Contes secrets Russes/Sentence rendue à propos de vaches

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 135-140).

XLIX

SENTENCE RENDUE À PROPOS DE VACHES


Dans un village vivaient un pope et un moujik ; le premier possédait sept vaches, le second n’en avait qu’une, encore était-elle boiteuse. Mais un pope est naturellement convoiteur ; celui-ci chercha un moyen de s’approprier l’unique vache du moujik : « Cela m’en fera huit ! » se dit-il. Un jour que les paysans, à l’occasion d’une fête, s’étaient rendus à l’église, le pope sortit de l’altar et, feignant de lire dans un livre ouvert devant lui, prononça à haute voix ces mots : « Écoutez, mes frères ! si quelqu’un donne une vache à son pasteur spirituel, Dieu le récompensera conformément à son infinie bonté : cette unique vache lui en amènera sept autres ! » Notre moujik, qui se trouvait dans la foule des fidèles, se dit en entendant ces paroles : « À quoi nous sert notre unique vache ? Elle ne donne même pas assez de lait pour toute la famille ! Je vais agir comme il est dit dans l’Écriture, je vais offrir ma vache au pope. Peut-être que Dieu m’en récompensera ! » Dès que la messe fut finie, le moujik revint chez lui, passa une corde autour des cornes de sa vache et mena celle-ci au presbytère. « Bonjour, batouchka ! » fit-il en entrant. — « Bonjour, mon cher. Qu’est-ce que tu nous diras de bon ? — J’ai été aujourd’hui à l’église et j’ai entendu qu’il est dit dans l’Écriture : Si quelqu’un donne une vache à son père spirituel, elle lui en amènera sept autres ! Eh bien, batouchka, je viens offrir ma vache à Votre Grâce. — C’est bien, mon cher, de te souvenir de la parole divine ! Dieu te rendra cela au septuple. Conduis, mon cher, ta vache à l’étable et mets-la avec les miennes. »

Le paysan déféra à cet ordre, mais, quand il rentra chez lui, sa femme l’assaillit de reproches : « Pourquoi, vaurien, as-tu donné la brunette au pope ? Tu veux, n’est-ce pas, que nous crevions de faim comme des chiens ? — Eh ! que tu es sotte, » répliqua le mari ; « est-ce que tu n’as pas entendu ce que le pope a lu à l’église ? Attends un peu, notre vache nous sera rendue avec sept autres, et alors nous aurons du lait à bouche-que-veux-tu. »

Le paysan resta tout l’hiver sans vache. Arriva le printemps ; on conduisit le bétail dans les pâturages, et les vaches du pope y allèrent comme les autres. Le soir, le vacher ramena le troupeau au village ; toutes les vaches reprirent le chemin de leurs étables respectives, mais celle que le moujik avait donnée au pope revint, par habitude, chez son ancien maître ; les sept vaches de l’ecclésiastique s’étaient tellement habituées à leur nouvelle compagne qu’elles la suivirent jusqu’à dans la cour du paysan. Ce dernier vit cela de sa fenêtre et dit à sa femme : « Regarde un peu, notre vache nous en a ramené sept autres. Ce qu’a lu le pope était la vérité : la parole de Dieu se réalise toujours ! Et tu me faisais des reproches, encore ! À présent, nous ne manquerons ni de lait ni de viande. » Il ne fit qu’un saut jusqu’à la cour, poussa toutes les vaches dans son étable et les y enferma.

Cependant le pope, voyant que la nuit est venue et que ses vaches ne sont pas encore rentrées, se met à les chercher dans le village. Il va chez le paysan et lui dit[1] : « Pourquoi, mon cher, as-tu fait entrer chez toi des vaches qui ne t’appartiennent pas ? — Qu’est-ce que tu me racontes ? Il n’y a pas ici de vaches qui ne m’appartiennent pas, il y a les miennes, car Dieu me les a données : c’est ma brunette qui en a ramené chez moi sept autres, conformément à ce que toi-même, batouchka, tu as lu l’autre jour à l’église. — Tu plaisantes, fils de chien, ce sont mes vaches. — Non, elles sont à moi ! » La discussion s’échauffa et le pope finit par dire au paysan : « Allons, que le diable t’emporte ! reprends ta vache, mais rends-moi du moins les miennes. — Ne veux-tu pas un υιτ de chien ? »

