Contes populaires de la Gascogne/Le Bécut

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Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. 32-42).

III

le bécut



Il y avait, une fois, une pauvre veuve, qui vivait dans sa maisonnette, avec ses deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon marchait sur ses treize ans. Il était déjà fort, hardi, avisé comme pas un. La fille n’avait pas encore dix ans. Elle était jolie comme un cœur, et sage comme une sainte.

Au bout de sept ans passés, le garçon dit à sa mère :

— « Mère, de l’aube à la nuit, moi, vous, ma sœur, nous nous tuons à travailler, pour gagner tout juste de quoi manger du pain. Je veux aller chercher fortune. Mère, je veux aller au pays des Bécuts[1], ramasser des cornes d’or, des cornes de bœufs et de moutons.

— Non, mon ami. Je ne le veux pas. Les Bécuts demeurent loin, bien loin, du côté du soleil couchant. Ils demeurent dans un pays sauvage et noir, dans un pays de hautes montagnes, où les gaves tombent de trois mille pieds. Là, il n’y a ni prêtres, ni églises, ni cimetières. Les Bécuts sont des géants grands de sept toises. Ces géants n’ont qu’un œil, juste au beau milieu du front. Tout le long du jour, ils gardent leurs bœufs et leurs moutons aux cornes d’or, et ramènent ce bétail dans les cavernes, le soir, au coucher du soleil. Quand ils attrapent un chrétien, ils le font cuire vivant, sur le gril, et l’avalent d’une bouchée. Non, mon ami, tu n’iras pas chercher fortune. Tu n’iras pas chercher des cornes d’or, des cornes de bœufs et de moutons, dans le pays des Bécuts.

— Mère, excusez-moi. Cette fois, vous ne serez pas la maîtresse. »

Alors, la jeune fille parla.

— « Mère, vous le voyez, mon frère est un têtu. Puisqu’il n’écoute pas la raison, je veux partir avec lui. Comptez sur moi pour le garder de tout malheur. »

Par force, la pauvre mère dit oui.

— « Tiens, ma fille, prends cette petite croix d’argent, et ne t’en sépare ni jour ni nuit. Elle vous portera bonheur. Partez donc, pauvres enfants. Partez, à la grâce du Bon Dieu et de la sainte Vierge Marie. »

Le frère et la sœur saluèrent leur mère, et partirent, le bâton à la main, la besace sur le dos.

Pendant sept mois, ils marchèrent, de l’aube à la nuit, du côté du soleil couchant, vivant d’aumônes, et dormant dans les étables par charité.

Enfin, ils arrivèrent dans un pays sauvage et noir, dans un pays de hautes montagnes, où les gaves tombent de trois mille pieds. Là, il n’y a ni prêtres, ni églises, ni cimetières. Là, vivent les Bécuts, des géants hauts de sept toises. Ces géants n’ont qu’un œil, juste au beau milieu du front. Tout le long du jour, ils gardent leurs bœufs et leurs moutons aux cornes d’or, et ramènent ce bétail dans les cavernes, le soir, au coucher du soleil. Quant à faire bonne chère, la viande ne leur manque pas. Pour dîner, ils tuent un bœuf, pour souper, un mouton. Mais ils ne font aucun cas des cornes d’or, et les jettent. Quand ils attrapent un chrétien, ils le font cuire, tout vif, sur le gril, et l’avalent d’une bouchée.

Chaque jour, du lever au coucher du soleil, le frère et la sœur cherchèrent des cornes d’or dans les montagnes, se cachant comme ils pouvaient, sous les buissons, parmi les rochers, pour n’être pas vu des Bécuts. Au bout de sept jours, leurs besaces étaient pleines. Assis tous deux, au bord d’un gave, ils comptaient.

— « Une, deux, trois, quatre… nonante-huit, nonante-neuf, cent cornes d’or. Et maintenant, nous sommes assez riches. Demain, nous retournerons chez notre mère. »

En ce moment, le soleil baissait. Un Bécut passa, chassant devant lui ses bœufs et ses moutons aux cornes d’or.

— « Le Bécut ! le Bécut ! Sainte Vierge, ayez pitié de nous. »

Ils jetèrent leurs besaces, et partirent au grand galop.

Mais le Bécut avait tout vu. Il les prit, les jeta dans son grand sac, et repartit jusqu’à sa caverne, fermée d’une pierre plate du poids de cent quintaux.

D’un coup d’épaule, le Bécut écarta la pierre, compta son bétail, le poussa dans la caverne, et referma l’entrée

Cela fait, il secoua son grand sac à terre.

— « Petits chrétiens, soupez avec moi.

— Avec plaisir, Bécut. »

Le Bécut jeta une demi-canne[2] de bûches dans l’âtre, alluma le feu, saigna un mouton, l’écorcha, jeta la peau et les deux cornes d’or dans un coin, et embrocha sa viande.

— « Petits chrétiens, tournez la broche.

