Contes populaires/Télesphore le Bostonnais
XV
TÉLESPHORE LE BOSTONNAIS
Ce conte, chers lecteurs, remonte à un siècle environ, alors que la franche gaîté et le franc rire, ce bon rire gaulois à trente-deux dents et à gorge déployée, régnaient encore parmi nous dans toute leur verte splendeur.
Ceci ne veut pas dire tout-à-fait que ces deux hôtes aimables, compagnons inséparables d’une vie pure, de la santé et d’une aisance modeste et bien acquise, aient complètement disparu de nos mœurs, mais je constate simplement, et avec regret, que cette franche gaîté, ce franc rire qui allaient si bien aux ancêtres, menacent de plus en plus de nous abandonner depuis que nous nous éreintons à courir après le progrès et la fortune, et que nous perdons, chaque jour, dans cette course insensée, quelqu’un de ces bons vieux usages, quelqu’une de ces saintes traditions, quelqu’une de ces bonnes vieilles coutumes du bon vieux temps.
Si tourmentée que fût cette époque, elle n’en demeurera pas moins l’âge d’or de notre histoire, et la mine féconde où nos écrivains d’aujourd’hui et ceux de l’avenir puiseront à pleines mains, car s’il y avait alors, comme maintenant, des accommodements même avec le Ciel, nous verrons bientôt, chers lecteurs, qu’en ce bon vieux temps, il y en eut aussi avec la Mort, ce qui, je pense, ne se voit plus de nos jours, et ne se reverra probablement jamais.
Or donc, sans plus long préambule, passons à notre histoire, et transportons, s’il vous plaît, le théâtre de nos scènes diverses dans quelqu’un de ces nombreux villages éparpillés le long du majestueux St. Laurent.
Notre récit s’ouvre par une noce, vers le milieu du mois de juin — notre mois de roses à nous — alors que la nature sortie comme par sursaut d’un long sommeil, se revêt tout-à-coup de son éternelle jeunesse, et répand partout sur la terre, une vie nouvelle, l’espérance et la joie.
La veille de la fête du bienheureux St. Antoine de Padoue dont la puissante protection s’étend, au dire de nos bons campagnards, jusqu’aux concombres, aux citrouilles et aux melons, il y avait eu une grande réunion chez le père Toinon Sans-Gêne dit Sansfaçon, un des plus riches habitants de l’endroit. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de la signature du contrat de mariage de son fils Télesphore Sans-Gêne dit SansFaçon, surnommé en outre le Bostonnais, depuis son retour de cette guerre qui a pris une certaine place dans nos fastes militaires, et de Mademoiselle Lucie Pétoche LaTulipe, le plus beau brin de fille de dix lieues à la ronde.
Pour cette circonstance grave et solennelle, même au village, le ban et l’arrière-ban des deux familles avaient été convoqués. Un grand mois à l’avance, des messagers sûrs et fidèles expédiés dans toutes les directions, — qui à pied, qui en calèche, qui en canot ou à cheval, — avaient répandu la bonne et grande nouvelle et fait en même temps les invitations d’usage. Aussi des quatre coins de l’horizon étaient accourus tous les représentants des Sans-Gêne dit Sans-Façon et des Pétoche LaTulipe ; et voilà pourquoi la vaste cour de la ferme, encombrée de calèches et de véhicules, ressemblait à s’y méprendre au campement de quelqu’une de ces tribus nombreuses et bénies, que l’on rencontrait jadis sur les bords de l’Euphrate ou du Tigre, au temps des patriarches.
Nous passerons sous silence, chers lecteurs, la lecture du contrat débitée solennellement par un notaire royal en lunettes et nasillard, dont la postérité — parfois ingrate — a négligé de nous transmettre le nom et la minute pour raconter, dans tout son éclat et toute sa pompe, avec la scrupuleuse exactitude d’un chroniqueur consciencieux, les événements à jamais mémorables du lendemain 13 juin, de l’an de grâce 1779, jour de la fête de St. Antoine de Padoue et du mariage de M. Télesphore le Bostonnais avec Mlle Lucie Pétoche LaTulipe.
