Contes populaires de Basse-Bretagne/Les Deux Grenouilles d’or

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III


LES DEUX GRENOUILLES D’OR
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Il y avait, une fois, un magicien et une magicienne. Ils n’avaient pas d’enfants, et ils désiraient en avoir. Un jour que le magicien était à la chasse, il rencontra, au fond d’un bois, une biche, qui était tétée par deux petits enfants. Il n’osa pas faire feu sur elle, de crainte de tuer les enfants. Mais, la biche s’enfuit, quand elle l’aperçut, et il emporta les deux innocentes créatures à son château.

— Voyez, femme, dit-il en arrivant, ce que j’ai trouvé dans le bois.

— Oh ! les charmants petits enfants ! s’écria la magicienne, en les voyant. Garçon et fille. La fille sera à moi, et le garçon à vous.

Et les voilà heureux. Chacun d’eux élève et instruit son enfant, à sa guise. La fille était plus intelligente que le garçon et apprenait facilement tout ce qu’on lui montrait. On leur enseignait des choses épouvantables.

La magicienne n’aimait pas le garçon, qui se nommait Arzur, et ne lui voulait aucun bien. La fille avait nom Azénor.

Azénor aimait son frère, et elle lui dit un jour :

— Nous sommes frère et sœur, mais, nous ne sommes pas les enfants du maître et de la maîtresse de ce château. Le magicien, un jour qu’il chassait dans la forêt, nous y a trouvés qui tétions une biche, et il nous amena à sa femme. La magicienne ne t’aime pas, et elle ne cherche qu’à se débarrasser de toi. Elle t’imposera des épreuves très difficiles et des travaux, que tu devras accomplir, sous peine de mort. Ne t’en effraie pas trop, mais, fais de tout point ce que je te dirai, et je te tirerai d’embarras ; j’ai étudié ses livres de magie, et j’en sais déjà plus long qu’elle. Demain, elle t’enverra abattre un bois de plus de cent journaux de terre, avec une cognée de bois ; bien plus, tu devras faire des cuillères avec tout le bois, et en avoir fini avant le coucher du soleil, autrement, tu seras mis à mort. Mais, rassure-toi : prends cette baguette, et, quand tu seras dans le bois, il te suffira d’en frapper le tronc d’un vieux hêne de plus de mille ans, que tu verras tout au bout de la grande avenue, en disant : « Par la vertu de ma baguette, vieux chêne, abats-toi ! » Et aussitôt le chêne tombera sur l’arbre le plus voisin et le renversera sur un autre, lequel tombera sur un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout le bois soit par terre.

A midi, la magicienne ira voir où tu en seras de ta besogne, et quand elle verra tout son bois abattu, elle ne sera pas contente. Elle te dira : — Et les cuillères ? Il faut que tout ce bois soit façonné en cuillères, avant le coucher du soleil, ou il n’y a que la mort pour toi. Et elle s’en ira à-dessus. Aussitôt qu’elle sera partie, tu toucheras du bout de ta baguette le tronc du vieux chêne et diras : — Par la vertu de ma baguette, que tout ce bois se convertisse en cuillères. Et ce sera fait aussitôt que dit.

Le lendemain matin, la magicienne dit à Arzur, en lui présentant une cognée de bois :

— Prends cette cognée, et va m’abattre le bois qui entoure le château, et que pas un arbre ne reste debout. Tu feras aussi des cuillères avec le bois, tout le bois ; et il faut que tout cela soit terminé pour le coucher du soleil, ou il n’y a que la mort pour toi.

Arzur se rendit au bois, assez peu rassuré, malgré les paroles de sa sœur. Il trouva facilement le vieux chêne et s’arrêta à le considérer, sans oser le frapper. Enfin, il se décida, et, au premier coup de cognée, le vieux chêne tomba sur le chêne le plus voisin, celui-ci tomba sur un autre, et ainsi de suite, si bien que tout le bois fut par terre, en un moment.

