malheureuse que je suis !

La petite avait les yeux fermés, et elle commença à chanceler. Peregrinus la porta sur un canapé.

— Tu parles de Gamaheh ? continua-t-elle à dire, comme dans un état de somnambulisme, Gamaheh, la fille du roi Sekalis ? Oui, je me rappelle, à Famagusta j’étais une belle tulipe portant ce nom ! Déjà autrefois je sentais le désir de l’amour dans mon cœur. Mais ne parlons pas de cela.

La petite se tut. Elle paraissait profondément endormie. Peregrinus voulut tenter la périlleuse entreprise de la mettre dans une position plus heureuse. Mais tandis qu’il l’entourait doucement de ses bras, il se sentit piqué au doigt par une épingle cachée, et il fit claquer son pouce comme à l’ordinaire. Maître Floh prit cela pour le signal convenu, et lui mit dans l’œil le verre microscopique. Aussitôt, comme toujours, Peregrinus vit derrière la cornée des yeux l’étrange tissu des nerfs et des veines qui pénétraient jusqu’au fond du cerveau. Mais parmi ce labyrinthe serpentaient de petits fils d’argent lumineux cent fois plus fins que le fil de la plus petite araignée, et ces fils mêmes, qui paraissaient ne jamais finir, se rassemblaient en sortant du cerveau dans un je ne sais quoi d’embrouillé, d’invisible même à l’œil microscopique, qui pouvait être des pensées d’un ordre sublime et d’autres d’une nature plus facile à saisir.

Peregrinus aperçut mêlés ensemble des fleurs qui prenaient la forme des hommes et aussi des homes qui s’évaporaient dans la terre, et brillaient alors comme des pierres ou du métal, et au milieu de tout cela s’agitaient des animaux étranges qui changeait de forme un nombre de fois incalculable, et parlaient des langages singuliers. Ces apparitions n’avaient entre elles aucun rapport, et leur dissonance semble s’exprimer par les plaintes inquiètes de mélancolie qui déchiraient l’âme et résonnaient dans les airs. Mais cette dissonance elle-même embellissait encore plus l’harmonie profonde qui s’élançait victorieuse dans une éternelle et ineffable joie, et rassemblait tout ce qui paraissait divisé.

— Ne vous y tromper pas, monsieur Peregrinus, dit maître Floh vous voyez là les pensées du songe. Il y a là quelque chose de cacher peut-être ; le temps n’est pas encore arrivé de chercher à l’approfondir. Appelez la petite séductrice par son véritable nom, et demandez-lui alors ce qu’il vous plaira.

Comme la jeune fille portait plusieurs noms, il eût été difficile à Peregrinus de trouver le véritable ; mais il dit sans penser le moins du monde :

— Dortje Elverding, ravissante créature, serait-ce une erreur, m’aimerais-tu véritablement ?

Aussitôt la petite sortit de son état de rêve, ouvrit les yeux, et dit tandis que ces yeux étincelaient :

— Pourquoi doutes-tu, Peregrinus ? Une jeune fille ferait-elle jamais ce que j’ai fait, si elle n’éprouvait pas le plus violent amour ? Peregrinus, je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne, et si tu veux m’appartenir, je me donnerai à toi de tout cœur, et je resterai près de toi sans cesse, non pas parce que je veux seulement fuir la tyrannie de mon oncle, mais parce que je veux pas te quitter.

Les fils d’argent avaient disparu, et les pensées disaient :

— Comment cela s’est-il fait ? D’abord j’ai joué la passion pour m’attacher de nouveau maître Floh et Leuwenhoek, et maintenant je l’aime pour tout de bon. Je me suis prise dans mes propres filets. Je ne pense presque plus à maître Floh ; je voudrais appartenir toujours à cet homme, car jamais personne ne m’a plu comme lui.

On peut s’imaginer quel délicieux ravissement ces pensées allumèrent dans le cœur de Peregrinus. Il tomba à genoux devant la petite, couvrit ses mains délicates de mille baisers brûlants, la nomma sa joie, son ciel, son seul bonheur !

— Cher ami, murmura la jeune fille en l’attirant légèrement à elle, tu ne refuseras certainement pas un souhait de l’accomplissement duquel dépendent le repos et même l’existence de ta bien-aimée.

— Demande tout, ma douce vie, tout ce que tu voudras : ton moindre désir est un ordre pour moi, répondit Peregrinus en tenant la jeune fille tendrement embrassée. Je n’ai rien au monde de si cher dont je puisse faire hommage à ton amour.

— Malheureux que je suis ! s’écria maître Floh, qui aurait jamais pu croire que la perfide triompherait ? Je suis perdu !

— Eh bien, écoute donc ! continue la jeune fille après avoir répondu avec ardeur aux baisers brûlants des lèvres de Peregrinus.

Je sais de quelle manière le …

La porte s’ouvrit avec violence, et Georges Pépusch s’élança dans la chambre.

— Zéhérit ! s’écrira la petite au désespoir.

Et elle tomba à la renverse, évanouie sur le sofa.

Le chardon Zéhérit vola vers la princesse Gamaheh, la prit dans ses bras et s’éloigna avec elle aussi rapide que l’éclair.

Maître Floh fut sauvé cette fois.