À peine l’Aurore aux doigts de rose avait-elle entr’ouvert les portes de l’Orient, que tous les Sans-Gêne et tous les Petoche étaient debout. Depuis les grands parents et les futurs époux jusqu’aux derniers des arrières-cousins et cousines du troisième ou quatrième degré, pas un ne manquait à l’appel. Tandis que les accolades vont bon train, qu’on se donne de franches poignées de mains et qu’on s’embrasse ; tandis que chacun et chacune chante et rie, se mire ou s’extasie en se voyant tiré à quatre épingles et à une si belle fête, examinons un peu les costumes, car il me semble, lecteurs, qu’ils ne ressemblent guères à ceux d’aujourd’hui.
« À tout seigneur, tout honneur. » Télesphore le Bostonnais portait avec beaucoup d’aisance, et non sans dignité, un splendide habit de mousquetaire légèrement passé de couleur, qui avait jadis accompagné Louis xiv au siège de Namur, sur les ailes de la victoire et sur les épaules de son aïeul paternel. Ce dernier arrivé en ce pays avec le régiment de Carignan, le légua au grand’père Sans-Gêne dit Sans-Façon, qui lui-même l’avait légué à son fils, père de notre héros. Il est vrai de dire que cet habit guerrier ne servait que pour des occasions exceptionnellement solennelles et qu’il était de bonne étoffe. Des culottes de velours, des bas de soie et des souliers à larges boucles d’argent complétaient le reste du costume. Pourtant l’inexorable vérité de l’histoire nous oblige d’ajouter que Mr. Télesphore portait crânement sur l’oreille droite, suivant la mode d’alors, un chapeau tromblon, démesurément évasé, quelque chose en poil de lapin ou de castor qui ressemblait assez bien à la cheminée d’une de nos locomotives et qui servait à couvrir une chevelure abondante, galamment rejetée par derrière sous forme de queue nouée à son extrémité d’un ruban bleu de ciel.
Autant l’aspect général du futur époux pouvait, de prime abord, sembler martial et imposant, autant celui de la future épouse était simple et modeste.
Telle qu’une bergère, aux plus beaux jours de fête,
De superbes rubis ne parent point sa tête,
Et sans mêler l’or à l’éclat des diamants
Cueille, en un champ voisin, ses plus beaux ornements,
Telle se montrait Mademoiselle Lucie Petoche La Tulipe, dont la robe d’indienne couleur puce, à jupe très-étroite et courte, s’arrêtant à six grands pouces de terre, laissait voir des bas blancs bien tirés et de très-jolis pieds, plus forts que mignons, chaussés de souliers français ornés d’une large rosette.
Un fichu serré autour de la taille, une collerette montant très-haut et encadrant son beau visage, tant soit peu joufflu, un gros bouquet attaché au corsage et des fleurs dans les cheveux moins fraîches que ses joues roses comme des pommes d’apis, tout cela, lecteurs, ne vous donnera qu’une idée très imparfaite quoiqu’exacte, de ce qu’était Melle. Petoche il y a quelques vingt ans.
La toilette de toutes les femmes vêtues uniformément d’indienne, ressemblait, à peu de chose près, à celle de la mariée. Il n’y avait guère de différence que dans la couleur de l’étoffe. Quant aux jupes de robe, elles étaient toutes écourtées et presqu’aussi étroites que des fourreaux de parapluie de famille. Cependant, à observer ces costumes de plus près, on aurait pu remarquer des variantes assez notables dans les collerettes. Ainsi par exemple, les graves matrones, depuis longtemps sur le retour, portaient une collerette hérissée de trois rangs de piquants superposés qui donnait à leur figure l’aspect d’un artichaut ou semblait la protéger contre toute entreprise téméraire, ainsi que l’armure d’un porc-épic. D’autres n’avaient qu’un double rang de dards aigus solidement empesés, tandis que les jeunes filles s’étaient contentées, pour la plupart, d’une collerette simple et unie d’un aspect moins redoutable et partant plus gracieux.