Arzur retourna alors au château, en sifflant, et tout fier de sa besogne.

— Eh bien ! dit la magicienne, en le voyant revenir, que viens-tu foire ici ?... Et la besogne ?...

— C’est fini, répondit-il, tranquillement,

— Tu mens ; ce n’est pas possible.

— Venez voir, si vous ne croyez pas.

Elle le suivit au bois, et, quand elle vit tous ses beaux arbres par terre, sa colère fut grande.

— Quel malheur ! s’écria-t-elle, de si beaux arbres !... Mais, je t’avais dit de faire des cuillères avec tout le bois.

— Oui, mais vous m’avez donné pour cela jusqu’au coucher du soleil ; soyez tranquille, vous aurez vos cuillères pour souper.

Et la magicienne s’en alla là-dessus, en grommelant.

Dès qu’elle fut partie, Arzur toucha de sa baguette le tronc du vieux chêne et dit :

— Par la vertu de ma baguette, que tout le bois qui est par terre soit converti en cuillères.

Et aussitôt tout se mit en mouvenient ; les branches et les troncs se convertissaient d’eux-mêmes en cuillères, et une montagne de cuillères s’éleva bientôt jusqu’au ciel.

Au coucher du soleil, la magicienne revint, et, voyant tout son bois converti en cuillères, elle s’écria, en écumant de fureur :

— Ah ! malheur ! malheur !... Un si beau bois mis en cuillères !... Et que ferai-je de cette montagne de cuillères ?

— Je n’ai fait que vous obéir, lui répondit Arzur ; vous m’aviez demandé des cuillères, et j’espère que vous en avez là pour toute votre vie,

— Tu n’as pas fait tout ceci toi-même, et seul ; il faut que tu aies été aidé ; mais, n’importe, demain, je te donnerai un autre travail, et nous verrons bien si tu t’en tireras aussi facilement.

Et ils revinrent au château, la vieille de mauvaise humeur, grommelant et méditant une revanche.

Le lendemain matin, elle dit à Arzur :

— Nous devons nous absenter, pendant quelques jours, mon mari et moi, pour aller voir un de nos amis. Azénor viendra aussi avec nous ; mais, comme il nous faut traverser un bras de mer, et que nous n’avons pas d’embarcation, tu nous construiras au-dessus de l’eau un pont de plumes, sur lequel nous passerons en voiture. Et malheur à toi, si le pont n’est pas fait à temps, car autrement il n’y a que la mort pour toi.

— C’est bien, ce sera fait, répondit Arzur, tranquillement, quoiqu’il ne fût pas très rassuré.

Et il se rendit auprès de sa sœur et lui fit connaître la nouvelle épreuve qu’on lui imposait.

— Voici ce qu’il faudra faire, lui dit Azénor, écoute bien : Je me dirai malade, pour ne pas les accompagner et rester à la maison avec toi. Tu les accompagneras jusqu’à la mer, pour leur construire le pont sur lequel ils devront passer. Tu n’auras qu’à frapper l’eau de ta baguette, en disant : — Par la vertu de ma baguette, qu’il s’élève ici un pont de plumes, pour traverser la mer en voiture. Aussitôt, le pont paraîtra. La magicienne, étonnée, t’invitera alors à monter dans la voiture et à les accompagner ; mais, garde-t’en bien, et retourne vite au château, dès qu’ils se seront engagés sur le pont, puis nous aviserons aux moyens de nous enfuir d’ici.

Le lendemain matin, quand il fut question de partir, Azénor resta au lit et se dit bien malade. La magicienne s’en montra très contrariée. Elle partit néanmoins, avec son mari et Arzur. Quand ils furent au bord de la mer :

— Allons ! dit la magicienne à Arzur, il nous faut là, sur-le-champ, un pont de plumes, pour passer de l’autre côté.

— Ça va être fait, à l’instant, répondit tranquillement le jeune homme.

