Contes populaires d’Afrique (Basset)/44

La bibliothèque libre.
E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. 124-126).

XIV. — GHEEZ[1]

44

LA VISION DE SAINT IÂRED[2]


En ce jour, le 2 de ghënbot, s’endormit dans le Seigneur Iâàred le musicien, pareil aux séraphins. Il était des parents d’Abbâ Gédéon, un des prêtres de l’église métropolitaine d’Aksoum. Comme Abbâ Gédéon avait commencé à apprendre les Psaumes de David au bienheureux Iâred, celui-ci ne pouvait les retenir longtemps. Son maître le frappant et le tourmentant, il s’enfuit dans le désert, s’assit à l’ombre d’un arbre et vit un ver qui montait sur l’arbre. Quand il était arrivé à la moitié, il tombait à terre. Il recommença souvent et arriva, non sans peine, au haut de l’arbre. Iâred, ayant vu le zèle du ver, se repentit en lui-même, revint vers son maître et lui dit :

— Pardonne-moi, ô mon maître ! fais-moi ce que tu voudras.

Son maître spirituel l’accueillit. Alors il demanda en pleurant au Seigneur de lui ouvrir l’esprit des livres anciens et nouveaux. Puis il fut fait diacre. À cette époque, il n’y avait pas de notation dans la liturgie. Le Seigneur envoya à Iâred trois oiseaux du paradis terrestre qui conversèrent avec lui dans la langue des hommes et l’enlevèrent avec eux vers la Jérusalem céleste où 21 prêtres des cieux lui apprirent les modes de musique. Lorsqu’il revint à lui, il alla dans la sainte église métropolitaine d’Aksoum vers la troisième heure et cria :

— Alléluia au Père ! alléluia au Fils ! alléluia au Saint-Esprit ! Il a créé le ciel comme la première Sion ; il a apparu à Moïse pour qu’il lui construisît le tabernacle.

Il appela ce mode musical Aryam. Au bruit de sa voix, le roi et la reine accoururent avec l’évêque, les prêtres et les grands et demeurèrent là à l’écouter. Il disposa les cantiques selon les saisons, d’une année à l’autre : ceux du printemps, de l’hiver, de l’été et de l’automne, d’après les fêtes et les dimanches ; ceux des anges, des prophètes, des martyrs et des justes, d’après trois modes qui sont le ghëéz, le ëzél et l’arârâi. Il ne dépassa pas les trois modes correspondant aux paroles des hommes, aux chants des oiseaux, aux cris des animaux. Lorsque Iâred chanta, il était au-dessous du roi Gabra-Masqal, et lorsque le roi entendit sa voix, son bâton de fer pénétra dans le pied du saint : il en coula beaucoup de sang, sans que Iâred s’en aperçût, jusqu’à ce qu’il eût fini. À cette vue, le roi en fut effrayé, arracha le bâton de son pied et lui dit :

— Demande ce que tu voudras, pour prix de ce sang qui a coulé.

Iâred l’adjura en ces termes :

— Laisse-moi aller me faire moine.

Le roi, l’ayant entendu, s’affligea avec tous ses fonctionnaires, mais il craignit, en l’empêchant, de manquer à son serment, Iâred, étant allé à l’église, se tint près de l’arche de Sion et dit :

— Sainte et heureuse ! louée et bénie ! honorée et exaltée !

Si bien que dans sa perfection il s’éleva de terre à plusieurs coudées. Puis il alla vers le désert de Samèn, y demeura dans le jeûne et la prière, y fatigua beaucoup son corps et y accomplit sa lutte. Dieu lui promit qu’on invoquerait son nom et qu’on ferait sa commémoration.



  1. Le gheez, aujourd’hui éteint, est demeuré la langue liturgique et savante de l’Éthiopie.
  2. Dillmann, Chrestomatia æthiopica. Leipzig, Weigel, 1876, in-8, p. 34.