Contes secrets Russes/L’enterrement du chien (ou du bouc)

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 129-134).

XLVIII

L’ENTERREMENT DU CHIEN (OU DU BOUC)


Un moujik avait un chien. S’étant fâché contre cet animal, il l’emmena dans un bois et l’attacha à un chêne. Le chien se mit à fouir la terre avec ses pattes et mina le sol sous le chêne, si bien que celui-ci fut renversé par le vent. Le lendemain le paysan alla au bois ; l’idée lui vint de donner un coup d’œil à son chien, il se rendit à l’endroit où il l’avait attaché, et que vit-il ? le chêne était abattu et à la place qu’il occupait naguère se trouvait une grande marmite remplie d’or. Le paysan, enchanté de cette aubaine, regagna sa demeure au plus vite, puis il revint au bois avec une charrette, s’empara du trésor et ramena le chien dans son véhicule. De retour chez lui, il dit aux femmes de sa maison : « Écoutez ! j’entends que désormais vous traitiez mon chien avec les plus grands égards ! Si vous n’avez pas soin de lui, si vous le laissez manquer de nourriture, vous aurez affaire à moi ! » Dociles à cet ordre, les femmes furent tout attention pour le chien, elles lui prodiguèrent les mets délicats, lui firent un lit moelleux, bref, le choyèrent de toutes les façons. Quant au maître de la maison, il ne se fiait qu’au chien : chaque fois qu’il s’absentait, il lui pendait toujours ses clés au cou.

Mais, au bout de quelque temps, l’animal tomba malade et mourut. Le paysan imagina de lui faire rendre les honneurs funèbres. Il prit cinq mille roubles et alla trouver le pope. « Batouchka, mon chien est mort, et il t’a légué cinq mille roubles à condition que tu l’enterres selon le rite chrétien. — Allons, c’est bien, mon cher ! Il n’est pas permis de le porter à l’église, mais on peut l’enterrer. Prépare-toi, j’irai demain procéder à la levée du corps. » Le moujik fit un cercueil et y plaça le chien ; le lendemain matin arriva le pope accompagné du diacre et des chantres ; tous étaient revêtus des ornements sacerdotaux ; ils célébrèrent l’office des morts, portèrent le chien au cimetière et le déposèrent dans une fosse. Force fut au pope de prélever la part de son clergé sur la somme qu’il avait reçue du moujik, mais il fit si mesquinement les choses que les chantres, par esprit de vengeance, le dénoncèrent à l’évêque comme ayant donné la sépulture chrétienne à un chien. Le prélat cita le pope à son tribunal. « Comment as-tu osé, » lui dit-il, « enterrer un misérable chien ? » et il le mit aux arrêts. Alors le paysan prit dix mille roubles et se rendit à l’évêché pour obtenir la libération du pope. « Qu’est-ce que tu viens faire ? » lui demanda l’évêque. — « Mon chien est mort, » répondit le moujik ; « il a légué dix mille roubles à Votre Grandeur et cinq mille au pope. — Oui, mon ami, j’ai entendu parler de cela et, si j’ai mis le pope aux arrêts, c’est parce que l’impie n’a pas porté le chien à l’église ; il aurait dû dire une messe pour lui ! » Le prélat prit les dix mille roubles à lui légués par le chien et, non content de remettre le pope en liberté, il le nomma doyen ; quant aux chantres, il les fit incorporer dans la milice.

Autre version

Un vieillard vivait avec sa femme, ils n’avaient pas d’enfants et ne possédaient en fait d’animaux qu’un bouc. Le vieillard ne connaissait aucun métier, il tressait des chaussures de tille, c’était là son seul moyen d’existence. Le bouc était habitué à son maître et l’accompagnait chaque fois qu’il sortait. Un jour, le vieillard alla au bois pour chercher de la tille, et le bouc le suivit. Ils arrivèrent au bois, le vieux paysan se mit à arracher des écorces de tilleul ; pendant ce temps, le bouc broutait l’herbe çà et là ; tout à coup ses pieds de devant s’enfoncèrent dans un sol friable, il commença à creuser et exhuma une marmite pleine d’or. Voyant le bouc gratter la terre, le vieillard s’approcha de lui et aperçut le trésor. Rempli d’une joie indicible, il jeta ses tilles, prit la précieuse marmite et la rapporta chez lui. « Allons, vieux, » lui dit sa femme, après avoir entendu le récit de la trouvaille, « c’est Dieu qui nous a envoyé cette fortune dans notre vieillesse en dédommagement de la pauvreté dont nous avons souffert pendant tant d’années ! À présent, nous allons nous donner du bon temps ! — Non, vieille, » répondit le mari, « cet argent a été trouvé, non par nous, mais par le bouc ; nous devons en conséquence avoir grand soin de lui et veiller à son bien-être avant de nous occuper du nôtre. » Dès lors, les deux époux s’appliquèrent à faire au bouc l’existence la plus heureuse, mais eux-mêmes s’entourèrent aussi de tout le confort possible ; le vieillard en vint à oublier comment on tresse les tilles ; bref, le ménage, à partir de ce moment, vécut dans l’aisance et ne connut plus aucun souci. Au bout de quelque temps, une maladie emporta le bouc. Le mari délibéra avec sa femme sur la conduite à tenir dans cette circonstance. « Si, » dit-il, « nous jetions le bouc aux chiens, nous serions coupables devant Dieu et devant les hommes, car c’est à lui que nous devons notre bonheur. Il vaut mieux que j’aille trouver le pope et que je le prie d’enterrer le bouc chrétiennement, comme on enterre les autres défunts. »