Et, s’étant avancé jusqu’au bord de l’eau, il la frappa de sa baguette, en disant :

— Par la vertu de ma baguette, qu’il s’élève ici un beau pont de plumes, pour passer de l’autre côté de la mer.

Et le pont parut aussitôt.

La magicienne pensa à part soi :

— Il est aussi magicien ! Il aura sans doute trouvé et étudié mon petit livre rouge, et il en sait déjà aussi long que moi ; il est grand temps de nous débarrasser de lui. Il faut qu’il vienne avec nous sur le pont, et nous le jetterons à la mer.

Mais elle dissimula et dit :

— C’est fort bien ; mais, venez avec nous, car nous pouvons avoir encore besoin de vos services. Entrez le premier sur ce beau pont, que vous venez de nous construire, et montrez-nous le chemin ; nous vous suivrons.

— Je n’en ferai rien, répondit Arzur ; je veux vous laisser l’honneur d’être les premiers à mettre les pieds sur mon pont ; mais, ne craignez rien, je vous suivrai de près.

Après quelques autres façons et compliments, la magicienne et le magicien passèrent les premiers. Aussitôt Arzur, d’un coup de sa baguette magique, coupa entre eux et la terre et courut rejoindre sa sœur.

— Partons vite, à présent, lui dit Azénor, et ne perdons point de temps, car ils ne tarderont pas à revenir. Mais, il nous faut d’abord, pour l’empêcher de sonner, remplir d’étoupe la grande cloche qui est sur la plus haute tour et qui donne l’alarme, aussitôt que quelque chose d’extraordinaire arrive au château, et elle se fait entendre à sept cents lieues à la ronde. La corde de cette cloche est attachée au pied du dromadaire du magicien, qui est dans son écurie et la tire, quand il veut avertir son maître que quelque chose d’extraordinaire se passe chez lui.

Et ils courent à la cloche, et la remplissent avec de l’étoupe et des tapis. Puis, ils chargent leurs poches d’or et de pierres précieuses, descendent à l’écurie et y prennent les deux meilleurs chevaux. Au moment de partir, Azénor dit à Arzur :

— J’allais oublier un point important. Descends vite et prends, à l’écurie, l’étrille, la brosse et le bouchon de paille qui servent au pansement de nos chevaux ; ils nous seront utiles, dans notre fuite.

Arzur apporte l’étrille, le torchon et le bouchon de paille, et, à un signal donne, leurs chevaux s’élèvent alors en l’air et partent avec la rapidité de l’oiseau[1]. Ils avaient sept cents lieues à faire, pour sortir du domaine du magicien, qui perdait alors tout pouvoir sur eux.

Quand ils furent à environ cinq cents lieues, la cloche se fit entendre. Le dromadaire, à force de tirer la corde, avait fini par faire tomber l’étoupe et les tapis qui la bouchaient.

— Voilà la cloche qui sonne ! dit Azénor ; le magicien et la magicienne vont se hâter de rentrer chez eux et se mettre à notre poursuite. Heureusement, nous avons une bonne avance sur eux.

Et ils pressèrent leurs chevaux, afin de gagner du terrain.

Le magicien et la magicienne étaient accourus, au son de la cloche. Ils se hâtèrent d’aller consulter leurs livres de magie. Mais, hélas ! Azénor les avait emportés, hors un seul, et ce n’était pas le meilleur. La magicienne dit au magicien :

— Montez vite sur le dromadaire, emmenez aussi le lévrier et tâchez de les atteindre et de les ramener. Ils voyagent en l’air, mais ils descendront à terre. A environ cinq cents lieues d’ici, vous verrez une belle fontaine, pavée de pierres d’or, avec une margelle et une voûte en pierres d’argent, et deux grenouilles d’or au fond de l’eau. Les deux grenouilles d’or sont eux-mêmes ; leurs chevaux ont été métamorphosés en l’eau de la fontaine, et l’or et les pierres précieuses qu’ils ont emportés sont devenus les pierres d’or et d’argent de la fontaine et les feuilles des arbres qui sont autour. Partez vite, et ne revenez pas sans eux.

