Contes mystérieux (Hoffmann)/Maître Floh/7

La bibliothèque libre.

SEPTIÈME AVENTURE.


Piéges ennemis tendus par les deux microscopistes dans leur sottise. — Nouvelles épreuves de M. Peregrinus Tyss, et nouveaux dangers de maître Floh. — Rose Lammer Hirt. — Songe décisif, et fin du conte.


Si nous manquons de nouvelles sur l’issue du combat engagé dans la chambre de Leuvenhoek, toujours est-il permis de supposer que les deux microscopistes, avec l’aide du jeune Georges Pépusch, remportèrent une victoire complète sur leurs deux ennemis. Autrement Swammer, le vieux Swammer n’aurait pas été aussi rayonnant de joie en rentrant chez lui.

Swammer, ou plutôt Jean Swammerdam, avait la même figure épanouie lorsqu’il entra le lendemain matin chez M. Peregrinus, qui était encore au lit, en grande conversation avec son protégé maître Floh.

Peregrinus ne négligea pas de se faire jeter le verre microscopique dans la prunelle de l’œil aussitôt qu’il aperçut Svammerdam. Après de longues et ennuyeuses excuses sur l’indiscrétion d’une visite si matinale, Swammerdam prit enfin place auprès du lit de Peregrinus. Il ne voulut pas absolument souffrir que Peregrinus se levât et endossât sa robe de chambre.

Le vieillard, avec les phrases les plus singulières, remercia Peregrinus de toutes les complaisances qu’il avait eues pour lui, et qui consistaient à l’avoir non-seulement pris pour locataire, mais de lui avoir permis d’amener dans la maison une jeune demoiselle quelquefois un peu vive et bruyante. Il trouva aussi à remercier Peregrinus d’avoir opéré sa réconciliation avec son ancien ami et collègue scientifique Leuwenhoek.

En effet, comme Swammerdam le raconta, leurs cœurs s’étaient réunis lorsqu’ils avaient été attaqués par le bel esprit et le barbier, et qu’ils avaient délivré Dortje Elverding de ces monstres infâmes. Une réconciliation complète avait eu lieu aussitôt après entre les deux anciens ennemis.

Leuwenhoek et Swammerdam se plaisaient à reconnaître la bonne influence que Peregrinus avait exercée sur chacun d’eux, et le premier usage qu’ils se proposaient de faire de leur nouveau lien d’amitié avait été de consulter ensemble l’étrange et merveilleux horoscope de Peregrinus Tyss et de chercher autant que possible à en deviner le sens.

— Mon ami Antoine de Leuwenhoek, ajouta Swammerdam, n’avait pu y réussir isolément ; nous employâmes le concours de nos lumières réunies, et le résultat de ce second essai fut couronné du plus éclatant succès, malgré tous les obstacles qui se présentèrent.

Le vieux fou à courte vue, murmura maître Floh, qui se trouvait sur l’oreiller, près de la tête de Peregrinus, croit encore qu’il a rendu la vie à la princesse Gamaheh. C’est en effet une belle existence que celle à laquelle la pauvre fille est condamnée par la maladresse de ces impuissant microscopistes !

— Mon bon, mon excellent Monsieur Peregrinus, continua Swammerdam, qui, par un éternuement subit, n’avait pas entendu maître Floh, vous êtes un élu de l’esprit du monde, un enfant gâté de la nature, car vous possédez le talisman le plus extraordinaire, ou, pour parler plus jute et plus savamment, le plus admirable tsilmenaja ou tsilsemoth qui soit jamais sorti de la terre baignée de la rosée du ciel. Je suis fier d’avoir découvert ce que Leuwenhoek n’avait pu trouver, que cet heureux tsilmenaja vient du roi Nacras, qui régnait en Égypte longtemps avant le déluge. Cependant la force de ce talisman restera endormie jusqu’à ce qu’il rencontre une constellation qui trouve justement son centre dans votre honorable personne. Il doit même arriver infailliblement qu’à l’instant même où s’éveillera la force de ce talisman vous donnerez indice de son réveil. Leuwenhoek a pu vous dire tout ce qu’il a voulu sur cette partie la plus difficile de votre horoscope ; mais il ne vous a pas dit la vérité, car il n’y avait absolument rien compris jusqu’au moment où je lui ai ouvert les yeux. Peut-être, mon bon monsieur Tyss, mon cher ami de cœur a-t-il voulu vous inquiéter par l’annonce d’une terrible catastrophe, car je sais qu’il aime assez à effrayer inutilement les gens. Mais fiez-vous à moi, votre fidèle locataire, je vous jure, la main sur le cœur, que vous n’avez absolument rien à redouter. Cependant je désirerais savoir si vous ne pressentez rien au sujet du talisman et ce que vous pensez vous-même de tout ceci.

Swammerdam, en prononçant ces dernières paroles, regarda fixement Peregrinus avec un perfide sourire, comme s’il eût voulu pénétrer dans le fond de sa pensée, et en cela Peregrinus, au moyen de son verre, l’emportait tout à fait sur lui.

Peregrinus apprit donc, au moyen de son verre, que le combat contre le bel esprit et le barbier avait été un bien moindre motif de réconciliation que cet horoscope mystérieux. Ce qu’ils voulaient surtout, c’était la possession du puissant talisman. Swammerdam avait été, en ce qui concernait le nœud si mystiquement tressé dans l’horoscope de Peregrinus, aussi peu clairvoyant que Leuwenhoek ; mais il pensait qu’il devait trouver évidemment dans l’intérieur de Peregrinus la trace qui les conduirait à la découverte de ce secret. Cette trace, il espérait se la faire indiquer habilement par des paroles involontaires, et s’emparer, avec le secours de Leuwenhoek, de ce joyau précieux avant que le possesseur eût appris en connaître la valeur.

Swammerdam était convaincu que le talisman de Peregrinus ne le cédait en rien pour la valeur à l’anneau du sage Salomon, qui donnait autrefois, comme sans doute celui qu’il convoitait aujourd’hui, une puissance sans bornes sur le royaume des esprits.

Peregrinus lui rendit la pareille, et mystifia celui qui se donnait tant de peine pour jouer le rôle de mystificateur. Il sut lui faire une réponse ornée de phrases si fleuries et si pompeuses, que Swammerdam se mit à craindre que le charme n’eût déjà commencé, et que bientôt Peregrinus n’allât avoir l’explication intime du secret que ni Leuwenhoek ni lui n’avaient pu deviner jusqu’alors.

Swammerdam baissa les yeux, toussa et prononça des paroles inintelligibles ; il se trouvait dans une position embarrassante, et ses pensées murmuraient sans cesse :

— Diable, qu’est-ce ceci ? Est-ce bien Peregrinus qui me parle ? Suis-je le savant Swammerdam ou un imbécile ?

Toutefois il reprit courage, et dit :

— Parlons d’autre chose, mon très-honoré monsieur Peregrinus, parlons d’autre chose, et, si je ne me trompe, de quelque chose de beau, de réjouissant…

Ce que Swammerdam avait à dire de beau et d’agréable, c’était que son collègue et lui avaient découvert la violente passion de la belle Dortje Elverding pour lui. Bien qu’ils eussent été en premier d’une tout autre manière de voir, espérant l’un et l’autre que la belle jeune fille viendrait demeurer près d’eux sans penser à l’amour ou au mariage, depuis ils avaient changé d’avis ils avaient cru lire surtout dans l’horoscope de Peregrinus qu’il fallait qu’il prît absolument Dortje pour épouse. Ils ne doutaient nullement que Peregrinus ne fût de même enflammé d’amour pour elle, et regardaient déjà la chose comme terminée. Swammerdam pensait en outre que Peregrinus Tyss était le seul capable de l’emporter sur tous ses rivaux, et que même les adversaires les plus menaçants, comme le bel esprit et le barbier, ne pourraient rien entreprendre contre lui.