— Bécut, tu seras obéi. »

Tandis qu’ils tournaient la broche, le Bécut posait sur la table un quintal de pain, et sept grandes cruches de vin.

— « Petits chrétiens, asseyez-vous là. Ne vous laissez manquer de rien, et contez-moi des choses de votre pays. »

Le garçon savait force beaux contes. Il parla jusqu’à la fin du souper.

— « Petit chrétien, je suis content de toi. Maintenant, à ton tour, petite chrétienne. »

La jeune fille savait force belles prières, en l’honneur du Bon Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Mais, au premier mot, le Bécut devint tout bleu de colère.

— « Ah ! carogne. Tu pries Dieu. Attends, attends. »

Aussitôt, le Bécut saisit la jeune fille, la dépouilla de ses habits, la coucha sur un gril, et la fit cuire toute vive à petit feu.

— « Petit chrétien, que dis-tu de cette grillade ? Tout-à-l’heure, je t’en donnerai ta part.

— Non, Bécut. Les chrétiens ne se mangent pas entre eux.

— Petit chrétien, regarde. Voilà ce que je ferai de toi demain, quand tu m’auras dit tous tes beaux contes. »

Le garçon était blanc de colère ; mais il ne pouvait rien contre le Bécut. Il regardait sa sœur griller toute vive à petit feu. La pauvrette serrait dans sa main droite la petite croix d’argent, dont sa mère lui avait commandé de ne se séparer ni nuit ni jour.

— « Mon Dieu, criait-elle, ayez pitié de moi ! Sainte Vierge, à mon secours !

— Ah ! carogne. Tu pries Dieu, même en grillant toute vive. Attends, attends. »

D’une bouchée, le Bécut l’avala toute vive. Puis, il se coucha par terre, le long de l’âtre.

— « Petit chrétien, conte-moi des choses de ton pays. »

Le garçon parla jusqu’à minuit. De temps en temps, le Bécut l’interrompait.

— « Petit chrétien, attise le feu. J’ai froid. »

Une heure après minuit, le Bécut, plein de viande et de vin, ronflait comme un orage. Alors, le garçon pensa :

— « Et maintenant, nous allons rire. »

Doucement, bien doucement, il s’approcha de l’âtre, empoigna un tison rouge et pointu, et le planta, de toute sa force, dans l’œil du Bécut.

— « Han ! »

Le Bécut était aveugle. Dans la caverne, il courait comme un possédé du Diable, criant à se faire entendre de cent lieues :

— « Mille Dieux ! Milliard de Dieux. Je suis aveugle ! Je suis aveugle ! »

Le garçon riait, caché sous la litière, parmi les bœufs et les moutons aux cornes d’or.

Aux cris du Bécut, ses frères se réveillèrent dans leurs cavernes.

— « Ha ! ha ! ha ! Qu’est-ceci ? Qu’est donc tout ceci ? »

Et les Bécuts accouraient, dans la nuit noire, de toutes les montagnes, avec des lanternes grosses comme des tonneaux, avec des bâtons hauts comme des peupliers.

— « Ha ! ha ! ha ! Qu’est ceci ? Qu’est donc tout ceci ? »

D’un coup d’épaule, ils écartèrent la pierre de cent quintaux qui fermait l’entrée de la caverne, où l’autre criait toujours :

— « Mille Dieux ! Milliard de Dieux ! Je suis aveugle ! Je suis aveugle !

— Frère, qui t’a mis en cet état ?

— Frères, c’est un petit chrétien. Cherchez-le partout, dans la caverne. Cherchez, que je l’avale tout vif. Mille Dieux ! Milliard de Dieux ! Je suis aveugle ! Je suis aveugle ! »

Les Bécuts cherchaient partout, sans rien trouver, tandis que le garçon riait, caché sous la litière, parmi les bœufs et les moutons aux cornes d’or.

— « Cherchez, frères. Cherchez bien. »

À la fin, les Bécuts se lassèrent.

— « Adieu, frère. Tâche de dormir. Nous reviendrons demain. »

Les Bécuts refermèrent la caverne, et partirent. Alors, le garçon tenta de renverser, d’un coup d’épaule, la pierre de cent quintaux qui fermait l’entrée de la caverne.

— « Mère de Dieu. Ce travail passe ma force. »

Le Bécut écoutait.

— « Je t’entends, petit chrétien. Je t’entends, canaille. Patience ! Tout aveugle que je sois, tu ne m’échapperas pas. »

Pendant trois jours et trois nuits, le garçon, le Bécut, et son bétail, demeurèrent dans la caverne, sans manger ni boire. À la fin, les bœufs et les moutons aux cornes d’or criaient de soif et de faim.

— « Attendez, pauvres bêtes. Je vais vous ouvrir la caverne. Mais toi, petit chrétien, c’est autre chose. Patience, canaille. Tout aveugle que je sois, tu ne m’échapperas pas. »

Pendant que le Bécut cherchait, à tâtons, l’entrée de la caverne, le garçon s’ajustait les cornes d’or et la peau du mouton saigné depuis trois jours.