Et le vieux magicien part, monté sur son dromadaire, qui passe comme l’éclair, et suivi de son lévrier.

Au même moment, Arzur disait à Azénor :

— Le magicien et la magicienne sont rentrés chez eux, et ils sont furieux de notre départ, mais, surtout de la disparition de leurs livres de magie, que j’ai emportés. J’entends la magicienne qui dit au magicien de monter sur son dromadaire et de se mettre à notre poursuite ; elle ajoute qu’il nous trouvera, sous la forme de deux grenouilles d’or, au fond d’une fontaine. Mais, je saurai faire en sorte qu’il oublie les conseils et les recommandations de sa femme. Il va plus vite que nous et nous atteindra bientôt ; regarde derrière toi, si tu ne vois rien venir.

— Je vois au loin, et venant comme la foudre, un lévrier, suivi du magicien sur son dromadaire.

— Descendons à terre, alors.

Ils descendirent à terre et aussitôt leurs chevaux se trouvèrent métamorphosés en fontaine, leurs trésors, en pierres d’or et d’argent et en feuilles jaunes et blanches, dans les arbres, autour de la fontaine, et eux-mêmes, en grenouilles d’or, au fond de l’eau.

Le magicien arriva, un moment après, et, apercevant cette belle fontaine, qu’il ne connaissait point, il descendit pour l’admirer.

— Comme c’est beau ! se disait-il ; je ne savais pas posséder une semblable merveille, sur mes terres.

Et, apercevant les deux grenouilles d’or, au fond de l’eau :

— Oh ! les jolies petites grenouilles ! on dirait qu’elles sont d’or ; si je pouvais les prendre, pour les porter à ma femme !

Et il entra dans l’eau et essaya de prendre les grenouilles ; mais, elles lui échappaient toujours, au moment où il croyait mettre la main dessus.

Impatienté et voyant que tous ses efforts étaient inutiles, il se décida à retourner chez lui, ayant complètement oublié le but de son voyage. En le voyant revenir, seul, sa femme lui dit :

— Eh bien ! vous ne les avez donc pas trouvés, que vous revenez seul ?

— Non, je ne les ai pas vus, répondit-il, se rappelant vaguement ce dont il s’agissait.

— C’est de votre faute, alors ; mais, qu’avez-vous remarqué d’extraordinaire ?

— Rien, si ce n’est pourtant une belle fontaine, que je ne connaissais pas, pavée et entourée de pierres d’or et d’argent, avec des arbres autour portant des feuilles d’or et d’argent, qui brillaient au soleil, et deux petites grenouilles d’or, au fond de l’eau. Je n’ai jamais rien vu de si beau. J’ai bien essayé de prendre les deux grenouilles d’or, pour vous les apporter, mais, je n’ai pas pu, et je m’en suis retourné.

— Vous n’avez donc tenu aucun compte de mes recommandations ? dit la magicienne en colère ; ces deux grenouilles d’or étaient précisément ceux que vous poursuiviez, comme je vous l’avais dit, et il ne fallait pas vous en revenir avant de les avoir prises.

— Ma foi, j’avais complètement oublié ce que vous m’aviez dit à ce sujet, répondit le vieux magicien.

— Eh bien ! reprenez, vite, la poursuite, et ne revenez pas sans eux. Cette fois, quand ils vous verront arriver, leurs chevaux seront métamorphosés en deux beaux arbres ; l’or, l’argent et les pierres précieuses qu’ils emportent deviendront feuilles sur ces arbres, et eux-mêmes seront changés en deux petits oiseaux, qui chanteront sur les branches. Retenez bien ce que je viens de vous dire, et partez bien vite, et ramenez-les-moi.

Et le vieux magicien se remit en route, sous la forme d’un nuage, cette fois.