Peregrinus lut dans les pensées de Swammerdam que les microscopistes avaient en effet lu dans son horoscope l’absolue nécessité de son union avec Dortje Elverding, mais qu’ils espéraient mettre cette nécessité à profit, et compenser la perte apparente de Dortje par l’avantage plus grand encore de s’emparer de Peregrinus Tyss et de son talisman.

On peut s’imaginer la confiance que la sagesse et la science de ces deux hommes, incapables de lire son horoscope, pouvaient inspirer à Peregrinus. Il déclara donc qu’il avait renoncé à la main de Dortje pour ne pas désoler Pépusch, son meilleur et son plus intime ami, qui était d’ailleurs plus âgé que lui et promettait de la rendre heureuse, et que pour rien au monde il ne reviendrait sur sa parole.

Le sieur Swammerdam releva ses yeux de chat, qu’il avait longtemps tenus tournés vers la terre ; il regarda Peregrinus bien en face et sourit d’un air faux.

— Si votre amitié pour Pépusch, dit-il, est le seul scrupule qui vous empêche de vous livrer sans contrainte à vos sentiments, ce scrupule est levé à l’instant même ; car Pépusch a vu, malgré toute sa passion furieuse, que les constellations étaient contraires à son mariage avec Dortje Elverding, et qu’il ne pouvait en résulter que des malheurs. Il a donc renoncé à la main de la jeune fille, et déclaré qu’elle ne pouvait appartenir qu’à son bon ami Peregrinus ; il s’offre même de la protéger contre les tentatives du lourd et maladroit bel esprit et contre le sanguinaire gratteur de barbe.

Peregrinus fut saisi d’un frisson glacé lorsqu’il reconnut que ce qu’il disait était la vérité. Dominé par la force des sentiments les plus étranges et les plus contraires, il se renversa sur son oreiller et ferma les yeux.

Swammerdam invita instamment Peregrinus à venir entendre de la bouche de Georges et de Dortje la confirmation de ce qu’il venait d’avancer, et puis il s’éloigna avec les mêmes compliments et les mêmes révérences qu’à son entrée.

Maître Floh, qui était resté tout le temps tranquille sur l’oreiller sauta tout à coup jusque sur la pointe du bonnet de nuit de Peregrinus. Alors il se dressa sur ses longues pattes de derrière, se tordit les mains, les éleva vers le ciel, et s’écria d’une voix à demi étouffée par les sanglots :

— Malheur à moi je me croyais déjà en sûreté, et maintenant arrive l’épreuve la plus dangereuse. À quoi servent tout le courage toute la fermeté de mon noble protecteur si tout se réunit contre moi ? Je me rends, tout est perdu.

— Qu’avez-vous à vous lamenter ainsi sur mon bonnet de nuit dit Peregrinus d’une voix faible. Croyez-vous donc que vous êtes seul à plaindre, et que je ne me trouve pas moi même dans la position la plus affreuse, troublé comme je le suis, et ne sachant ce que je dois faire, ce que je dois penser ? Mais ne croyez pas, maître Floh que je serai assez insensé pour m’approcher de l’écueil où doivent briser toutes mes résolutions et mes beaux projets. Je n’aurai garde de me rendre à l’invitation de Swammerdam, et de revoir la séduisante Elverding.

— Et en effet, répondit maître Floh, tout en reprenant son ancienne place sur l’oreiller de son maître, je ne sais pas, malgré tout ce que je trouve de redoutable, si je ne dois pas vous conseiller de descendre de suite chez Swammerdam. Il me semble que les lignes de votre horoscope courent ensemble avec une rapidité toujours plus grande, et que vous êtes vous-même au moment d’entrer dans le point rouge. Quel que soit l’arrêt du sombre destin, je comprends que même un maître Floh ne doit pas s’opposer à son accomplissement. et qu’il serait niais et inutile d’attendre mon salut de vous. Allez-y, voyez-la, acceptez sa main, et pour que tout s’accomplisse selon la volonté des étoiles, que rien d’étranger ne s’y trouve mêlé, ne faites même pas usage du verre microscopique.

— Ordinairement, répondit Peregrinus votre cœur est ferme, monsieur Floh votre esprit est fort, et maintenant vous êtes timide et découragé. Mais soyez aussi savant qu’il vous plaira, lors même que l’élément du fameux septième Nunius Rorar élèverait votre intelligence bien au-dessus de la nôtre, vous n’avez du moins aucune juste idée de ta forte volonté de l’homme, et la placez beaucoup trop bas. Encore une fois, je ne manquerai pas à la parole que je vous ai donnée, et pour vous prouver combien ma résolution de ne plus voir la petite est inébranlable, je vais me lever et me rendre chez le relieur Lammer Hirt, comme je me le suis proposé hier au soir.

— Ô Peregrinus s’écria maître Floh la volonté des hommes est une chose fragile, elle est souvent le jouet du zéphyr. Plus d’une existence n’est qu’un vouloir continuel, et beaucoup, par l’effet même de leur volonté, ne savent plus ce qu’ils veulent à la fin. Vous vous proposez de ne plus revoir Elverding, et qui vous répond que cela n’arrivera pas dans l’instant même où vous en parlez ?

Et chose étrange, ce que maître Floh avait prophétisé se réalisa.

Peregrinus se leva, s’habilla, et voulut, fidèle à son idée, se rendre, chez le relieur Lammer Hirt ; mais lorsqu’il passa devant la chambre de Swammerdam la porte s’ouvrit toute grande, et Peregrinus ne sut pas lui même comment il se fit qu’il se trouva tout à coup donnant le bras à Swammerdam jusqu’au milieu de la chambre, devant Dortje Elverding, qui, toute joyeuse, lui jeta sans contrainte mille baisers, et lui dit d’une voix argentine :

— Bonjour, mon bien cher Peregrinus.

Pépusch se trouvait aussi dans la chambre et regardait en sifflant en dehors de la fenêtre ouverte. Il la ferma avec force et se retourna.

— Ah ! te voilà ? s’écria-t-il en voyant son ami Peregrinus. Tu viens rendre visite à ta fiancée ; c’est dans l’ordre, et un tiers est toujours de trop dans un pareil moment. Je vais m’en aller ; mais avant je dois te dire, mon bon ami Peregrinus, que Georges Pépusch fait peu de cas des dons qu’un ami charitable jette au pauvre pécheur comme une aumône. Garde tes cadeaux, je ne veux rien te devoir. Prends la belle Gamaheh, qui t’aime si tendrement ; mais évite avec soi que le chardon Zéhérit ne prenne racine dans ta maison et n’en fasse écrouler les murs.

Le ton et les manières étaient bien près de la grossièreté la plus excessive, et Peregrinus fut saisi d’un profond chagrin en voyant que Pépusch ne l’avait pas compris.

