Contes secrets Russes/La femme rusée

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 189-206).

LXV

LA FEMME RUSÉE[1]


Un bourgeois avait une jolie femme. Le ménage se trouvant à bout de ressources, l’épouse dit au mari : « Il faut tâcher de nous procurer des moyens d’existence. — Mais comment faire ? — J’ai une idée, seulement ne m’injurie pas. — Eh bien ! fais ce que tu as imaginé. — Cache-toi, » reprit la femme, « et reste aux aguets. Je vais trouver quelqu’un que je ramènerai ici, alors tu cogneras à la porte et nous ferons notre affaire. — Allons, très bien ! » Elle prit une caisse, la remplit de suie et la plaça dans la soupente ; le mari s’éclipsa ; la femme se farda, s’habilla coquettement, puis sortit de la maison et alla s’asseoir sous la fenêtre[2]. Peu de temps après le pope passa à cheval ; il s’approcha de la jolie personne et lui dit : « Pourquoi, jeune femme, as-tu fait cette toilette ? C’est donc fête chez toi ? — Comment, fête ? C’est pour me distraire de mon chagrin que je me suis ainsi habillée : je suis maintenant seule à la maison. — Et ton mari, où est-il ? — Il est allé travailler au dehors. — Eh bien ! ma chère, on peut soulager ta peine ; laisse-moi loger chez toi, tu ne passeras pas la nuit toute seule. — Tu seras le bienvenu, batouchka ! — Mais que ferai-je de mon cheval ? — Conduis-le dans la cour, je dirai à l’ouvrier de le mettre à l’écurie. »

Ils entrèrent ensemble dans l’izba. « Au préalable, ma chère, » commença alors le pope, « il faut boire ; voici un rouble, envoie chercher de l’eau-de-vie. » L’ouvrier leur rapporta une bouteille de vodka ; ils se mirent à boire, tout en mangeant quelques hors-d’œuvre. « Allons, maintenant, » dit ensuite le pope, « il est temps de se coucher ; fourrons-nous dans les draps et faisons l’amour. — Écoute, batouchka ! Puisque aussi bien, de toute façon, nous ferons un péché, mets-toi tout nu, ce sera plus gai. » Le pope se déshabilla complètement, mais, au moment où il se couchait sur le lit, on frappa avec violence à la porte. « Oh ! malheur à moi ! mon mari est revenu ! Monte dans la soupente, batouchka, et cache-toi dans le coffre. » Sans prendre le temps de se rhabiller, l’ecclésiastique suivit ce conseil et se coucha dans la suie. Le mari entra en maugréant dans la chambre : « Pourquoi, coquine, as-tu tant tardé à m’ouvrir ? » Il s’approcha de la table, but un verre d’eau-de-vie et mangea un morceau ; puis il sortit de la maison pour aller se remettre aux aguets. La femme s’empressa de retourner à la place qu’elle occupait tout à l’heure sous la fenêtre dans la rue.

Le diacre vint à passer, et avec lui se renouvela la même histoire. Quand le mari frappa à la porte, le diacre, tout nu, se fourra dans le coffre à la suie, où il tomba sur son supérieur : « Qui est là ? — C’est moi, » répondit le pope à voix basse, « et toi, mon cher, qui es-tu ? — Je suis le diacre, batouchka. — Mais comment se fait-il que tu sois ici ? — Et vous, batouchka, par quel hasard vous y trouvez-vous ? — Tais-toi, que le maître de la maison ne nous entende pas, autrement il nous arriverait malheur. »

La femme ramena chez elle de la même façon le chantre, qui alla, à son tour, retrouver dans le coffre à la suie le pope et le diacre ; les ayant tâtés avec les mains, il demanda : « Qui est là ? — C’est moi et le père diacre, » répondit le pope, « mais toi, il me semble que tu es le chantre ? — En effet, batouchka. »

La jeune femme retourna encore une fois sur la rue et ramena le sonneur. Dès que celui-ci se fut déshabillé, on cogna violemment à la porte ; il se précipita dans le coffre : « Qui est là ? — C’est moi, mon cher, avec le père diacre et le chantre, mais « toi, n’es-tu pas le sonneur ? — En effet, batouchka. — Eh bien ! maintenant, mon cher, le personnel de la paroisse est au complet. »