Là-dessus, le vieillard se rendit chez le pope. « Bonjour, batouchka ! » commença-t-il en s’inclinant. — « Bonjour, mon cher ! quelle nouvelle ? — Voici, batouchka, je suis venu pour adresser une prière à Ta Grâce ; il est arrivé chez moi un grand malheur : mon bouc est mort ! Je viens te prier de l’enterrer. » À ces mots, le pope entra dans une violente colère, il saisit le vieillard par la barbe et le secoua avec force : « Ah ! maudit, à quoi penses-tu ? Enterrer un bouc puant ! — Mais, batouchka, ce bouc était tout à fait orthodoxe ; il t’a légué deux cents roubles. — Écoute ! vieux barbon, » reprit l’ecclésiastique, « si je te houspille, ce n’est pas parce que tu me demandes d’enterrer ton bouc, mais parce que tu as attendu jusqu’à ce moment pour m’informer de son décès : il est peut-être mort depuis longtemps déjà ! » Et après avoir pris les deux cents roubles du paysan, le pope continua en ces termes : « Eh bien, va tout de suite trouver le père diacre, dis-lui de se préparer, nous allons immédiatement enterrer le bouc. »

Le vieillard se rendit chez le diacre et lui dit : « Donne-toi la peine, père diacre, de venir chez moi pour procéder à un enterrement. — Qui est-ce qui est donc mort chez toi ? — Mais vous connaissiez mon bouc, c’est lui qui est mort. — Comment ! » fit le diacre et il appliqua un formidable soufflet sur la joue du visiteur. — « Ne me bats pas, père diacre, » reprit le paysan, « mon bouc était tout à fait orthodoxe ; en mourant il t’a légué cent roubles pour ses funérailles. — Eh ! que tu es bête, tout vieux que tu es ! » répliqua le diacre ; « pourquoi ne m’as-tu pas dit plus tôt qu’il était mort chrétiennement ? Va vite chez le sacristain : qu’il sonne les cloches pour le trépas du bouc. » Le vieillard courut chez le sacristain. « Va sonner, » lui dit-il, « pour le trépas de mon bouc. » Colère du sacristain qui empoigne la barbe du vieillard et la tire avec violence. « Lâche-moi s’il te plaît, » crie le visiteur, « mon bouc était orthodoxe, il t’a légué cinquante roubles pour son enterrement. — Que ne le disais-tu plus tôt ? Si j’avais été prévenu de cela, il y a longtemps que j’aurais sonné le trépas du bouc ! » Ayant ainsi parlé, le sacristain se rendit précipitamment à l’église et sonna à toute volée.

Le pope et le diacre vinrent célébrer l’office des morts chez le vieillard, après quoi, ils mirent le bouc dans un cercueil et l’allèrent inhumer au cimetière. Cependant cette affaire fit du bruit dans la paroisse, et l’évêque finit par apprendre qu’on avait donné la sépulture chrétienne à un bouc. Le pope et le paysan furent cités à comparaître devant le prélat. « Comment, » leur dit-il, avez-vous osé enterrer un bouc ? Ah ! vous êtes des impies. — Mais ce bouc ne ressemblait pas du tout aux autres, » observa le vieillard ; « avant de mourir, il a légué mille roubles à Votre Grandeur. — Eh ! vieil imbécile, ce que je te reproche, ce n’est pas d’avoir fait enterrer ton bouc, mais de l’avoir laissé mourir sans sacrements. » L’évêque prit les mille roubles et renvoya indemnes les deux accusés.