— Jamais je n’ai eu l’idée, lui dit-il sans chercher à cacher sa tristesse, de me mettre sur ta route. Si tu n’étais pas égaré par le démon de la jalousie, tu comprendrais que je n’ai pas eu une seule des pensées que tu te plais à me prêter. Je ne chercherai pas à étouffer les serpents que, pour ton propre tourment, tu nourris en ton cœur. Je ne t’ai jeté aucun don, je ne t’ai fait aucun sacrifice, en refusant le plus beau et peut-être le plus grand bonheur de ma vie. J’y ai été forcé par d’autres devoirs, par une promesse irrévocable.

Pépusch, plein de rage, serra ses poings et leva la main sur son ami ; mais la petite s’élança entre eux, et saisit la main de Peregrinus en disant avec un sourire :

— Ne t’occupe pas du chardon ; il n’a que des sottises en tête, et est roide et revêche comme tes plantes de sa race, sans savoir positivement ce qu’il veut. Tu es à moi et resteras à moi, Peregrinus, mon cher bien-aimé.

Et la petite attira Peregrinus sur le canapé, et sans plus de façon vint s’asseoir sur ses genoux. Pépusch, après s’être suffisamment rongé les ongles, s’élança au dehors.

La petite, dans son féerique et séduisant costume de gaze d’argent, était plus gracieuse, plus attrayante que jamais. Peregrinus se sentait pénétré de la chaleur électrique de son corps, et pourtant il sentait aussi un souffle mystérieux et glacial comme l’haleine de la mort. Pour la première fois il crut remarquer dans le regard de la petite quelque chose de fixe et d’inanimé, et le ton de sa voix, et même le frôlement de son étrange costume argenté semblaient trahir la présence d’un être à éviter. Il se sentit comme oppressé en pensant que, lorsque Dortje avait parlé sans déguiser sa pensée, elle portait un costume pareil. Il ne savait pourquoi il se préoccupait de l’étoffe de cette robe, mais tes pensées d’étoffe et de personnage de l’autre monde étaient forcées de se présenter ensemble, comme un rêve réunit les objets tes plus hétérogènes, et l’on regarde comme insensé tout ce dont on ne peut pas comprendre le trop profond enchaînement.

Peregrinus était loin de vouloir tourmenter la charmante enfant par des soupçons probablement mal fondés ; il domina donc ses sentiments de toute sa puissance, et attendit un moment favorable pour éviter les étreintes de ce serpent du paradis.

— Mais, mon doux ami, lui dit enfin Dortje, pourquoi te trouvé-je aujourd’hui aussi glacial et aussi insensible ? Qu’as-tu donc dans l’esprit ?

— J’ai la migraine, des vapeurs, de sottes idées, rien autre chose, ma douée amie, répondit Peregrinus aussi tranquillement que cela lui fut possible ; laisse-moi sortir, et dans quelques minutes tout cela sera passé, et puis j’ai des affaires qui me demandent.

— Tu mens, s’écria la petite en quittant avec rapidité ses genoux, mais tu es un méchant singe qu’il faut apprivoiser.

Peregrinus se sentit joyeux lorsqu’il fut dans la rue ; mais maître Floh riait et balbutiait sans cesse dans la cravate de Peregrinus. Il témoignait sa joie par ses gestes, et applaudissait si fort de ses mains de devant, qu’on les entendait résonner.

— Ô fou que je suis ! s’écriait-il dans le débordement de son immense joie ; insensé, qui doutais de la victoire là où il n’y avait pas de combat ! Oui, Peregrinus, vous aviez déjà vaincu dans un moment où la mort même de votre bien-aimée n’avait pu vous faire changer de résolution. Laissez-moi pousser des cris de joie, laissez-moi chanter, car, ou je me trompe fort, bientôt va le lever le beau soleil qui éclaircira tant de mystères.

Lorsque Peregrinus frappa à la porte de Lammer Hirt, une douce voix de femme cria :

— Entrez.

Il ouvrit la porte. Une jeune fille qui se trouvait seule dans la chambre s’avança vers lui, et lui demanda d’un ton affable ce qu’il demandait.

Le lecteur se contentera de savoir que cette jeune fille pouvait avoir dix-huit ans ; qu’elle était plus grande que petite, élancée et parfaitement faite ; qu’elle avait des cheveux noirs et des yeux bleu foncé, et que sa peau semblait être un tissu tendrement velouté de lis et de roses. Mais ce qui valait mieux encore, c’est que la figure de la jeune fille présentait ce tendre mystère de candeur juvénile, ce charme d’un amour céleste que plus d’un ancien peintre allemand a représenté dans ses tableaux. Lorsque Peregrinus regarda la belle jeune fille, il lui sembla qu’il avait été chargé de fers écrasants, qu’un pouvoir céleste protecteur avait brisés, et que devant lui était l’ange de la lumière, destiné à le conduire dans le royaume des désirs et des joies ineffables de l’amour.

La jeune fille rougit de se voir ainsi regardée, et dit pour la seconde fois en baissant pudiquement les yeux :

— Que demandez-vous, je vous prie ?

Peregrinus bégaya avec peine :

— Le relieur Lammer Hirt demeure-t-il encore ici ?

— Il y demeure toujours, reprit la jeune fille, mais il est sorti.

Alors Peregrinus parla confusément de reliures qu’il avait commandées, de livres que Lammer Hirt devait lui procurer ; enfin il commença à désigner plus distinctement, et se souvint entre autres d’une magnifique édition de l’Arioste qu’il avait donnée.

La jeune fille tressaillit, comme frappée d’une commotion électrique ; elle joignit les mains et s’écria, les larmes aux yeux :

— Ah Dieu ! vous êtes monsieur Tyss.

Et elle fit un mouvement comme si elle voulait prendre la main de Peregrinus ; mais elle fit rapidement un pas en arrière et soupira profondément. Alors un gracieux sourire fit rayonner son visage comme une délicieuse aurore, et elle l’accabla de remerciements et de souhaits de bonheur, comme le bienfaiteur de ses parents, et comme celui qui avait apporté aux enfants la joie et le plaisir, en leur donnant avec douceur, avec bienveillance, des jouets au dernier Noël. Elle débarrassa aussitôt le fauteuil de son père, tout chargé de livres, d’écritures, de cahiers, de feuilles votantes, l’approcha, et faisant gracieusement les honneurs de la maison, invita Peregrinus à s’y asseoir. Puis elle alla chercher l’Arioste, supérieurement relié, en frotta légèrement le maroquin avec un chiffon de laine, et présenta à Peregrinus ce chef-d’œuvre de la reliure, les yeux brillants et bien certaine que le travail artistique de son père allait être applaudi.

Peregrinus tira de sa poche une pièce d’or ; mais la jeune fille la refusa, donnant pour prétexte que, ne connaissant pas le prix convenu, elle ne pouvait rien recevoir ; et elle pria Peregrinus d’attendre que son père fut revenu. Celui-ci remit vite en place la pièce de vil métal, qui semblait se fondre dans sa main.

La jeune fille prit une chaise ; Peregrinus, par instinct de politesse machinale, se précipita pour l’approcher lui-même. Au lieu de la chaise, il prit la main de la jeune fille, et il crut en la serrant sentir aussi une pression presque imperceptible.

— Ah ! le vilain petit chat ! dit la jeune fille en se jetant tout à coup de côté pour ramasser un écheveau de fil que le chat emmêlait de ses pattes de devant ; et puis, avec une candeur enfantine, elle conduisit Peregrinus au fauteuil, et le pria de nouveau de s’asseoir puis elle vint prendre place devant lui en tenant en main un ouvrage de femme.

