Contes secrets Russes/AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. v-Index).

AVERTISSEMENT

DU TRADUCTEUR


Le temps est loin où les produits de l’imagination populaire ne rencontraient que l’indifférence et le mépris des lettrés. Ce n’est pas seulement dans l’ordre politique que se manifestent les tendances libérales et démocratiques de notre époque : non content de rajeunir les institutions gouvernementales, l’esprit moderne a aussi transformé la curiosité et la critique, rendant l’une moins exclusive et l’autre moins dédaigneuse. Sous cette influence, on s’est mis à rechercher, ― toujours avec sympathie, souvent avec un intérêt passionné, — les documents divers, légendes, traditions, contes, fabliaux, chansons, proverbes, etc., qui témoignent de l’activité intellectuelle des humbles, et toute une littérature ignorée a surgi, pour ainsi dire, de dessous terre.

La Russie n’est pas restée, sous ce rapport, en arrière de l’Europe occidentale. Dans ces cinquante dernières années, mais surtout depuis l’abolition du servage, l’étude du moujik au point de vue littéraire est devenue une des branches les plus cultivées de la science Russe. Nos grands érudits Français, les Caylus, les Legrand d’Aussy, les Sainte-Palaye, les Méon, les Barbazan, ont trouvé de dignes émules à Saint-Pétersbourg et à Moscou dans les Grigorovitch, les Varentzof, les Bouslaïef, les Mordovtzef, les Popof, etc.

Les ouvrages de MM. Rambaud, Léger, Sichler, ont déjà fait connaître en France un certain nombre de contes Slaves. Ceux que nous avons traduits sont à peu près inédits, — et pour cause, — dans leur pays natal. L’original du présent Recueil, tiré à quelques exemplaires seulement, « pour les archéologues et les bibliophiles » a été imprimé clandestinement, comme l’auteur lui-même nous l’apprend dans sa préface. L’avertissement, du reste, était inutile, car il suffit de jeter les yeux sur la couverture du livre pour être fixé sur le caractère interlope de cette publication. L’exemplaire dont nous nous sommes servis pour notre travail, appartient à la Bibliothèque Nationale de Paris. C’est un petit in-8o de 200 pages, intitulé : Rousskiia zavetniia skazti (Contes secrets Russes). Point de nom d’auteur naturellement, et, pour tous renseignements bibliographiques, cette mention aussi énigmatique que fantaisiste :

BALAAM
PAR L’ART TYPOGRAPHIQUE DE LA CONFRÉRIE
MONACALE
ANNÉE DE LA DIABLERIE DES TÉNÈBRES

Le folkloriste anonyme, à qui nous devons ce recueil, avait mille bonnes raisons pour ne pas le soumettre à la censure. La pudeur officielle, toujours si prompte à s’émouvoir, se fût, à coup sûr, gendarmée dès la première page. Dans notre conviction, toutefois, si ces contes offensent quelque chose de respectable, c’est plutôt le goût que les mœurs. Leur obscénité même leur confère une sorte d’innocuité morale : ils sont trop cyniques pour être voluptueux. De même que le spectacle de l’ivresse enseigne la sobriété, rien n’est plus propre à refroidir l’ardeur des sens que l’étalage brutal des choses de l’amour. Certes, nous ne voudrions pas conseiller cette lecture à la virginité ignorante, mais peut-être la recommanderions-nous moins encore à la caducité en quête d’excitations érotiques. Les vieillards qui demandent à une littérature spéciale le stimulus Veneris, ne trouveraient pas ici ce qu’ils cherchent.

Dans son beau livre : La Russie en 1839, le marquis de Custine insiste à plusieurs reprises sur la délicatesse innée, la distinction native du peuple Russe. Lorsqu’on a lu les Contes secrets, on est disposé à rabattre quelque peu de ces éloges. Gardons-nous pourtant de tomber dans l’exagération contraire et ne prenons pas texte de quelques gaudrioles excessives pour accuser les Russes de grossièreté, car ils pourraient trop aisément nous renvoyer ce reproche. De fait, l’indécence des conteurs Moscovites ne dépasse guère celle de nos vieux trouvères. Aucun peuple, aucune langue n’a le monopole du cynisme, et si « le Latin dans les mots brave l’honnêteté, » on peut en dire autant de tous les idiomes modernes, quand ils sont maniés par des populations primitives.

Les lecteurs de notre Recueil croiront plus d’une fois avoir sous les yeux quelque volume de la Bibliothèque Gauloise, tant sont nombreuses et flagrantes les analogies que skazki les présentent avec les contes de notre ancienne littérature. Ainsi le Moujik, l’Ours, le Renard et le Taon fait penser au Diable de Papefiguiére ; les Deux épouses et l’Enterrement du chien rappellent à s’y méprendre deux récits des Cent nouvelles nouvelles ; le Pope et le Moujik semble une réminiscence de Bonaventure des Periers (De celui qui acheva l’oreille de l’enfant à la femme de son voisin).

