Contes secrets Russes/L’épouse bavarde

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 178-179).

LXIII

L’ÉPOUSE BAVARDE


Un paysan voulut s’assurer s’il pourrait à l’occasion compter sur la discrétion de sa femme. Un jour, ayant un besoin à satisfaire, il alla à la cour et, quand il se fut soulagé, il revint à la maison ; là, il s’assit sur un banc, baissa la tête et commença à pousser de gros soupirs comme un homme qui n’a pas la conscience tranquille. Sa femme se mit à le questionner : « Qu’est ce que tu as ? Es-tu malade ? Tantôt tu étais si gai, et maintenant te voilà tout soucieux. — Eh ! femme, tais-toi, » répondit le moujik, « je ne sais pas moi-même si je dois augurer bien ou mal de ce qui m’est arrivé. » La paysanne insista : — « Allons, parle, dis-moi ce qui t’est arrivé. — Tout à l’heure, femme, je suis allé au privé, et à peine avais-je commencé à fonctionner qu’une corneille s’est envolée de mon κυλ ! Je me demande ce que cela peut signifier ! »

Dès que la paysanne eut entendu ce récit, elle courut, sous un prétexte quelconque, chez une commère à qui elle s’empressa de dire : « Écoute, ma chère, ce qui est arrivé à mon mari : hier, il est allé au privé et à peine avait-il commencé à se soulager qu’il lui est sorti du κυλ deux corneilles. Qu’est-ce que cela signifie ? — Je n’en sais rien, ma chère. » Après avoir longuement commenté le fait, les deux femmes prirent congé l’une de l’autre. La commère alla aussitôt trouver une de ses amies et lui dit : « As-tu entendu parler, ma bonne Arina, de ce qui est arrivé à Ivan ? Sa femme est venue me voir et m’a raconté qu’au moment où il était en train de satisfaire un besoin, trois corneilles se sont envolées de son κυλ. » Arina se hâta d’aller apprendre aux voisins qu’Ivan, étant au privé, avait laissé échapper quatre corneilles. À mesure que l’histoire se répandait, le nombre des corneilles allait croissant ; quand elle eut fait le tour du village, il se trouva que douze corneilles s’étaient envolées du κυλ d’Ivan ; ce dernier jouissait maintenant d’une telle notoriété qu’il n’osait plus se montrer nulle part. Chacun, en le rencontrant, lui demandait : « Comment, mon ami, il s’est envolé douze corneilles de ton κυλ ? Raconte-moi donc cela ! »