Peregrinus se trouvait comme sur une mer irritée au milieu de l’orage.

— Ô princesse ! dit-il.

Le mot lui échappa sans savoir comment. La jeune fille le regarda stupéfaite, et il reprit du ton le plus doux et le plus tendre :

— Ma chère jeune fille !

Elle rougit et dit avec un embarras juvénile :

— Mes parents m’appellent Rosine : donnez-moi aussi ce nom, mon cher monsieur Tyss, car je suis encore une enfant, et vous aimez tant les enfants, qui pour vous sont remplis de respect.

— Rosine ! s’écria Peregrinus hors de lui.

Et il eût voulu tomber aux genoux de la jeune fille. Il avait peine à s’en empêcher.

Rosine lui raconta, tout en travaillant, que ses parents, à cause de la guerre, étaient tombés autrefois dans la misère la plus profonde, et qu’alors elle avait été demeurer chez une cousine, dans une petite ville du voisinage. La cousine était morte il y avait seulement quelques semaines, et elle était revenue chez ses parents.

Peregrinus écoutait la voix de Rosine sans chercher à comprendre ses paroles ; il se croyait dans un songe délicieux, lorsque Lammer Hirt entra dans la chambre et le salua de la manière la plus cordiale. Peu après la femme vint aussi avec les enfants ; et comme dans le cœur des hommes les pensées, les impressions, se succèdent tumultueusement et sans motif, il arriva que Peregrinus, au milieu de l’extase qui lui ouvrait un ciel inattendu, se rappela tout à coup comme le grondeur Pépusch l’avait blâmé des cadeaux donnés à ces enfants. Et il fut heureux d’apprendre que ses friandises n’en avaient rendu aucun malade ; et la manière joyeuse et presque solennelle, l’espèce d’orgueil avec lequel ils lui montrèrent l’armoire vitrée qui renfermait tous les joujoux, lui prouvèrent qu’on avait regardé ses cadeaux comme une chose extraordinaire et qui ne devait plus se représenter. Ainsi le chardon grondeur avait eu tort.

— Ô Pépusch, se dit Peregrinus en lui-même, ton cœur déchiré ne peut refléter la lumière pure d’un véritable amour.

Et puis d’autres pensées survinrent à Peregrinus, et allaient plus loin que des joujoux et des gâteaux. Lammer Hirt, homme doux et tranquille, regardait avec une joie visible sa fille Rosine, qui s’occupait du goûter des enfants. Ceux-ci se pressaient autour de leur sœur bien-aimée, et lorsque dans leur appétit enfantin ils criaient un peu plus qu’il n’était nécessaire, cela ne nuisait en rien à cette idylle domestique.

Peregrinus était ravi ; il suivait la jeune fille des yeux, sans que pour cela la Charlotte de Werther lui revînt en mémoire avec le goûter de ses frères.

Lammer Hirt s’approcha de Peregrinus, et se mit à lui parler tout bas de Rosine.

— C’est une bonne et pieuse fille, lui dit-il, à qui le ciel a donné aussi la beauté, et j’espère n’avoir avec elle que des sujets de bonheur ; et, ajouta-t-il tandis que son visage s’illuminait de joie, ce qui me réjouit le cœur, c’est qu’elle s’adonne ardemment au noble art du relieur, et que depuis quelques semaines elle a fait d’énormes progrès, au point qu’elle est déjà plus habile que bien des lourdauds d’ouvriers qui gâchent le maroquin, et posent depuis bien des années leurs lettres de travers, si bien qu’elles ont l’air de paysans ivres qui sortent du cabaret.

Et puis il murmura à l’oreille de Peregrinus :

— Eh bien ! tenez, je suis forcé de vous le dire, j’ai besoin de vous ouvrir mon cœur. Croiriez-vous que ma Rosine a doré elle-même les tranches de l’Arioste ?

En entendant ceci, Peregrinus saisit précipitamment le livre maroquiné, comme s’il avait craint qu’un accident ne vînt lui enlever ce trésor avant qu’il l’eût entre les mains.

Lammer Hirt crut qu’il se préparait à sortir, et le pria de vouloir bien rester encore quelques instants.

Cela fit souvenir Peregrinus qu’il était temps de partir. Il paya vite le compte, et Lammer Hirt lui tendit la main, comme à l’ordinaire, pour lui dire adieu ; la mère et Rosine en firent autant. Les enfants se tenaient debout devant la porte. Peregrinus s’enfuit comme s’il eut été poursuivi ; et en s’en allant il prit la moitié de la tartine beurrée que mangeait le plus jeune des enfants.

Dans la rue, il s’en alla chez lui pas à pas, portant sous son bras les lourds volumes, et, l’œil radieux, il prenait de ses lèvres une petite bouchée de la tartine de beurre, comme s’il eût mangé une manne céleste.

— En voilà un qui a bu trop d’eau-de-vie, dit un bourgeois en passant ; et il était tout naturel qu’il eût cette idée de Peregrinus.

Lorsque celui-ci entra dans sa maison, la vieille Aline vint au-devant de lui, et, avec des gestes d’inquiétude et d’effroi, elle désigna la chambre de Swammerdam.

La porte était ouverte, et Peregrinus vit Dortje Elverding étendue roide sur un fauteuil et la figure contractée. Elle ressemblait à un cadavre sorti de la tombe. Devant elle, immobiles comme elle sur leurs fauteuils, et comme elle ayant un aspect cadavérique, étaient Pépusch, Swammerdam et Leuwenhoek.

— Ils mènent là, en bas, une vie de spectres, dit la vieille : ces quatre malheureuses créatures ont passé ainsi tout le jour ; ils ne mangent ni ne boivent, ils ne parlent pas et ne respirent pas non plus.

Peregrinus ressentit devant cet affreux spectacle une sorte d’effroi, mais, en montant les marches de l’escalier, ce tableau de fantômes disparut englouti dans la mer toujours mouvante des songes célestes dans laquelle il nageait depuis qu’il avait vu Rosine. Des souhaits, des désirs, de douces espérances venaient inonder son âme épanouie.

Il avait besoin en ce moment du bon maître Floh. Il voulait lui ouvrir son sœur, lui raconter toutes ces choses qu’on ne saurait répéter trop souvent. Mais il eut beau appeler ; maître Floh ne parut pas : il était parti.

Toutefois, dans les plis de la cravate où il se pavanait d’ordinaire dans leurs promenades, Peregrinus trouva, après de minutieuses recherches, une toute petite boîte sur laquelle se lisaient ces mots :

« Vous trouverez là dedans le verre microscopique des pensées. Si vous regardez attentivement de votre œil gauche dans la boîte le verre viendra immédiatement se mettre dans votre pupille. Si vous voulez l’en faire sortir, vous n’aurez qu’à presser la pupille en tenant l’œil au-dessus de la boîte, et le verre y tombera.

» Je travaille pour vos affaires, et je m’expose beaucoup en agissant ainsi ; mais je fais tout pour mon bien-aimé protecteur.

» Votre tout dévoué,
» Maître Floh. »

Ce serait ici le cas, pour un véritable et solide romancier, qui, la main armée de la plume, arrange à son gré les actions humaines, de faire, en prenant exemple sur Peregrinus, la différence pratique entre la passion et l’amour, théorie assez souvent débattue.