Outre l’énorme chapeau tromblon dont nous avons parlé tout-à-l’heure, les hommes portaient en guise d’habit, une espèce de robe de chambre en soie à desseins variés et bizarres. Les unes étaient à grands ramages ; d’autres représentaient des oiseaux ou des paysages, toutes auraient pu remplacer avantageusement de la tapisserie. Joignez à cet habit fantastique des culottes courtes, une veste très longue, des souliers à larges boucles et des bas de soie de toutes couleurs, depuis le blanc immaculé jusqu’au rouge le plus solferino, et vous pourrez vous figurer, chers lecteurs, la splendeur et la majesté de cette imposante réunion.
Nous nous permettrons cependant une remarque et même deux : tout le luxe, si luxe il y a, était évidemment déployé par le sexe laid. La seule conclusion logique à tirer, suivant nous, de ce beau spectacle, c’est que si les filles d’Ève montraient alors tant de simplicité… dans leur toilette, elles se sont depuis largement dédommagées ; et nous pourrions même ajouter, sans méchanceté aucune, que plusieurs ont outrepassé la sage et juste mesure prescrite jadis par Horace ; enfin, pour l’acquit de notre conscience, nous formulerons sous forme de question notre remarque No. 2. Puisque maintenant les modes d’autrefois nous semblent grotesques, qui nous garantira que celles d’aujourd’hui, que nous croyons cependant bien belles, ne paraîtront pas à nos arrières-neveux du dernier ridicule ?
Chers lecteurs, la bénédiction nuptiale a été donnée ; désormais, devant Dieu et devant les hommes, Mlle Lucie Pétoche Latulipe est devenue Madame Bostonnais. Le déjeuner a suivi de près la cérémonie religieuse, et voilà que toute la noce monte en calèche pour la promenade de rigueur, — petit bout de chemin de 25 milles environ, — chacun des Pétoche et des Sans-Gène menant lui-même le coursier superbe que sa main a nourri, suivant la mode introduite depuis longtemps par l’intrépide Hypolite, sans toutefois imiter le silence affligeant du disciple de Théramène, lors de sa mélancolique sortie des portes de Trézènes.
Maintenant nous voici au diner : et quel diner ! quelle différence avec ces grands repas de nos jours, où il y a plus d’ostentation et de contrainte que d’agrément et d’entrain ! Il n’y a point là de visages inconnus et bien souvent désagréables ; il n’y a point cette froide étiquette, cette réserve prétendue bon ton qui met en fuite la gaîté. Tous les Pétoche et tous les Sans-Gène rangés autour de trois tables immenses se connaissent parfaitement et se renvoient l’un à l’autre, des bons mots, de grosses plaisanteries qui font éclater par toute la salle un rire franc et continu. Il n’y a pas de danger qu’aucun d’eux s’avise de prononcer un long discours très ennuyeux ou bien de porter des santés en l’honneur de tel ou tel personnage, de tel ou tel projet qui nous sont aussi inconnus que la Tartarie ou aussi indifférents que le grand Turc, mais en revanche les chansons circulent à la ronde et les refrains sont vigoureusement accompagnés par toute la noce.
Cependant les plus habiles ménétriers de l’endroit sont arrivés à leur poste et le violon et le tambourin viennent de donner le signal de la danse si impatiemment attendu.
Les invités se sont levés comme un seul homme aux premiers accords, et Mr. Télesphore le Bostonais, prenant galamment la main de Madame son épouse, ouvre le bal, ayant pour vis-à-vis son garçon d’honneur, le grand Pétoche La Babiche, réputé le plus beau danseur de bien loin.