Arzur et Azénor n’avaient pas perdu de temps aussi.

— J’entends la magicienne, dit Azénor, qui est en colère et gronde le magicien ; elle l’envoie de nouveau à notre poursuite et lui dit sous quelle forme il doit nous trouver ; mais, je saurai lui faire oublier encore ses recommandations et ses conseils et il lui faudra, de nouveau, s’en retourner sans nous. Regarde si tu ne le vois pas venir, car il va avec la rapidité de l’éclair.

— Je vois un grand nuage noir, qui s’avance rapidement sur nous, répondit-il.

— C’est lui !... descendons à terre.

Et ils descendirent, et, en touchant la terre, les deux chevaux se trouvèrent aussitôt changés en deux beaux arbres, au feuillage d’or et d’argent, et sur les branches, chantaient deux charmants petits oiseaux.

Le nuage arriva sur eux.

— Voilà, dit le magicien, les deux arbres que m’a indiqués ma femme.

Et il descendit aussi à terre. Mais, il fut tellement charmé par le chant des deux oiseaux, qu’il s’arrêta à les écouter, la bouche béante, immobile comme une statue, et oublia complètement les recommandations de sa femme. Au coucher du soleil, il dit enfin :

— Voilà le soleil qui se couche ; il est temps de rentrer.

Et il s’en retourna.

En le voyant revenir encore, seul, la magicienne s’écria :

— Comment, vous revenez encore seul ?

— Oui ; je ne les ai pas vus, répondit-il, tout confus.

— Qu’avez-vous vu d’extraordinaire ?

— Je n’ai rien vu d’extraordinaire, si ce n’est pourtant deux beaux arbres, au feuillage d’or et d’argent, et sur les branches, étaient deux charmants petits oiseaux, qui chantaient si mélodieusement, que je n’ai jamais rien entendu de si beau.

— Et vous avez perdu votre temps à les écouter et vous avez oublié tout ce que je vous avais dit ?

— Ma foi, oui ; je ne m’en suis plus souvenu.

— Eh ! c’étaient eux, ces deux oiseaux !... Je vous l’avais dit... Décidément, vous êtes un triste magicien, et je ne puis plus rien attendre de bon de vous. Je vais partir moi-même à leur poursuite ; et je saurai bien les atteindre et les ramener, moi, bien qu’ils soient près de sortir de nos terres.

Et elle partit aussi, sous la forme d’un nuage noir, avec tonnerre, éclairs et un vacarme épouvantable !

Cependant, les ceux fugitifs forçaient leurs chevaux et approchaient des limites des terres du magicien.

— Cette fois, dit Azénor, c’est la magicienne elle-même qui viendra, et elle est bien en colère. Regarde derrière toi, si tu ne vois rien venir.

— Je vois un gros nuage noir, qui s’avance sur nous, avec tonnerre, éclairs et un vacarme épouvantable !

— C’est elle !... Hâte-toi de jeter à terre le bouchon de paille, que tu as emporté de l’écurie.

Arzur jeta le bouchon de paille, et aussitôt une infinité de meules de paille, très grandes et très hautes, s’élevèrent derrière eus et arrêtèrent le nuage.

Mais, la magicienne se métamorphosa en épervier et passa ; puis, aussitôt elle redevint nuage et continua sa poursuite, sous cette forme.

— Regarde encore derrière toi, dit Azénor à son frère ; que vois-tu, à présent ?

— Je vois encore le nuage noir, qui s’avance rapidement et qui tonne et lance des éclairs, d’une façon effrayante.

— Jette, vite, la brosse à terre ; c’est encore la magicienne.

Il jeta la brosse, et aussitôt un grand étang se forma derrière eux. Le nuage, arrêté un moment, se mit à pomper l’eau, tant et si bien qu’il dessécha l’étang, et passa[2]. Mais il s’en trouva alourdi et retardé dans sa marche.