Il aurait là beaucoup à dire sur le pouvoir des sens, sur la malédiction du péché originel, sur la céleste flamme de Prométhée, qui allume dans l’amour cette véritable communauté d’esprit des sexes différents, destinée à former le dualisme indispensable de la nature. Lors même que l’étincelle du Prométhée déjà nommé devrait allumer le feu du dieu de l’hyménée, il en serait comme d’une bonne et brillante lumière d’auberge, auprès de laquelle on peut bien lire, écrire, coudre et tricoter, et auprès de laquelle aussi une postérité avide de plaisirs pourra tout aussi bien se graisser la bouche de marmelade de cerises que toute autre ; et ici-bas il ne peut guère en être autrement. En outre, cet amour céleste peut aussi être regardé comme éminemment poétique. Et au fait, il mérite d’être célébré, car il n’est pas absolument chimérique et renferme beaucoup de réalité, comme pourront en témoigner une foule de gens qui ont eu tantôt s’en louer, tantôt à s’en plaindre.

Le bienveillant lecteur a depuis longtemps deviné que Peregrinus s’était simplement très-amouraché de la petite Dortje, mais que du premier moment où il aperçut Rosine Lammer Hirt, cette belle et angélique image enflamma dans son cœur un véritable et céleste amour.

Mais que le lecteur nous permette de nous avancer rapides comme de braves cavaliers qui s’élancent pleins d’ardeur à la rencontre de leurs ennemis, sans regarder ce qui se trouve à droite et à gauche de la route, pour arriver au but.

Nous y sommes !

Soupirs, tourments d’amour, douleur, ravissements, extases, tout cela se fait sentir à la fois au moment où la belle Rosine, les joues embellies par l’attrayant incarnat de la virginité, avoue au trop heureux Peregrinus qu’elle l’aime, qu’elle l’aime plus que tout au monde, plus qu’elle ne saurait l’exprimer, qu’il est sa seule pensée, son seul bonheur.

Le noir démon du soupçon saisit ordinairement de ses noires griffes les plus beaux rayons du soleil de la vie, et ils disparaissent souvent dans l’ombre sans reflets projetés par sa présence pernicieuse.

Et en effet des doutes vinrent assaillir Peregrinus et un dur soupçon s’éveilla dans son âme.

— Comment ! semblait lui murmurer une voix, comment ! Mais Dortje Elverding t’a aussi fait l’aveu de son amour, et cependant l’égoïsme seul la poussait à te conduire par ses séductions au mépris de ton serment, à la trahison envers ton meilleur ami, ce pauvre maître Floh.

Je suis riche, et l’on dit que des manières aimables, qu’une certaine franchise pourraient m’attirer la faveur douteuse des hommes et aussi des femmes.

Si celle-ci, qui me fait l’aveu de son amour…

Peregrinus saisit aussitôt le présent mystérieux de maître Floh ; il fut sur le point d’ouvrir la boîte pour se mettre le verre dans la pupille de l’œil droit, et lire ainsi dans la pensée de Rosine.

Il regarda, et le pur azur céleste des plus beaux yeux brilla dans son âme. Rosine, remarquant son trouble intérieur, le fixa étonnée et presque avec inquiétude.

Alors il lui sembla qu’il était frappé d’un rapide éclair, et le sentiment écrasant de la perversité de son âme oppressa tout son être.

— Comment ! se dit-il à lui-même, tout souillé du plus coupable crime, tu veux pénétrer dans le sanctuaire de cet ange ? Tu veux épier des pensées qui ne peuvent avoir rien de commun avec tes bas penchants de la plupart des âmes terrestres ? Tu veux railler l’esprit même de l’amour en le tentant avec les artifices maudits des pouvoirs infernaux ?

Il remit précipitamment la petite boîte dans sa poche, et il lui sembla qu’il avait commis un péché dont il ne pourrait jamais être absous.

Plein d’attendrissement et de douleur, il se précipita aux pieds de Rosine effrayée, en s’écriant :

— Je suis un criminel, un homme chargé d’iniquités, indigne de l’amour d’un être pur comme les anges.

Et il fondit en larmes.

Rosine effrayée, incapable de comprendre le noir esprit qui planait sur Peregrinus, s’agenouilla près de lui, l’embrassa et murmura en pleurant :

— Au nom de Dieu, mon cher Peregrinus, que t’est-il arrivé ? Quel méchant ennemi se place entre nous deux ? Viens, viens de nouveau t’asseoir tranquille auprès de moi.

Et Peregrinus, silencieux, incapable de se mouvoir volontairement, se laissa relever par Rosine.

Il fut heureux pour lui que le vieux canapé un peu fragile fut, comme à l’ordinaire, encombré de brochures, de livraisons terminées et d’ustensiles à l’usage des relieurs ; car, pendant que Rosine cherchait à s’y former une place pour elle et Peregrinus, celui-ci eut le temps de se remettre, et sa grande douleur, sa mélancolie déchirante, firent place à un sentiment plus doux, à une plus active mais pourtant plus tranquillisante disposition d’esprit. Si son visage avait auparavant l’expression d’un pécheur inconsolable dont la condamnation vient d’être prononcée sans retour, maintenant il paraissait un peu niais peut-être, mais c’est dans des actions pareilles un bon pronostic.

Lorsque tous deux se furent assis sur le canapé vermoulu, Rosine dit, les yeux baissés et avec un pudique sourire :

— Je crois deviner, mon bien-aimé, ce qui te trouble ainsi. Je dois te l’avouer, on m’a raconté bien des choses étranges sur les habitants surnaturels de ta maison. Les voisines (tu sais comme elles sont, et comme souvent elles bavardent sans rien savoir), les méchantes voisines m’ont raconté qu’il y a chez toi une femme étrange que tu y as portée toi-même pendant la nuit de Noël, et que plusieurs disent être une princesse. Il est vrai que le vieux Schwammer l’a recueillie chez lui mais la jeune personne fait tout son possible pour te séduire. Ce n’est pas tout encore, il y a pis que cela. Tu connais, mon cher Peregrinus, la vieille femme qui demeure ici en face ; tu la connais bien, la vieille au nez pointu qui te salue si amicalement quand elle te rencontre, et dont tu disais, en la voyant aller un dimanche à l’église avec sa robe de fête d’une étoffe si bariolée (j’ai toujours envie de rire quand j’y pense), qu’elle te faisait l’effet d’un buisson de lis rouges qui se promenait au milieu de la rue. Eh bien ! cette méchante commère a tâché de me mettre en tête une foule de noirceurs.

Bien qu’elle te salue d’une manière si amicale, elle m’a prévenue contre toi ; elle prétend que l’on fait dans ta maison d’infernales sorcelleries, et que la petite Dortje n’est pas autre chose qu’un démon déguisé qui se promène sous une figure humaine pour t’ensorceler par ses grâces et ses séductions.

Peregrinus, mon cher Peregrinus ! regarde-moi bien en face, les yeux dans les yeux ; tu ne verras pas dans les miens la trace du plus léger soupçon. Je connais la pureté de ton cœur, jamais ta parole, jamais ton regard n’ont terni d’un souffle impur le clair et limpide miroir de mon âme.

J’ai confiance en toi, j’ai confiance dans le bonheur qui nous attend quand un tendre lien nous unira et réalisera les doux songes d’amour et de désirs. Peregrinus, que les esprits sombres aient sur toi les desseins qu’il leur plaira d’avoir, leur pouvoir se brisera contre ta belle et pieuse nature, qui est forte, puissante et invariablement fidèle dans ses affections.