Ces rapprochements et bien d’autres qu’il serait facile de noter soulèvent un curieux problème d’origine. On est invinciblement amené à se demander si les skazki sont des productions réellement autochtones, ou s’il ne faut pas plutôt y voir des emprunts faits à l’Occident. Autant qu’il est permis de se prononcer dans une matière si obscure, la vérité se trouve, croyons-nous, entre ces deux hypothèses extrêmes. De plagiat au sens propre du mot, d’imitation consciente et directe, il ne saurait en être question ici : par quelle voie, en effet, les œuvres de Boccace, de Rabelais, de Des Periers ou de La Fontaine seraient-elles arrivées à la connaissance de paysans totalement illettrés, vivant dans quelque coin perdu de la Russie ? Les ressemblances signalées plus haut s’expliquent mieux, suivant nous, d’après une théorie à laquelle les découvertes des Orientalistes contemporains ont donné un grand caractère de probabilité. Si les contes des diverses nations Européennes nous frappent par un certain air de famille, cela vient, selon toute apparence, de ce que ces récits ont été puisés pour la plupart à une source commune, savoir, les antiques traditions Hindoues apportées en Europe par la race Aryenne, lorsque celle-ci abandonna les plateaux de la haute Asie.

D’autre part, il est assez naturel que des peuples différents, arrivés au même stade de développement social, se rencontrent dans l’expression d’idées et de sentiments identiques. Or, ce que nos ancêtres furent dans les temps féodaux, les Russes l’ont été, à peu de chose près, jusqu’à ces dernières années. Quoi d’étonnant si les uns et les autres, opprimés par l’autorité ecclésiastique et séculière, ont également criblé de leurs moqueries vengeresses le prêtre et le seigneur ? Quant à la malice féminine qui, dans les skazki comme dans nos vieux fabliaux, joue un rôle si considérable, n’est-ce pas, depuis l’Ève séduisante et perverse de la Bible, l’éternel sujet autour duquel évoluent toutes les littératures ?

À supposer même que des éléments étrangers soient entrés dans la composition de ces contes, ils n’en reflètent pas moins l’image intellectuelle du peuple qui les a élaborés en totalité ou en partie. Si nous faisions ici œuvre de critique, nous montrerions sans peine que le génie Russe, avec ses qualités et ses lacunes caractéristiques, se révèle — à l’état d’ébauche, si l’on veut, mais très visiblement — dans les naïfs récits des conteurs de l’izba. Il ne faut pas y chercher ce feu d’imagination que possèdent les novellieri Italiens et qui chez eux purifie jusqu’à l’ordure. Médiocrement doué sous le rapport de la fantaisie, l’esprit Grand-Russien ne s’élève pas au-dessus du terre-à-terre le plus prosaïque. En revanche, ces paysans voient juste, et ils décrivent avec beaucoup de vérité ce qu’ils ont vu : le monde rural, les relations du moujik avec le milieu qui l’entoure, bêtes et gens, — tout cela est très fidèlement retracé par eux dans de petits tableaux dont l’exactitude un peu sèche n’est cependant pas dénuée de pittoresque. Toutes proportions gardées, bien entendu, on peut affirmer que le don de l’observation, par où se distinguent les grands romanciers Russes de notre époque, n’a pas été refusé à leurs rustiques prédécesseurs.

Ajoutons-y l’humour, autre produit naturel de la terre Slave. « Gdié narod, tam i ston[1] », a dit Nékrasof. N’en déplaise au poète, il y a dans ces contes populaires beaucoup plus de rires que de gémissements. Mais leur enjouement ne ressemble pas à la joie cordiale et sans arrière-pensée des populations heureuses de vivre. C’est une gaieté maligne, aiguisée d’ironie et de sarcasme, telle, en un mot, qu’on doit s’attendre à la trouver dans le pays classique du pessimisme, chez le peuple qui a donné des armées à Stenka Razine et à Pougatchef. Quand ces gens-là rient, c’est d’ordinaire aux dépens du barine qui les bat et du pope qui les vole. Le véritable héros des skazki, le personnage préféré de nos conteurs, celui en qui ils semblent avoir mis toutes leurs complaisances, c’est le moujik retors et madré, toujours prêt à jouer quelque bon tour à son seigneur, — un Figaro Russe, peut-être lui aussi l’avant-coureur d’une révolution !

Paris, Octobre 1891.



CONTES SECRETS
RUSSES













INDEX DES MOTS RUSSES

NON EXPLIQUÉS EN NOTE

Altar. — Sanctuaire.
Barine. — Seigneur.
Barinia. — Femme d’un seigneur.
Batko. — Père (dans le langage populaire).
Batouchka. — Petit père, nom souvent donné aux ecclésiastiques.
Chtchi. — Soupe aux choux.
Dessiatine. — Mesure de superficie : environ 109 ares.
Diadiouchka. — Petit oncle.
Douchenka. — Petite âme, terme de tendresse.
Izba. — Habitation du paysan Russe.
Kacha. — Gruau.
Matouchka. — Petite mère.
Popadia. — Femme d’un pope.
Popovna. — Fille d’un pope.
Verchok. — Mesure équivalant à un peu plus de 4 centimètres.
Vodka. — Eau-de-vie.


  1. Où est le peuple, il y a des gémissements.