— Regarde encore derrière toi ; que vois-tu ? demanda Azénor.

— Je vois le nuage qui s’avance toujours sur nous, plus noir et plus menaçant et lançant du feu d’une façon effrayante.

— C’est toujours la magicienne ; jette l’étrille à terre.

Arzur jeta l’étrille, et une grande ville se montra aussitôt derrière eux, avec des liaisons et des tours élevées, qui contrarièrent beaucoup la marche du nuage. Cependant, il continuait d’avancer, avec tonnerre, éclairs et un vacarme épouvantable.

— Regarde encore derrière toi ; que vois-tu, à présent ?

— C’est toujours le nuage, qui s’avance sur nous ; il est très près, il va nous atteindre.

— Nous aussi, nous approchons ; rassure-toi. Et au même instant, ils franchirent un bras de mer et descendirent à terre, sous leur forme naturelle. Ils étaient sortis de dessus les terres du magicien, et n’avaient plus rien à craindre de lui ni de sa femme. Celle-ci, retenue de l’autre côté de l’eau, qu’elle ne pouvait franchir, tempêtait, grinçait des dents et leur montrait le poing, en criant :

— Ma malédiction sur vous, et puisse le tonnerre vous écraser ! Ce qui me fait enrager, c’est que vous m’avez enlevé mon petit livre rouge, qui contient toute ma science !

— Oui, dit Azénor, en lui montrant le livre, le voici, et je me moque de vous, à présent.

Et ils riaient de sa fureur et la narguaient.

La vieille sorcière, ne pouvant aller plus loin, s’en retourna, toujours sous la forme d’un nuage noir, tonnant, lançant du feu, et détruisant tout sur son passage.

Les deux jeunes gens s’éloignèrent aussi, tranquillement et sans crainte, désormais. Ils entrèrent dans un grand bois, où la nuit les surprit. Ils se firent un lit avec des herbes et des feuilles sèches, contre le tronc d’un vieux chêne, et s’endormirent facilement, car ils étaient fatigués.

Azénor s’éveilla, au point du jour, et, frappant la terre avec sa baguette magique, elle dit :

— Par la vertu de ma baguette, je veux qu’un beau château s’élève ici, instantanément, orné et meublé comme le palais d’un roi, et que mon frère et moi nous nous trouvions couchés, chacun dans son lit, dans une belle chambre toute resplendissante d’or et de pierres précieuses !

Ce qui fut fait sur-le-champ.

Quand Arzur s’éveilla, il fut bien étonné de se trouver dans un lit de plume et une belle chambre si richement ornée, après s’être couché sur un lit de feuilles et d’herbes sèches, dans un bois. Puis, remarquant Azénor dans un autre lit, près du sien, il lui demanda :

— Que signifie tout ceci, Azénor ? Où sommes-nous ici ? Je rêve, sans doute ?

— Non, répondit-elle, tu ne rêves pas, et tout ce que tu vois est la réalité même. J’ai emporté le petit livre rouge et la baguette magique de la magicienne, et pendant que nous les aurons, nous pourrons satisfaire tous nos désirs et nos caprices.

Ils se levèrent, trouvèrent dans la salle à manger une table chargée des mets et des fruits les plus exquis, et déjeûnèrent, servis par des mains invisibles. Puis, ils visitèrent les chambres du château, toutes plus belles les unes que les autres et remplies de parures et de trésors de toute sorte. Les jardins aussi étaient magnifiques, avec de belles fleurs aux parfums délicieux et des fruits exquis de toute sorte : un vrai paradis terrestre. Azénor dit à Arzur qu’il pouvait s’y promener et chasser à loisir (car le gibier y abondait), mais, qu’il ne devait jamais en sortir, ou il lui arriverait malheur.

Ils passèrent quelque temps dans ce château, heureux et ne manquant de rien.

Mais, un jour, Arzur franchit la clôture du jardin, malgré la défense de sa sœur, et aussitôt il s’enfonça dans une fondrière, jusqu’aux aisselles, sans pouvoir en sortir.