Enfin, la pierre de cent quintaux tomba.

— « Doucement, pauvres bêtes. Doucement, criait le Bécut. Vous, bœufs, passez les premiers. Un par un. »

Il s’assit dehors, sur le seuil de la caverne. Les bœufs passèrent les premiers, un par un, tandis que le maître tâtait les cornes de leurs têtes, et le pelage de leur dos. Il comptait :

— « Un, deux, trois, quatre… — Maintenant, à vous, moutons. Passez un à un. »

Après les bœufs, les moutons passèrent un à un, tandis que le maître tâtait les cornes de leur tête, et la laine de leur dos. Il comptait :

— « Un, deux, trois, quatre… »

Parmi les moutons, le garçon attendait à quatre pattes. Son tour venu, il arriva sans peur ni crainte.

Mais le Bécut se méfiait. En tâtant la laine du dos, il comprit que la peau s’ajustait mal.

— « Ah ! petit chrétien. Ah ! canaille. Attends, attends ! »

Mais le garçon décampa plus vite que le vent. Le Bécut criait à se faire entendre de cent lieues

— « Malheur ! Le petit chrétien m’échappe. Au secours, frères ! Au secours ! »

Mais les frères ne vinrent pas. Alors, le Bécut se coucha de tout son long en dehors de la caverne. Caché tout près, au bord d’un gave, le garçon écoutait et regardait.

Depuis trois jours et trois nuits, le Bécut souffrait d’une grande envie de vomir. Dans son estomac, la jeune fille avalée vivait encore, par la vertu de la petite croix d’argent, dont sa mère lui avait commandé de ne se séparer ni jour ni nuit.

Enfin, le Bécut eut un hoquet terrible, et vomit tout ce qu’il avait dans le corps. Parmi les vomissures, la jeune fille nue gisait, encore vivante.

Doucement, bien doucement, le garçon emporta sa sœur, la baigna dans le gave, et la couvrit avec la peau de mouton.

— « Hardi ! ma sœur. Au galop ! »

Une heure après, ils avaient retrouvé leurs besaces pleines de cornes d’or. Sept jours plus tard, ils étaient hors du pays des Bécuts. Ils étaient dans une ville, grande et belle comme Toulouse.

Le garçon entra dans la boutique d’un orfèvre.

— « Bonjour, orfèvre. Veux-tu m’acheter cette corne d’or ?

— Oui, mon ami. Je t’en donne mille pistoles. »

Avec les mille pistoles, le garçon se choisit de beaux habits, et fit vêtir sa sœur en demoiselle. Il acheta un cheval superbe, avec la bride et la selle. Sur le devant de sa monture, il chargea les deux besaces pleines de cornes d’or.

— « Vite, ma sœur, saute en croupe. »

La jeune fille obéit, et le cheval partit au grand galop.

Sept mois après, ils arrivaient à la maisonnette de leur mère.

Le garçon vida son sac à terre.

— « Bonjour, mère. Voici nonante-neuf cornes d’or, nonante-neuf cornes de bœufs et de moutons, ramassées au pays des Bécuts. Nous sommes riches. Vivons heureux[3]. »

  1. En gascon, Bécut signifie « pourvu d’un bec », par extension un ogre.
  2. Mesure locale. En Gascogne, la canne varie selon les localités. En général, elle équivaut à peu près à 3 stères 20.
  3. Dicté par Pauline Lacaze, de Panassac (Gers). Je me souviens fort bien que, lorsque j’avais dix-huit ans, la femme de chambre de ma mère, nommée Rose, et native de Mirande (Gers), me récita un conte semblable. M. Camoreyt, secrétaire de la mairie de Lectoure (Gers), m’a signalé naguère un autre narrateur, Sonbrun, sergent de ville à Lectoure, natif de Bonnefont, canton de Trie (Hautes-Pyrénées). Sonbrun n’a pas encore la soixantaine. Voici la substance de ce second récit, bien moins complet que celui de Pauline Lacaze. — Deux jeunes frères, voyageant dans les montagnes, sont faits prisonniers par un Bécut, qui les emporte dans sa caverne, fermée d’une lourde pierre. À souper, l’un des jeunes gens le charme par de nombreux contes. Le Bécut, qui veut en savoir davantage, lui promet de ne le manger que le lendemain. Il fait cuire l’autre sur le gril, et en offre un morceau au survivant qui refuse. Celui-ci profite du sommeil du Bécut, pour l’aveugler avec un tison ardent. Aux cris de l’aveugle, les autres Bécuts arrivent, mais ne peuvent trouver le jeune homme, caché dans un coin obscur de la caverne. Après leur départ, le garçon veut s’échapper. Il ne peut renverser la pierre qui ferme la grotte. Enfin, il s’échappe, affublé d’une peau de mouton, qui trompe la méfiance du Bécut, et qui lui reste dans la main.