Qui pourrait troubler un amour comme le nôtre ? Rejette tes doutes ; notre amour est le talisman qui met en fuite les démons de nuit.

Rosine parut en ce moment à Peregrinus un être d’une nature supérieure. Chacune de ses paroles lui semblait une consolation venue du ciel. Un sentiment ineffable de la joie la plus pure inonda son âme comme la douce haleine du printemps. Il n’était plus le pécheur, grand coupable qu’il avait cru être ; il croyait reconnaître avec des élans d’enthousiasme qu’il était digne de l’amour de la jeune fille la plus belle et la plus pure.

Le relieur Lammer Hirt rentra alors de la promenade avec sa famille.

Peregrinus était ivre de joie ainsi que sa bien-aimée, et Peregrinus quitta comme heureux fiancé, à la tombée de la nuit, l’étroite demeure du relieur et de sa famille transportée d’allégresse.

Lorsque Peregrinus retourna chez lui, la pleine lune brillait claire et riante, et elle parait gracieusement de son éclat argenté la grande place du marché aux chevaux. Peregrinus se mit à sa fenêtre, comme il convient à un amoureux, regardant la lune pour y rattacher les pensées adressées à sa bien-aimée.

Je dois toutefois avouer au lecteur que Peregrinus, malgré tout son bonheur, bâillait si haut qu’un garçon du marché un peu pris de boisson lui cria tout en chancelant :

— Eh ! là-haut ! l’homme au bonnet blanc, ne m’avalez pas tout entier !

Ce qui fit que Peregrinus ferma la fenêtre avec tant de force que les vitres en résonnèrent, et puis il se mit au lit. Mais le besoin de sommeil semblait s’être dissipé dans ses bâillements excessifs. Des pensées sans cesse renouvelées parcouraient son cerveau, et il envisageait surtout le danger imminent dans lequel un sombre pouvoir voulait l’entraîner en le conduisant à un monstrueux abus du verre microscopique. Il reconnut tout d’abord que l’intention de maître Floh avait été bonne en lui faisant ce mystérieux cadeau, mais que c’était, en tout cas, un don venu de l’enfer.

— À quoi, se disait-il à lui-même, un homme qui pénètre les pensées les plus secrètes de ses frères n’arrive-t-il pas au moyen de ce don incompréhensible ? À l’affreuse position où se trouva le Juif errant, qui, dans les réunions des hommes les plus variées, marchait comme au milieu d’un désert triste et inhospitalier, sans joie, sans espoir, sans douleur, dans cette indifférence muette qui est le caput mortuum de la désolation.

Espérer sans cesse, se confier sans cesse et trouver toujours des déceptions nouvelles, n’est-ce pas donner infailliblement accès dans son âme à la méfiance, au soupçon et à la haine ? n’est-ce pas en venir à repousser chaque trace du vrai principe de l’humanité qui s’épanche dans un doux abandon, dans une bienveillance pieuse ? Non, ton visage amical, tes paroles mielleuses ne me tromperont pas, toi dont le cœur nourrit peut-être contre moi une haine imméritée. Je veux te regarder comme mon ami, je veux te faire du bien tant qu’il sera en mon pouvoir ; je veux t’ouvrir mon âme, parce que c’est un bonheur pour moi et que cela me fait du bien, et le moment d’amertume causé par ta trahison sera bien peu de chose comparé avec les joies d’un beau rêve dissipé ! Et le cœur de l’homme est si versatile ! Les véritables amis eux-mêmes, ceux qui nous sont véritablement dévoués, ne peuvent-ils pas, par une triste occurrence d’événements fâcheux, se trouver dans une disposition de mauvaise humeur qui fasse naître des pensées hostiles, mais passagères, au fond de leur cœur ?

Et si le malheureux verre dévoile alors ces pensées, un noir soupçon remplira mon âme, et dans une injuste colère, dans un trouble insensé, je repousserai mon ami, et le poison destructeur qui tend à m’isoler de tous les êtres attaquera, en rongeant toujours plus profondément, jusqu’à la racine de ma vie.

Non, c’est un crime, un crime irrémédiable de vouloir, semblable à l’ange déchu qui apporta le péché au monde, se poser en égal du pouvoir éternel qui lit dans le cœur des hommes parce qu’il le gouverne.

Loin de moi ce funeste don !

Peregrinus prit la petite boîte et se prépara à la lancer de toutes ses forces au plafond.

Tout à coup apparut maître Floh, assis sur la couverture du lit, dans sa forme microscopique, beau et agréable à voir, avec sa cotte de mailles polie et ses bottes d’or resplendissantes.

— Halte ! s’écria-t-il, ne faites rien d’inutile ; vous détruiriez plutôt un rayon du soleil que de jeter ce verre indestructible plus loin qu’à un pied de distance tant que je suis là. J’avais repris, sans que vous vous en soyez aperçu, ma place ordinaire dans un pli de votre cravate, tandis que vous étiez chez le relieur Lammer Hirt, et j’ai été témoin de tout ce qui s’y est passé. J’ai entendu aussi votre édifiant monologue, et j’en ai fait mon profit.

Mais avant toutes choses, votre sentiment animé du pur et véritable amour s’est montré brillant de gloire et comme paré d’un si resplendissant rayon, que je ne doute pas que le moment décisif ne soit proche.

J’ai compris aussi que j’étais dans une grande erreur relativement au verre microscopique. Croyez-moi, ami honorable et éprouvé, bien que je n’aie pas le plaisir d’être un homme comme vous, mais seulement une puce, bien qu’une puce titrée, je comprends très-bien les actions et les pensées des hommes, avec lesquels je vis toujours, et ces pensées et ces actions me paraissent souvent ridicules, quelquefois même un peu folles. Ne vous fâchez pas de ce que je vous dis, je ne vous en parle que comme maître Floh. Vous avez raison, mon ami, ce serait chose mauvaise et certainement nuisible qu’un homme pût lire dans le cerveau des autres ; mais le don de ce verre microscopique n’a rien de menaçant pour le libre et joyeux maître Floh.

Vous savez, honorable et bientôt, je l’espère, heureux Peregrinus, que ma nation est d’un caractère hardi et léger ; on pourrait dire qu’elle est composée de casse-cous. Pourtant je pense, pour ma part, me flatter d’une sorte de sagesse de conduite assez rare chez les enfants des hommes ; elle consiste à faire tout dans le moment opportun. Piquer est la haute considération de ma vie, mais j’ai toujours piqué au temps voulu et à la place juste. Laissez-moi vous dire cela en passant, mon fidèle et cher ami.

Je reprends de vos mains ce présent que ne doivent posséder ni Swammerdam ni Leuwenhoek, et je le conserverai précieusement. Maintenant, mon bon ami, endormez-vous. Bientôt vous tomberez dans un délire rêveur dans lequel le grand moment arrivera.

Maître Floh disparut, et l’éclat qu’il avait répandu s’éteignit dans la profonde obscurité de la chambre, dont les rideaux étaient tirés.

Il arriva ce que maître Floh avait dit.

Peregrinus s’imagina bientôt qu’il se trouvait sur la rive d’un ruisseau bruyant, au milieu d’une forêt, et qu’il entendait le bruit du vent, le murmure des bois et le bourdonnement de mille insectes qui volaient autour de lui. Puis il lui sembla que des voix étranges parlaient et devenaient de plus en plus distinctes, tellement qu’il croyait à la fin comprendre leurs paroles.