Le mari entra et dit à sa femme : « N’avons-nous pas de suie à vendre ? On veut en acheter. — Soit, vends-la, » répondit-elle, « il y en a plein un coffre dans la soupente. » Aidé de l’ouvrier, le mari prit ce coffre, le chargea sur une charrette et se mit en route. Chemin faisant, il rencontra l’équipage d’un barine. « Range-toi ! » cria de toutes ses forces ce dernier. — « Je ne peux pas, j’ai des diables dans ma charrette. — Ah ! montre-les ! » dit le barine. — « Donne-moi cinq cents roubles. — Pourquoi me demandes-tu une pareille somme ? — Parce que, si j’ouvre le coffre pour te les faire voir, ils s’en iront tout de suite. » Le barine donna les cinq cents roubles ; dès que le bourgeois eut ouvert le coffre, tous les desservants de la paroisse, noirs comme de vrais diables, s’élancèrent dehors et s’enfuirent à toutes jambes[3].

Autre version

Un moujik avait une jeune et jolie femme. Elle était aimée d’un pope, d’un diacre et d’un chantre. « Eh bien ! matouchka, » lui demanda le pope, « est-ce que cela n’est pas possible ? — Venez ce soir, batouchka, dès qu’il commencera à faire sombre. » Sollicitée de même par le diacre, elle lui dit : « Venez, père diacre, quand il fera tout à fait nuit. » Au chantre, elle donna rendez-vous vers minuit. Le moujik, qui s’était entendu avec sa femme, sortit de chez lui en emportant quantité de sacs, comme s’il voulait aller au marché de la ville. Le pope arriva chez sa belle, et il venait à peine de se déshabiller quand on frappa à la porte : le mari était de retour. Le pope se cacha tout au fond d’un coffre. Puis parut le diacre ; il chercha un refuge dans la même cachette et se coucha sur le pope ; après eux se montra le chantre, qui se fourra aussi dans le coffre, où il prit place au-dessus du diacre. « Femme, » cria le moujik, « donne-moi mon fusil, je veux m’exercer au tir, fais une cible avec de la craie, tiens, sur ce coffre. » La femme se mit en devoir d’obéir. « Fais-la plus haut ! » lui dit tout bas le pope. — « Fais-la plus bas ! » supplia à son tour le chantre. Après les avoir bien effrayés, le paysan ordonna à sa femme de leur rendre la liberté, mais lui-même, armé d’un gourdin, se posta sur le seuil et, au passage, les rossa d’importance.

Le chantre et le diacre se retirèrent ; quant au pope, il se cacha dans le vestibule, sous la vache. Le moujik s’en aperçut et dit à son épouse : « Femme, va chez la popadia, tu lui diras qu’elle peut venir acheter la vache ; il y a longtemps qu’elle a envie de l’avoir, et maintenant je la lui céderais à bon marché. » En apprenant cette nouvelle, la popadia quitta aussitôt son lit, s’habilla et courut chez le paysan. « Eh bien ! Ivan, tu veux me vendre ta vache ? — Oui, matouchka. — Qu’est-ce que tu en demandes ? — Quarante roubles, mais, si tu me permets de m’amuser un peu avec toi, je te la laisserai pour rien. — Allons, amuse-toi, mon cher. » Le moujik étendit la popadia dans le vestibule, la βαισα, puis lui dit : « La vache, matouchka, je te l’enverrai demain avec son veau. » La popadia s’en alla. « Donne-moi à souper ! » cria alors le paysan à sa femme. — « Qu’est-ce que tu veux ? — Donne du lait. — Il n’y en a pas, le veau l’a tout bu. » Le paysan prit son gourdin, et flanqua une tripotée au pope. Celui-ci se mit à pousser des cris comme un veau ; à la fin, ne pouvant plus y tenir, il s’élança hors de la maison et revint chez lui au galop. « Où as-tu été ? » lui demanda sa femme, « tu rentres à minuit passé, tu roules tout le temps chez les putains ? — Tais-toi, maudite « femelle, » répliqua le pope, « où est donc la vache que tu as achetée ? »

Autre version

Un forgeron avait une femme étonnamment belle. Ils vivaient dans la pauvreté. Un jour le mari dit à son épouse : « Écoute, ma femme ! Que faire ? Où trouver de l’argent ? Tiens, tu devrais attirer chez toi des amoureux, tu peux tourner la tête même à des gens riches. Va donc sur la route, tu rencontreras peut-être quelque imbécile. Mais ne fais pas de bêtise : si quelqu’un sollicite tes faveurs, exige d’abord de l’argent et dis-lui de venir te trouver la nuit à la forge en s’y introduisant par la cheminée. Je serai là et je l’arrangerai comme il faut. » La femme fit une toilette pimpante et se mit en route.