Ô Muse qui inspiras autrefois les chantres divins de l’Iliade et de l’Enéïde, prête maintenant à mon humble pinceau cette force, cette vérité, cette couleur qui immortalisèrent les héros de l’ancien monde, et Télesphore le Bostonnais vivra jusqu’à la postérité la plus reculée, avec une gloire aussi pure, un renom aussi éclatant que le pieux Énée ou l’intrépide Achille, fils de Pélée !
Il pouvait être minuit et cinquante-cinq minutes, les menuets succédaient aux cotillons et la gavotte aux sarabandes, lorsque quelqu’un frappa assez rudement à la porte de la ferme. Mr. Télesphore le Bostonnais s’empressa d’aller ouvrir, mais à peine avait-il entrebâillé la porte qu’un étranger — enveloppé d’un long manteau de couleur indécise et la tête couverte d’une sorte de cagoule — fit irruption dans le vestibule, et mettant sans façon la main sur l’épaule de Mr. Sans-Gêne, le poussa beaucoup plus qu’il ne l’invita à entrer dans la chambre voisine où il n’y avait personne.
— Mr. Télesphore le Bostonnais, lui dit cet étrange visiteur, je viens vous chercher.
— Me chercher et pourquoi ? Je n’ai rien qui m’appelle ailleurs, et tout me retient ici ?
— Tout — excepté la mort, répondit l’étranger d’une voix grave et caverneuse en rejetant sa cagoule et montrant son visage affreux dans toute sa hideuse laideur.
— La Mort !… La Mort !… fit le Bostonnais reculant de trois pas et raffermissant sur sa tête, d’un coup de poing désespéré, le chapeau tromblon qui vacillait d’épouvante — La Mort !… mais je ne puis venir avec toi !… Je suis encore trop jeune et j’ai trop envie de vivre !… Il faudrait être cruelle
— Chansons que tout cela, répartit la Mort, hier, il y a plus d’un siècle, un poète aux abois m’adressait la même jérémiade :
La Mort a des douleurs à nulle autre pareilles
On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier.
Eh ! que me font à moi vos projets, vos ambitions, et vos plaisirs, misérables passagers d’un jour que vous êtes ?… S’il me fallait écouter aux doléances de chacun, c’en serait fait bien vite de mon vaste empire Allons Télesphore, vas faire tes adieux et dépêchons-nous.
— Jamais ! Jamais !… Jamais ! exclama le Bostonnais puisant dans son amour et son désespoir un courage surhumain. Mais sais-tu bien, Mort implacable que tu es, sais-tu bien que les violons que tu entends sont les violons de ma noce ? et tu viens m’inviter brutalement à t’accompagner ?… Mais que deviendrait ma chère Lucie sans son Télesphore ?… Elle en mourrait, ma pauvre petite Luce !… Tu vois bien que ta proposition est hors de propos !…
En disant ces derniers mots, Télesphore le Bostonnais avait pris la pose du lutteur antique et semblait défier son vis-à-vis à un combat à outrance ; tant il est vrai que l’amour surexcite toutes les plus nobles facultés de l’homme, et peut transformer le lièvre même en lion.
La Mort se couvrit alors la tête de sa cagoule, pour cacher une envie de rire, et après un silence de quelques secondes, reprit en ces termes :
— Tout beau ! valeureux Télesphore, tu me fais l’effet d’un bon diable, eh bien ! je consens à ne pas être sourde pour toi, comme le prétendait tantôt ce poète malingre. Tu veux vivre… Tu t’imagines que ta Luce, ta pauvre petite Luce mourrait sans toi… soit… Tu veux même, tu prétends la rendre heureuse ;… soit encore… quoique ce beau projet me semble de beaucoup plus facile à formuler qu’à accomplir… mais enfin n’importe, tu tireras ton épingle du jeu comme tu le pourras ;… écoute, je t’accorde la vie, c’est-à-dire un répit, à une seule condition. La voici : lorsqu’après t’avoir envoyé trois avertissements personnels, je viendrai encore te chercher, en quelque circonstance que ce soit, tu m’accompagneras sans réplique.