Le château disparut aussitôt.

Sa sœur accourut à ses cris, et le retira de la fondrière.

Et le château reparut alors.

Mais, à partir de ce moment, Arzur perdit complètement la mémoire du passé ; il ne se rappelait plus ni leur séjour dans le château du magicien, ni la fuite et la poursuite, avec ses émouvantes péripéties. Il oublia même qu’Azénor était sa sœur et voulut l’épouser ; et il la poursuivait de ses instances, ce dont elle était très peinée.

Un jour, les deux fils du roi, étant à la chasse, dans le bois, se trouvèrent devant le château d’Azénor, et furent bien étonnés.

— Qu’est-ce que c’est que ce château-là et qui l’a fait bâtir, car notre père n’en a pas connaissance ? se dirent-ils. Allons voir.

Et ils entrèrent au château. Ils trouvèrent Azénor dans la cour et l’abordèrent poliment et lui demandèrent :

— A qui appartient ce château, Mademoiselle ?

— A moi, Messieurs.

— Qui l’a fait bâtir ?

— Moi-même.

— Et vous n’en avez pas demandé la permission au roi, notre père, étant sur ses terres ?

— Non, je n’ai pas demandé la permission de votre père ; je puis m’en passer.

— Le roi ne sera pas content, et il fera raser votre château.

— Je ne le crains pas ; je l’attends.

Et les deux princes s’en allèrent là-dessus, peu satisfaits de la réception de la jeune châtelaine.

Mais, à peine furent-ils sortis de la cour, qu’ils tombèrent dans la même fondrière qu’Arzur, et s’y enfoncèrent jusqu’aux aisselles, sans pouvoir en sortir.

Et le château disparut encore.

Les princes crièrent au secours. Azénor accourut.

— Tirez-nous d’ici, lui crièrent-ils.

— Pour que vous alliez dire à votre père de faire raser mon château ?

— Non, on vous laissera votre château.

— Cela ne suffit pas ; que me donnerez-vous encore ?

— Je vous épouserai, répondit l’aîné des princes.

— Et mon frère, voulez-vous lui donner aussi la main de votre sœur ?

— Oui, il épousera aussi notre sœur. Alors, Azénor les fit sortir de la fondrière. Et le château aussi reparut aussitôt.

Puis, ils se rendirent tous les quatre ensemble à la cour, et racontèrent tout au roi.

Le roi, avant de rien promettre, voulut voir le palais d’Azénor, dont on lui racontait tant de merveilles.

Il le visita, fut ébloui, enchanté et approuva les deux mariages.

On fit de nombreuses invitations, dans tout le royaume, et il y eut des fêtes magnifiques et de grands festins.

Le premier jour, vers la fin du repas, la nouvelle mariée tira de sa poche deux charmantes petites grenouilles d’or, et les posa sur une assiette d’argent, devant elle. Alors, le dialogue suivant commença entre les deux grenouilles d’or, devant tous les convives, silencieux et émerveillés :

— Ne te rappelles-tu pas, mon frère chéri, demanda la première, que, quand nous étions au château des magiciens, la magicienne, qui ne t’aimait pas, t’envoya, un matin, abattre un grand bois de chêne, avec une cognée de bois, et que je vins à ton secours et te tirai d’embarras ?

— Je me le rappelle fort bien, ma petite sœur chérie, répondit la seconde grenouille.

— Ne te rappelles-tu pas, petit frère chéri, reprit la première, que la magicienne t’ordonna ensuite de construire un pont de plumes sur un bras de mer, pour qu’elle y pût passer en voiture, et que je te tirai encore d’embarras ?

— Je me le rappelle bien, petite sœur chérie.