Le premier qui l’accosta fut le pope, qu’elle connaissait. « Bonjour, petite femme ! Est-ce que ton mari est à la maison ? — Non, batouchka ! Le barine l’a appelé chez lui, où il doit travailler pendant tout un mois, et maintenant je suis seule. — Eh bien ! ma chère, tant mieux si tu es seule. Est-ce que je ne puis pas aller passer la nuit chez toi ? — Pourquoi pas, batouchka ? Tu le peux, seulement donne-moi vingt roubles. — Soit, ma chère, les voici. J’irai chez toi ce soir, aussitôt après les vêpres. — Viens, batouchka, mais pas à l’izba ; je passerai la nuit à la forge pour garder les outils de mon mari ; viens m’y trouver en cachette, descends par la cheminée. — Bien, ma chère. » Ayant reçu l’argent du pope, elle continua son chemin.

Le marguillier la rencontra. « Ah ! bonjour, kouznetchikha[4] ! — Bonjour, brave homme ! — Est-ce que ton mari est à la maison ? — Non, il est allé chez le barine, où il a du travail pour tout un mois, de sorte que maintenant je suis seule à la maison. — Ne puis-je pas, ma chère, passer une petite nuit avec toi ? — Pourquoi pas ? À présent je suis libre. Donne-moi vingt roubles et viens ce soir, assez tard : je coucherai à la forge, mais quand tu arriveras, ne fais pas de bruit : au lieu de frapper à la porte, glisse-toi tout doucement dans la cheminée. — C’est entendu ! » Elle prit les vingt roubles du marguillier et poursuivit sa promenade.

Un Tsigane, la rencontrant, lui dit : « Eh ! bonjour, charmante ! — Bonjour, Tsigane ! — Ton vieux est-il à la maison, ma bien-aimée ? — Non, il est allé travailler chez le barine et doit y rester un mois, à présent je suis seule. — Eh ! ma beauté ! Alors je puis passer la nuit avec toi ? — Certainement ! Viens, Tsigane ! mais donne-moi vingt roubles. » Le Tsigane prit de l’argent dans sa poche. « Tiens, ma belle ! Ce soir, j’accourrai chez toi. — Viens directement à la forge, Tsigane, et descends par la cheminée : je t’attendrai là. — Bien, ma colombe ! »

La kouznetchikha revint chez elle et dit à son mari : « Eh bien ! mon petit homme, cette nuit je recevrai la visite de trois amoureux, j’ai pris à chacun d’eux vingt roubles. — Allons, femme, Dieu soit loué ! je leur réglerai leur compte. »

Quand arriva le soir, le moujik se rendit à la forge, alluma du feu dans un fourneau, y fit chauffer des tenailles et attendit les amoureux. Le pope expédia les vêpres au plus vite, mit sa soutane et de l’église courut tout droit à la forge. En chemin il fut rejoint par le marguillier. « Où allez-vous, batouchka ? — Ah ! silence, mon cher ! j’ai péché contre Dieu, je vais passer la nuit chez la femme du forgeron, et j’ai payé d’avance. — Ah ! batouchka ! c’est aussi là que je vais ! — Cela ne fait rien, mon cher ! Allons ensemble, ce sera encore plus gai. » Au moment où ils approchaient de la forge, le Tsigane les rejoignit. « Eh ! mes pères spirituels, où allez-vous ? — Tais-toi, Tsigane, nous allons passer la nuit chez une femme, tiens, dans cette forge. — Ah ! mes pères ! moi-même je vais chez elle. — Eh bien ! viens avec nous. » Ils arrivèrent à trois. « Çà, maintenant, qui est-ce qui descendra le premier dans la cheminée ? — C’est moi, mes amis, » dit le pope, « je suis votre aîné ! — Allons, vas-y, batouchka ! « L’ecclésiastique se dépouilla de sa soutane, de ses chausses et de ses bottes ; le marguillier et le Tsigane lui attachèrent des cordes sous les bras, après quoi ils se mirent en devoir de l’introduire dans la cheminée. « Mes amis, » leur dit le pope, « dès que j’aurai fini mon affaire, je crierai : Fuik ! Vous répondrez : Chmuik ! et vous tirerez à vous. »