— Voilà qui est parlé, s’écria le Bostonnais, quittant d’une pirouette sa pose provocatrice.
— Ainsi donc, c’est bien entendu, trois avertissements…
— Parfaitement entendu, trois avertissements personnels, et je t’accompagnerai partout où il te plaira, et à l’heure que tu voudras…
Bonne nuit et sans rancune, fit la Mort sortant de son manteau une main décharnée que le Bostonnais ne crut pas devoir serrer par politesse.
Bon soir, bonne nuit, bon voyage ! dit-il à son tour, en fermant pour la première fois de sa vie la porte à double tour, bonsoir et au plaisir de ne te revoir jamais !…
Et M. Télesphore le Bostonnais cédant à un de ces entraînements de joie folle que ne peuvent pas toujours contenir les naturels même les plus braves après avoir échappé — comme par miracle — à un grand danger, se précipita radieux et triomphant dans la salle du bal où il se mit à gambader, à sautiller, à frétiller comme un perdu, faisant assaut de souplesse et de grâce avec le grand Pétoche La Babiche, aux applaudissements prolongés de toute l’aimable société électrisée par de si belles prouesses chorégraphiques.
Soixante ans se sont écoulés depuis la journée mémorable qui vit les noces de Télesphore le Bostonnais, et depuis cette époque bien des changements sont survenus, bien des acteurs qui ont paru tantôt si animés sur notre scène, ont disparu pour toujours. Quel grave sujet de méditation, chers lecteurs, que le cours irrésistible du temps qui change, modifie, détruit ou transforme tout ce qui existe ici-bas : les hommes, les mœurs, les sciences, les modes, les titres, les langues, les expressions et jusqu’à la manière de parler et d’écrire ?
Tempora mutantur, et nos mutamur in illis.
Nous allons cependant retrouver Télesphore le Bostonnais dans la même maison où nous le laissâmes le jour de la Saint Antoine de l’année 1779. À cette époque de foi et de patriotisme, on croyait naïvement que c’était un crime de vendre l’héritage paternel, et le démon de l’argent ou de l’ambition n’avait encore inspiré à personne l’idée de quitter la patrie ou de vendre ses frères.
Le Télesphore que nous retrouvons n’est plus le mousquetaire si pimpant, si allègre, si martial du jour de ses noces. Lui aussi a subi l’irréparable outrage des années, et je doute fort, chers lecteurs, que vous puissiez encore le reconnaître au portrait que je vais essayer de vous tracer.
Assis ou plutôt couché dans un vaste fauteuil, devant le manteau de la cheminée où brûle en pétillant un feu de branches sèches quoiqu’on soit au mois de juin, Télesphore le Bostonnais sommeille au bruit monotone et régulier d’une grande vieille horloge de bois qui occupe tout un coin de la chambre. Son visage pâle et amaigri, labouré de rides, disparaît à moitié sous une tuque immense qui s’élève droite comme un clocher, et ses mains osseuses où courent de grosses veines livides semblent retenir avec effort une paire de béquilles.
Des paroles incohérentes, entremêlées de soupirs douloureux arrachés par la souffrance s’échappent de ses lèvres blanchies que le rire a désertées. Le vieillard revoit en songe sa Luce tant aimée qui n’est plus… Ses amis d’autrefois qui eux aussi dorment leur dernier sommeil… et de temps à autre il les appelle par leur nom…
Tout d’un coup, la porte s’est ouverte sans bruit, et la Mort avançant à pas de loup s’est arrêtée devant Télesphore le Bostonnais.
Puis, satisfaite sans doute de son examen — elle lui dit en le secouant :
— Télesphore ! Télesphore ! es-tu prêt ?
— Qui est là ?… Qui va là ?… Est-ce toi, ma Luce ?… Est-ce toi la Babiche ? fit le vieillard se réveillant en sursaut et étendant les bras dans le vide comme pour saisir quelque chose.