En désespoir de cause, le pope déposa une plainte contre le moujik. L’affaire fut portée devant le tribunal de l’évêque. Ce dernier ne savait à qui donner raison, car il avait reçu de l’argent du pope et de la toile du paysan. « Je suis fort embarrassé, » leur dit-il, « pour décider entre vous, mais voici ce que j’ai imaginé : retournez maintenant chez vous, et demain, celui de vous qui arrivera le premier chez moi, celui-là aura les vaches. » Le pope retourna chez lui et dit à sa femme : « Fais attention à m’éveiller demain de grand matin. » Mais le moujik ne fut pas bête : au lieu de regagner sa demeure, il s’avisa de se fourrer sous le lit de l’évêque : « Je vais passer toute la nuit ici, » se dit-il, « je ne dormirai pas, et demain à la première heure je serai sur pied ; comme cela, je soufflerai les vaches au pope. »

Pendant que le moujik est couché sous le lit, il entend quelqu’un frapper à la porte. L’évêque se lève tout de suite, va ouvrir et demande : « Qui est là ? — C’est moi, la mère abbesse, père ! — Eh bien ! mère abbesse, couche-toi sur le lit. » Elle obéit. Le prélat se mit alors à lui palper les tétons. « Qu’est-ce que tu as là ? » demanda-t-il. — « Saint père, ce sont les montagnes de Sion, et en bas ce sont les vallées. » L’évêque lui tâta le nombril : « Et cela, qu’est-ce que c’est ? — C’est le nombril de la terre. » La main de l’évêque, descendant plus bas encore, saisit le κον de l’abbesse : « Et cela, qu’est-ce que c’est ? — Cela, père, c’est un petit enfer. — Moi, mère, j’ai un pécheur[2] ; il faut le mettre dans l’enfer. » L’effet suivit aussitôt les paroles ; autrement dit, l’évêque βαισα la mère abbesse, après quoi, il la reconduisit hors de son appartement.

Pendant ce temps le moujik s’esquiva sans bruit et retourna chez lui. Le lendemain le pope se leva avant le jour et, sans même se laver, courut au plus vite chez l’évêque. Quant au moujik, il dormit bien, fit la grasse matinée ; le soleil était déjà levé depuis longtemps quand il s’éveilla ; après avoir déjeuné, il se mit en route sans se presser. Arrivé au palais épiscopal, il y trouva l’ecclésiastique qui l’attendait depuis longtemps. « Eh bien ! mon ami, » fit celui-ci avec un sourire moqueur, « pour sûr, tu t’es attardé à caresser ta femme. » L’évêque, s’adressant au paysan, lui dit : « Allons, tu arrives le second ! — Non, monseigneur, le pope est arrivé après moi ; tu as donc oublié que je suis arrivé chez toi au moment même où tu te promenais sur les montagnes de Sion et où tu mettais un pécheur en enfer ? » L’évêque agita les deux mains pour lui imposer silence : — « Les vaches sont à toi, moujik ! » prononça-t-il ; « en effet, tu as raison, c’est toi qui es arrivé le premier. » Ainsi le pope resta privé de ses bêtes à cornes et le moujik vécut désormais dans l’aisance[3].


  1. Variante. — Le pope se rendit chez le moujik ; la porte de celui-ci était fermée, l’ecclésiastique regarda par une fente : le moujik était en train d’écorcher les vaches du pope pour en faire des salaisons.
  2. Variante. — Judas.
  3. Variante. — Dans un autre manuscrit, ce conte se termine de la façon suivante : Le pope revint chez lui. Or, il avait un ouvrier à qui il était convenu de donner cent roubles par an, mais depuis sept ans qu’il l’avait à son service, il ne lui avait pas encore donné un grosch. L’ouvrier commença à réclamer avec instances son salaire, et le pope lui dit : « Tu demeures chez moi depuis sept ans et pas une seule fois tu ne t’es approché des sacrements. Commence par te confesser et après cela je te réglerai ton compte. » L’ouvrier vint donc trouver le pope au tribunal de la pénitence. « Avoue-le, mon cher, » lui dit l’ecclésiastique, « tu as peut-être détourné le bétail de quelqu’un, c’est un grand péché ! — Non, batouchka, je ne me suis pas rendu coupable de cela, mais puisque je suis ici pour me confesser, je t’avouerai que pendant sept ans j’ai βαισέ ta belle-fille. — Il ne s’agit pas de cela, mon cher, mais n’as-tu pas enlevé les vaches de quelqu’un ? — Je n’ai pas commis ce péché, batouchka, mais voici ce dont je m’accuse devant toi : j’ai fait la conquête de ta femme ! — Finis-en avec les bêtises, mon cher ! Je te demande si tu n’as pas chassé mes vaches hors de chez moi. — Non, batouchka, je n’ai pas un tel péché sur la conscience, mais, il n’y a pas à le cacher, mon υιτ se dresse même contre toi ! — Sois maudit, damné que tu es ! » Le pope régla ensuite le compte de son pénitent et il resta sans ouvrier comme sans vaches.