À peine la descente du pope se fut-elle effectuée que le forgeron, prenant les tenailles rougies au feu, saisit les parties génitales du batouckha. « Fuik ! » cria désespérément celui-ci ; « Chmuik ! » répondirent ses compagnons, et ils le tirèrent hors de la forge, « Tu as eu bien vite fini, batouchka ! » observa le Tsigane. — « Ah ! mon cher, comme elle a le κον chaud ! Je n’y avais pas plutôt touché que j’étais brûlé comme par une flambée de poudre. Je n’en ai encore jamais rencontré de pareil ! — Allons, maintenant, c’est à mon tour » dit le marguillier. — « Vas-y ! » Le marguillier se déshabilla, le pope et le Tsigane lui passèrent une corde sous les aisselles et le descendirent dans la forge, où il fut reçu par le mari de la même façon que l’avait été son prédécesseur. « Fuik ! » se mit-il à crier. — « Chmuik ! » firent les autres, et ils tirèrent la corde à eux. « Eh bien ! Tsigane, » dit le marguillier lorsqu’il se trouva hors de la forge, « je ne regrette pas mes vingt roubles : la chose les vaut ; à ton tour maintenant ! — Moi, mes pères, je ne ferai pas comme vous : je ne la quitterai pas avant de l’avoir repassée trois fois. Ainsi, faites attention, mes pères : tant que vous ne m’aurez pas entendu crier à trois reprises : Fuik ! ne me remontez pas. — C’est bien. »

On descendit le Tsigane. Dès que le forgeron eut constaté dans la cheminée la présence du troisième amoureux, les tenailles ardentes firent de nouveau leur office. « Fuik ! » cria à plein gosier le Tsigane, mais personne ne parut l’entendre. « Fuik ! « répéta-t-il ensuite, et ce second cri resta encore sans écho. « Fuik ! » vociféra pour la troisième fois le malheureux, « je t’εμμερδε, batouchka ! On ne βαισε pas ici, on est rôti tout vif ! Fuik !Chmuik ! » répondirent le pope et le marguillier en tirant la corde à eux. À peine hors de la forge, le Tsigane, qui avait les testicules dans un état lamentable, se mit à invectiver violemment le pope : « Barbe de bouc ! Pourquoi ne nous as-tu pas dit comment on était reçu là ? Que le diable t’emporte ! Tu aurais dû seul avoir les κουιλλες brûlées. Oh ! mes pères, il m’en a cuit plus qu’à personne. — Ce n’est rien, mon cher. Puisque la coquine nous a trompés, allons tous maintenant la trouver dans son izba et réglons nos comptes avec elle de la bonne façon. »