Toutefois un caquetage confus résonnait dans ses oreilles et troublait ses sens.

Enfin une voix grave et solennelle, qui devenait à chaque instant plus sonore, prononçait ces mots :

— Malheureux roi Sekalis, tu as dédaigné l’intelligence de la nature ; aveuglé par l’artifice de méchants démons, tu as attaché tes regards sur le trompeur Teraphin, et tu as perdu de vue le véritable esprit.

Le talisman gisait caché profondément dans le sein de la terre, à Famagusta, dans un lieu plein de mystères ; mais comme tu t’es anéanti toi-même, il n’a pas trouvé de principe pour allumer sa force engourdie. En vain tu as sacrifié ta fille, la belle Gamaheh ; le désespoir d’amour du chardon Zéhérit fut inutile, et la soif de sang du prince Egel fut aussi impuissante et sans effet. Le lourd génie Thétel fut même forcé d’abandonner son doux butin, car ta pensée à moitié éteinte, ô roi Sekalis, fut encore assez puissante pour rendre la victime aux éléments primitifs d’où elle était sortie.

Misérables trafiquants en détail de la nature, vous l’avez trouvée, à votre grande stupeur, dans la poussière floréale de cette mystérieuse tulipe de Harlem. Vous l’avez tourmentée de vos épouvantables essais, dans l’aveuglement de votre puéril orgueil ; vous ne pouviez pas faire, par le moyen de votre art misérable, ce qui ne peut arriver que par la force de ce talisman endormi.

Et toi aussi, maître Floh, tu ne pouvais pénétrer le mystère, parce que la force intérieure manquait à ton regard subtil de pénétrer dans les profondeurs de la terre et d’apercevoir l’escarboucle inanimée.

Les astres s’éloignèrent, se croisèrent dans leur course dans des mouvements singuliers, et des constellations terribles accomplirent l’œuvre merveilleuse, invisible aux faibles yeux des hommes. Mais l’escarboucle ne causa aucun conflit céleste, car le sentiment humain que l’escarboucle devait élever et protéger de ses soins pour qu’il dût s’éveiller à la connaissance des choses les plus hautes de la nature humaine n’était pas encore né.

Mais enfin le prodige est accompli, le moment est venu.

Une lueur claire et pétillante passa devant les yeux de Peregrinus. Il s’éveilla à moitié de son état de torpeur, et aperçut, à son grand étonnement, maître Floh, sous sa figure microscopique, mais enveloppé dans une grande tunique à grands plis, tenant dans les pattes de devant une torche flamboyante ; il sautait, tout préoccupé, dans la chambre, tantôt en haut, tantôt en bas et poussait en même temps des cris perçants.

Peregrinus voulait sortir tout à fait de son sommeil, mais tout à coup mille éclairs brûlant traversèrent la chambre, qui parut bientôt entièrement remplie par une boule de feu. Alors une douce vapeur parfumée traversa le feu ardent, qui bientôt cessa de lancer des flammes et devint un doux clair de lune.

Peregrinus se retrouva sur un trône splendide et couvert du riche costume d’un prince indien, diadème éblouissant sur la tête, tenant à la main au lieu de sceptre la significative fleur du lotus.

Le trône était placé dans une salle immense, dont les mille colonnes étaient des cèdres élancés allant jusqu’au ciel.

Et en même temps de belles roses sortirent d’un buisson sombre, et aussi de merveilleuses fleurs embaumées de toute sorte, et, comme dans un désir ardent, elles levaient leurs têtes vers l’azur éclatant qui brillait à travers les branches des cèdres aux formes capricieuses, et jetaient en bas des regards d’amour.

Peregrinus se reconnut lui-même ; il sentit brûler dans son cœur l’escarboucle animée du feu de la vie.

Tout au tend, le génie Thétel s’efforça de s’élever dans les airs, mais il n’arrivait pas à la moitié de la hauteur des troncs de cèdres, et tout honteux, il retombait lourdement à terre.

Le prince Egel rampait çà et là en formant de hideux replis, et il cherchait tantôt à se gonfler, tantôt à s’allonger ; objet de dégoût, il murmurait :

— Mais pourtant Gamaheh m’appartient.

Au milieu de la salle, Leuwenhoek et Swammerdam étaient assis sur d’immenses microscopes. Leurs visages étaient tristes et désolés, ils se jetaient l’un à l’autre de mutuels reproches et disaient :

— Voilà le point que vous n’avez pas pu deviner dans l’horoscope. Le talisman est à jamais perdu pour nous.

Tout près des marches du trône, Dortje Elverding et Pépusch paraissaient plutôt évanouis que plongés dans le sommeil. Peregrinus ou, nous pouvons le nommer ainsi, le roi Sekalis rejeta le manteau royal dont les plis couvraient sa poitrine, et de son sein l’escarboucle lança, comme un feu du ciel, des rayons éblouissants à travers la salle immense.

Le génie Thétel, au moment où il cherchait à s’élever encore, disparut avec un sourd mugissement dans des flocons innombrables et sans couleur qui, chassés par l’orage, se perdirent dans le bosquet.

Le prince Egel, avec l’effroyable cri de la douleur la plus déchirante, se ramassa sur lui-même et s’engloutit danss la terre, où l’on entendit un bruit qui faisait frissonner, comme si elle n’avait reçu qu’à regret dans son sein le hideux fugitif.

Leuwenhoek et Swammerdam furent précipités du microscope, et leurs sanglots et leurs plaintes firent comprendre qu’ils éprouvaient de cruelles souffrances.

Mais Dortje Elverding et Georges Pépusch, ou, pour mieux dire, la princesse Gamaheh et le chardon Zéhérit, étaient sortis de leur évanouissement et s’étaient agenouillés devant leur roi, qu’ils paraissaient implorer par leurs soupirs ardents. Mais ils tenaient les yeux attachés sur la terre, comme s’ils ne pouvaient supporter l’éclat des rayons de l’escarboucle.

Peregrinus dit alors d’un ton solennel :

— Un mauvais démon t’avait formé d’impur limon et du duvet tombé des ailes d’une lourde autruche, toi qui devais tromper les hommes sous la forme du génie Thétel. Vain fantôme, le rayon de amour t’a brisé, et tu t’es perdu dans le néant. Et toi aussi, monstre sanguinaire de la nuit, odieux prince Egel, l’éclat de l’escarboucle brûlante t’a chassé jusque dans les entrailles de la terre. Quant à vous, pauvres fous, malheureux Swammerdam, infortuné Leuwenhoek, votre vie tout entière a été une incessante erreur. Vous avez cherché à approfondir les secrets de la nature sans pressentir la signification de votre propre existence.

Vous avez osé pénétrer dans son laboratoire pour épier ses mystérieux travaux, et vous avez cru réussir à découvrir impunément les terribles mystères de ces profondeurs impénétrables aux yeux des hommes. Votre cœur est resté froid et insensible, jamais il n’a été enflammé d’un véritable amour, jamais les fleurs, jamais les insectes aux ailes légères n’ont échangé avec vous de douces paroles. Vous avez cru admirer, adorer pieusement les saints miracles de la nature, et en vous efforçant, dans vos désirs criminels, d’en deviner les causes, vous avez détruit toute adoration pieuse, et la science que vous cherchiez était seulement un fantôme qui vous a trompés comme des enfants indiscrets et curieux.

