Contes secrets Russes/La famille du pope et l’ouvrier

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 118-121).

XLV

LA FAMILLE DU POPE ET L’OUVRIER


Dans notre pays vivait un pope qui avait une femme, trois filles et un ouvrier. Ce dernier songeait à obtenir les faveurs des filles de son maître, mais il n’osait pas les solliciter carrément. Arriva un jour de fête, l’ouvrier prit une marmite et la porta à la remise ; ensuite il versa de l’eau dans la marmite, alluma du feu et se mit à faire bouillir l’eau. Quand le pope, revenu de la messe, s’assit à table avec sa femme et sa fille, il demanda : « Mais où est donc l’ouvrier ? — Il travaille à la remise depuis ce matin, » répondit la popadia. — « Comment, impies, vous l’avez envoyé travailler un jour comme aujourd’hui ? Vous n’avez donc pas la crainte de Dieu ? — Ce n’est pas nous qui l’avons envoyé, il y est allé de lui-même. — Va le chercher, » ordonna le pope à sa fille aînée, « dis-lui de venir dîner. »

La jeune fille courut à la remise. « Qu’est-ce que tu cuisines là, ouvrier ? » demanda-t-elle. — Quelque chose de bon ! — Laisse-moi y goûter ! — Laisse-moi te βαισερ ! » La fille du pope se retroussa et l’ouvrier la βαισα ; après quoi, il lui donna de son fricot. — « Mais c’est de l’eau ! » dit-elle quand elle y eut goûté, et elle se retira. Le pope, lorsqu’il la vit rentrer dans l’izba, lui demanda : « Pourquoi donc l’ouvrier ne vient-il pas ? — Il travaille. — Imbécile ! tu devais lui dire de tout laisser là et de venir dîner. Va le chercher, toi, » ajouta-t-il en s’adressant à sa seconde fille, « et ramène-le ici. » La jeune fille alla aussitôt à la remise et fit la même question que sa sœur : « Qu’est-ce que tu cuisines, ouvrier ? — Quelque chose de bon ! — Laisse-moi goûter de ton fricot ! — Laisse-moi te βαισερ une fois ! » Elle y consentit et, quand l’ouvrier l’eut βαισέε, il lui offrit de son fricot. « C’est de l’eau ! » observa-t-elle, et elle retourna en hâte à la maison. — « Eh bien ! et l’ouvrier ? » lui demanda son père. — « Il ne vient pas, il est toujours occupé. » Le pope envoya à la remise sa plus jeune fille qui, à son tour, demanda : « Ouvrier, qu’est-ce que tu fricotes ? — Quelque chose de bon ! — Laisse-moi y goûter ! — Laisse-moi te βαισερ une petite fois. » La jeune fille montra la même complaisance que ses sœurs et, en retour, l’ouvrier lui fit boire à elle aussi de l’eau de sa marmite, après quoi elle revint à l’izba. « Vous êtes toutes des imbéciles ! » déclara avec colère le pope. « Vas-y, ma femme, dis à cet homme de venir tout de suite. »

La popadia se rendit à la remise. « Qu’est-ce que tu tripotes là, ouvrier ? » commença-t-elle. — Quelque chose de délicieux. — Laisse-moi en manger une bouchée. — Si tu me permets de te βαισερ. » La popadia se rebiffa d’abord, mais l’ouvrier tint bon, et comme elle avait grande envie de savoir ce qu’il cuisinait là, elle se laissa βαισερ pour obtenir la faveur de boire un peu d’eau. « Eh bien ! matouchka, » lui demanda ensuite l’ouvrier, « mon fricot est-il bon ? » Ils vidèrent ensemble la marmite et allèrent dîner. « Pourquoi, imbécile, n’es-tu pas venu plus tôt ? » dit le pope, « c’est un péché de travailler aujourd’hui. » Tout le monde se mit à table ; on servit un pâté, le pope le découpa et en distribua une tranche à chacun des convives. La popadia offrit la sienne à l’ouvrier : « Tiens, » dit-elle, « je te donne ma part, ouvrier : c’est pour la chose de tantôt ! »[1]. Les jeunes filles s’empressèrent d’imiter l’exemple donné par leur mère : « Tiens, ouvrier, » firent-elles toutes trois en lui présentant leur tranche de pâté, « c’est pour la chose de tantôt. » Le pope » voyant cela, finit par en faire autant : « Ouvrier, prends aussi ma part, c’est pour la chose de tantôt. — Mais, est-ce qu’il t’a φουτυ ? » demanda la popadia à son mari. — « Et vous, est-ce qu’il vous a φουτυες ? — Comment donc ! Je crois bien ! » répondirent d’une commune voix les quatre femmes. Le pope entra alors dans une violente colère et mit l’ouvrier à la porte.


  1. Variante. — « Pour ton bon fricot ».