— Ce n’est point ta Luce, ce n’est point La Babiche… c’est moi, poursuivit la Mort, me reconnais-tu ?
Cependant le Bostonnais avait décroché, avec effort une énorme corne de bœuf appendue à son fauteuil, et après se l’être appliquée à l’oreille, continuait à crier d’une voix moitié grommeleuse, moitié plaintive :
— Qui est là ?… qui va là ?…
— C’est moi, répéta la Mort en haussant la voix, c’est moi… me reconnais-tu…
— Ah c’est toi ! s’écria Télesphore en faisant un effort inutile et douloureux pour se lever, Ah ! c’est toi !… Et que me veux-tu ?
— Je viens te chercher.
— Me chercher ?… oh que non !… poursuivit le Bostonnais en grommelant… Je n’ai pas encore la moindre envie de quitter ce monde… d’ailleurs ton mandat d’extradition n’est pas en règle. Il y manque les trois avertissements convenus, et je ne pars point sans cela. Quand on promet, il faut tenir, et il y a évidemment chez toi mauvaise foi et manque de parole.
En proférant ces mots à moitié étranglés par la colère, Télesphore se cramponnait à son fauteuil comme s’il eût craint que la Mort voulût l’en arracher de force.
— Remettez-vous, mon pauvre vieux Télesphore, et surtout point de colère, car avec moi on ne regimbe point, fit la Mort en jetant un regard de pitié sur le malheureux vieillard. D’ailleurs, à votre âge, il convient d’être calme. Examinons donc froidement notre cause et laissons les invectives à ceux qui n’ont point d’arguments. Si je suis venue, c’est parce qu’il me semblait que voilà assez longtemps que tu vis, et qu’après tout, tu ne dois plus être à même, aujourd’hui comme jadis, de pincer un menuet, de dompter un étalon fougueux, de labourer tes champs, de…
— Le beau moyen de faire encore tout cela, interrompit Télesphore, lorsqu’on est perclus de la moitié de ses membres. Voilà déjà quatre ans, depuis la St. Martin, que j’ai été frappé de paralysie.
— Cela est bien triste, dit la Mort d’un ton ironique, mais il n’y a point de mal si grand qui n’ait sa compensation. Je suppose que si tu te trouves dans la pénible nécessité de te traîner avec des béquilles, tu as conservé au moins tes yeux de quinze ans, et ce doit t’être un bien doux plaisir, à ton âge, de faire danser sur tes genoux tes petits-fils, de les voir jouer au pied de ton fauteuil, de les caresser… de…
— Sans doute ce me serait un grand plaisir, mais l’an dernier, le jour de la St. Michel, j’ai complètement perdu la vue.
Ah ! ah ! continua la Mort en ricanant, tu ne vois plus clair, il ne te reste donc plus qu’à t’égayer avec les cancans des commères et des bavards de ton voisinage. Je suis sure que cela doit te distraire et te divertir beaucoup !…
— Hélas ! fit Télesphore le Bostonnais portant machinalement la main à l’oreille, cela me distrairait peut-être, mais depuis la Sainte-Catherine, je suis de venu sourd comme un pot.
Il se fit alors un court silence. La vieille horloge de bois venait de s’arrêter, puis tout-à-coup la Mort éclata d’une voix tonnante :
Comment ! misérable vieillard, tu oses me dire que tu ne viendras pas avec moi et que j’ai manqué de bonne foi en ne te donnant pas les trois avertissements que je t’avais promis, à cette même heure, il y a soixante ans, et tu es sourd, aveugle et paralytique ?… quels autres avertissements te faudrait-il donc pour t’annoncer que tu es mûr pour le tombeau ?
En prononçant ces derniers mots, la Mort frappa le Bostonnais de sa faux aiguë et tranchante ; ses doigts crispés se détendirent et lâchèrent les bras du fauteuil. On entendit un soupir profond comme un râle lugubre, et Télesphore Sans-Gène dit Sansfaçon dit le Bostonnais s’éteignit avec le dernier tison de son foyer.