Insensés ! le feu de l’escarboucle ne vous donnera ni consolation, ni espoir.

— Ah ah ! la consolation ni l’espoir ne sont pas perdus. La vieille femme s’accouple au vieillard : c’est un amour, c’est une foi, c’est une tendresse ; la vieille est une reine, et elle conduit son Swammerdam, son Leuwenhoek dans son royaume, et là ils deviendront beaux princes, et ils fileront de beaux fils d’or, d’argent et de soie, et feront d’autres travaux sages et utiles.

Ainsi parla la vieille Aline, couverte d’un costume étrange, à peu près semblable à celui de la princesse de Golconde dans l’opéra de ce nom ; elle se tenait debout entre les deux microscopistes, qui semblaient comme vissés sur eux-mêmes et n’avaient pas plus d’une palme de hauteur.

Ils pleuraient et jetaient des sanglots. La reine de Golconde les prit sur son sein, et les caressa et les dorlota comme de petits enfants, en leur disant de douces et caressantes paroles, puis elle plaça ses jolis poupons dans un beau berceau d’ivoire ouvragé, et les berça en chantant :

« Dors, mon cher enfant dors ;
» Dans le jardin sont deux brebis,
» L’une est noire et l’autre est blanche. »

Pendant ce temps, la princesse Gamaheh et le chardon Zéhérit étaient restés agenouillés au pied du trône. Alors Peregrinus dit :

— Couple aimant, l’erreur qui a troublé ta vie s’est dissipée. Mes bons amis, venez sur mon cœur.

Le rayon de l’escarboucle pénétrera votre âme, et vous éprouverez les félicités du ciel.

La princesse Gamaheh et le chardon Zéhérit se relevèrent et Peregrinus les pressa sur son cœur enflammé. Et après cet embrassement, ils se jetèrent, pleins de ravissement, dans les bras l’un de l’autre. Leur pâleur cadavérique avait disparu pour faire place à la fraîcheur de la jeunesse qui resplendissait sur leurs joues et dans leurs yeux.

Maître Floh, qui était resté jusqu’alors en brillant satellite sur marches du trône, reprit sa forme naturelle en criant d’une voix perçante :

— Un vieil amour ne prend pas de rouille !

Et il s’élança d’un bond vigoureux sur le cou de Dortje.

Mais, par un prodige, au même instant Rosine, dans tout l’éclat de l’ineffable grâce de la pudique virginité, et toute brillante des rayons de l’amour le plus pur comme un chérubin des cieux, se trouva dans les bras de Peregrinus.

Alors les cèdres agitèrent leurs rameau avec bruit, les fleurs redressèrent à l’envi leurs têtes joyeuses, et les bruyants oiseaux de paradis voltigèrent autour de la salle ; de douces mélodies ruisselaient des bocages sombres, des accents de bonheur partaient des lointains, et un hymne d’une joie débordante remplissait les airs, répété par mille voix. Les plus grands plaisirs de la vie s’animaient saintement consacrés par l’amour, et de pures flammes éthérées brillaient au haut des cieux.


Peregrinus avait acheté dans le voisinage de la ville une belle maison de campagne, où devaient se célébrer le même jour son mariage et celui de son ami Pépusch avec la petite Dortje Elverding.

Le bienveillant lecteur et les lectrices bienveillantes me permettront de ne décrire ni le repas de noces ni la toilette des deux fiancées, dont je laisse l’arrangement au gré de leur fantaisie. Nous dirons seulement que Peregrinus et sa charmante Rosine conservaient la tranquillité d’esprit de l’enfance, tandis que Georges et Dortje, au contraire, recueillis en eux-mêmes et les yeux attachés l’un sur l’autre, ne pouvaient sentir et penser que pour eux.


Il était minuit, lorsque tout à coup le parfum balsamique de la grande fleur du chardon ardent embauma le jardin et la maison tout entière.

Peregrinus s’éveilla : il crut entendre les mélodies plaintives d’un désir espoir, et un pressentiment étrange s’empara de lui.

Il lui semblait qu’un ami s’arrachait violemment de ses bras.

Au matin suivant, on ne trouva pas les fiancés Georges Pépusch et Dortje Elverding, et l’on apprit avec étonnement qu’ils n’étaient pas entrés dans la chambre nuptiale.

Le jardinier accourut, tout hors de lui, au même instant, en s’écriant qu’il s’était opéré dans le jardin un prodige dont il ne savait que penser.

Toute la nuit il avait rêvé de cactus grandiflorus en fleur, et il venait d’en découvrir la cause. Il suffisait de venir voir.

Peregrinus et Rosine descendirent dans le jardin. Au milieu d’un charmant bosquet, un grand chardon-torche avait poussé, qui abaissait sa fleur née au matin même et déjà flétrie, et autour de cette fleur était amoureusement enlacée une tulipe rayée de jaune et de lilas, morte aussi de la mort des fleurs.

— Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé, dit Peregrinus d’une voix tremblante d’émotion ; l’éclat de l’escarboucle qui a allumé en moi la flamme d’une Vie plus haute t’a donné la mort, couple uni par les enchaînements étranges des discordes secrètes des sombres pouvoirs !

Le mystère est éclairci : l’heureux moment de l’accomplissement de leurs plus chers désirs fut aussi l’instant de leur mort.

Lorsque Rosine parut pressentir la signification du prodige, elle se baissa sur la pauvre tulipe flétrie, et elle la baigna de ses larmes.

— Vous avez raison, mon cher Peregrinus, dit maître Floh, qui apparut tout à coup dans sa gracieuse forme microscopique sur le chardon-torche, tout s’est fait comme vous venez de le dire, et j’ai perdu ma bien-aimé.

Rosine fut sur le point d’être effrayée à la vue du petit monstre ; mais maître Floh lui jeta un regard si amical, et Peregrinus se montra tellement intime avec lui, qu’elle reprit courage et regarda hardiment sa charmante figure ; et elle se trouva d’autant mieux disposée pour cette singulière créature, que Peregrinus lui murmura tout bas :

— C’est mon bon et cher maître Floh.

— Mon excellent Peregrinus, ma charmante dame, dit Maître Floh avec attendrissement, je dois maintenant vous quitter, pour retourner auprès de mon peuple ; mais je vous resterai toujours fidèle et dévoué, et vous reconnaîtrez mon approche à votre félicité. Adieu à tous deux et de tout cœur. Soyez heureux !

En parlant ainsi, maître Floh avait repris sa forme naturelle et avait disparu.

Maître Floh a toujours fréquenté, comme un bon génie, la famille de Peregrinus ; il a surtout montré son active sollicitude, lorsqu’au bout d’une année un petit Peregrinus vint augmenter le bonheur de l’aimable couple. Il restait continuellement au chevet de la charmante dame, et piquait le nez de la garde lorsqu’elle venait à s’endormir, sautait dans le bouillon mal réussi, et bien d’autres choses encore.

Maître Floh montra encore son amitié en fournissant à la postérité des Tyss, au jour de Noël, les plus charmants, les plus admirables jouets d’enfant fabriqués par les plus habiles artistes de son peuple, et il rappelait ainsi à Peregrinus ces mystérieux cadeaux de la nuit de Noël, qu’il nommait aussi la source des événements les plus fantastiques et les plus étranges.

Ici s’arrête brusquement notre manuscrit, et les étonnantes aventures de maître Floh trouveront ici une joyeuse fin.