— Te rappelles-tu aussi, petit frère chéri, que, quand nous prîmes la fuite du château du magicien, celui-ci nous poursuivit, sur son dromadaire, et que, pour lui échapper, je changeai nos deux chevaux en fontaine, et nous-mêmes en deux grenouilles d’or, au fond de l’eau.

— Je me le rappelle aussi, petite sœur chérie. Tout le monde était attentif et silencieux,

mais, Arzur plus que tout autre. En effet, la mémoire lui revenait peu à peu de son passé, et il comprenait que le dialogue entre les deux grenouilles d’or retraçait sa propre histoire.

— Te rappelles-tu encore, petit frère chéri, reprit la première grenouille, que, le vieux magicien nous ayant fait la poursuite, une seconde fois, je changeai nos deux chevaux en deux arbres, au bord de la route, et nous-mêmes en deux petits oiseaux, qui chantaient sur les branches, et que nous lui échappâmes encore de cette façon.

— Je me le rappelle bien, petite sœur chérie, répondit la seconde grenouille.

— Tu n’as donc pas oublié non plus, petit frère chéri, que la magicienne, furieuse, nous poursuivit à son tour, sous la forme d’un nuage noir, avec accompagnement de tonnerre et d’éclairs, et comment je sus aussi mettre toute sa science en défaut ?

— Non, petite sœur chérie, je ne l’ai pas oublié non plus.

Arzur, ne pouvant plus douter que la nouvelle mariée ne fût sa sœur et sa protectrice contre le magicien et la magicienne, se leva, alla à elle et l’embrassa tendrement en disant :

— Pardonne-moi, ma petite sœur chérie ; je te dois la vie et je t’aime et t’aimerai toujours jusqu’à la mort[3].

Tout le monde fut touché de cette reconnaissance.

Le roi avait aussi une fille, la plus belle princesse qu’il fût possible de voir, sous l’œil du soleil[4], et il l’accorda volontiers à Arzur, et les festins, les jeux et les réjouissances publiques recommencèrent de plus belle, et durèrent pendant un mois entier.

La trisaïeule de la bisaïeule de ma grand’mère était alors cuisinière à la cour, et c’est ainsi que s’est conservé dans ma famille le souvenir de tout ce que je viens de vous conter, et où il n’y a pas un seul mensonge, si ce n’est, peut-être, un mot ou deux[5].


(Conté par François Simon, domestique à
Tré-grom (Côtes-du-Nord). — Septembre 1872.)




  1. Il y a dans le breton : Ils vont en Égypte. Cette expression, dans la bouche de nos conteurs, signifie voyager à travers l’air.
  2. Dans une autre version de cet épisode, la magicienne poursuit les fugitifs sous la forme d’un dogue qui, se trouvant arrêté par l’étang, veut l’absorber, pour passer, et boit tant d’eau qu’il crève sur place.
  3. Cet épisode des grenouilles d’or, remplacées dans d’autres versions par un coq et une poule d’or, se rencontre fréquemment dans nos contes bretons ; mais ici, il semble qu’il y a altération. Celui qui perd la mémoire, pour avoir désobéi et manqué aux recommandations de l’héroïne, n’est ordinairement pas son frère, mais un prince, son fiancé, qu’elle arrache également à un magicien, dont elle est quelquefois la fille, mais plus souvent la victime, retenue enchantée sous une forme animale. Il recouvre le souvenir du passé, en entendant aussi le dialogue des grenouilles d’or, ou du coq et de la poule d’or, au moment où il allait contracter une autre union, et finit par épouser celle qui l’a sauvé du magicien et à qui il avait promis fidélité. La perte de la mémoire vient de ce qu’il se laisse embrasser par une autre femme, fût-ce même sa mère ou sa sœur, malgré la défense expresse de celle à qui il doit la vie.
  4. Expression bretonne très-usitée : Indan lagad ann heol.
  5. C’est ordinairement au début de leurs récits que les conteurs emploient cette formule :

    Setu aze eur gaoz ha na eus en-hi gaou,
    Mes marteze eur gir pe daou.