Ils se rhabillèrent tant bien que mal et se rendirent clopin-clopant chez la femme du forgeron, qu’ils trouvèrent seule au logis. « Comment as-tu agi avec nous, friponne ? — Ah ! mes chers amis, » répond-elle, « je suis moi-même désolée que les diables aient ramené mon mari à la maison : il est revenu inopinément et le soir il est allé travailler à la forge. Asseyez-vous donc, mes amis, je vais m’arranger un peu ; nous avons toute la nuit à nous ; mon mari est maintenant à la forge et il y restera jusqu’au matin. » Les visiteurs s’asseyent. Tout à coup arrive le forgeron, il fait semblant d’être ivre, cogne à la porte et injurie sa femme : « Ouvre, putain ! » En entendant ce bruit et ces vociférations, les trois hommes se lèvent précipitamment. « Qu’allons-nous devenir maintenant ? — N’ayez pas peur, mes amis, » dit la kouznetchikha, « je vais vous cacher ; il est ivre, il ne tardera pas à s’endormir. Toi, batouchka, ôte vite tous tes vêtements et mets-toi tout nu dans le coin de devant : je dirai à mon mari que j’ai acheté un icone. » Quittant aussitôt soutane, chausses, bottes et chemise, le pope se plaça à l’endroit indiqué, dans l’attitude d’un icone, la barbe et les cheveux épars. — « Et moi, où vais-je me mettre ? » demanda le marguillier. — « Et moi ? » fit le Tsigane. — « Vous, mes amis, déshabillez-vous, complètement. Toi, » dit-elle au marguillier, « je vais t’attacher par une corde au croc et je dirai à mon mari que j’ai acheté une grande buie. Quant à toi, Tsigane, tiens, mets-toi dans ce cuveau où il y a du marc de kvass, reste là bien tranquille, il ne te verra même pas. » Ils se mirent tout nus, la maîtresse de la maison attacha le marguillier au croc avec une corde, et le Tsigane se fourra dans le cuveau. Ensuite la kouznetchikha ouvrit la porte à son mari. Il entra en maugréant et cria : « Femme, donne-moi à souper ! » Puis il promena ses regards autour de lui et aperçut le pope debout dans le coin. « Ah ! qu’est-ce que c’est que ce diable-là ? — Que le Seigneur t’assiste ! Comment, un diable ? C’est un icone. — Et combien as-tu payé pour en avoir un si grand ? — Tu le sauras demain ; à présent couche-toi. » Le forgeron alluma une chandelle et s’approcha du pope dont il empoigna le membre viril. « Et cela, qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il à sa femme. — C’est pour mettre la chandelle. — Eh bien ! je vais l’y mettre. » Il prit la chandelle et la posa sur cette partie de la personne du pope, mais elle roula par terre. « Quand ce chandelier aura été rougi au feu, cela tiendra mieux. » Ce disant, le forgeron se mit en devoir de brûler à la flamme de la chandelle le bout de la verge de l’ecclésiastique. Ce dernier sauta par-dessus la table et, nu comme il était, s’élança hors de l’izba. « Ah ! putain ! » commença à crier le mari, « ce n’est pas un icone que tu as acheté, mais un diable ; tu vois, il a disparu et tu en es pour ton argent ! » Il s’approcha ensuite du croc. « Mais qu’est-ce qui pend là ? — C’est une grande buie que j’ai achetée, un vase à mettre de l’eau. — Comment, diable, une buie ? C’est un vrai tonneau ! Mais est-elle solide ? — J’ai frappé dessus avec le poing ; elle résonne bien. — Attends, je vais essayer avec une bûche : voyons si elle ne se brisera pas. » Il prit une bûche et, de toute sa force, en asséna plusieurs coups sur les côtes du marguillier qui, au bout de la corde, oscillait comme un balancier. Soudain la corde se rompit : le marguillier piqua une tête contre le plancher, se releva d’un bond et gagna aussitôt la porte. « Eh bien ! tu as fait de belles emplettes ! » observa le forgeron ; « à présent, je vais boire du kvass. » Il s’approcha du cuveau et aperçut le Tsigane plongé jusqu’au cou dans le marc ; son museau seul émergeait au dehors. Le forgeron se signa. « Voilà de quoi je devais être témoin en vivant avec toi ! Pour sûr, tu gardes ce marc dans le cuveau depuis que tu m’as épousé : vois-tu, les diables s’y sont mis ! » Il cloua un couvercle sur l’orifice du cuveau où se trouvait le Tsigane, et celui-ci resta là deux jours, privé de toute nourriture.

Le troisième jour, le forgeron attela sa charrette, y mit le cuveau et partit pour le lac. Arrivé en cet endroit, il s’arrêta, ôta ses bottes, retroussa son pantalon et descendit dans l’eau ; puis il longea les bords du lac, tenant son fouet à la main, comme un homme en train de pêcher. Quelque temps après, un barine vint à passer. « Bonjour, moujik ! — Eh ! barine, tu avais bien besoin de me dire bonjour ! Tu n’as fait que nuire à ma pêche. — Comment, à ta pêche ? — Oui ; tout à l’heure un diable était sur le point de mordre à l’hameçon, mais en entendant ta voix, il a battu en retraite, au moment où j’allais le ferrer. — Quels contes débites-tu là ? — Comment, des contes ? J’en ai déjà pris un que j’ai mis dans ce cuveau, et j’allais en attraper un autre si tu ne l’avais pas effarouché. — Montre-moi celui que tu as pris. — Je ne te le montrerai pas, barine. — Tiens, voici cinquante roubles. — À la maison, mes maîtres m’en donneront cent. — Allons, je vais te donner cent roubles. » Le forgeron prit l’argent du barine et ouvrit le cuveau ; le Tsigane en sortit aussitôt, barbouillé de marc des pieds à la tête, et s’enfuit à toutes jambes. « En effet, c’est un diable, » remarqua le barine en lançant un jet de salive, « voilà la première fois que j’en vois un, depuis tant d’années que je suis au monde. »

De retour chez lui, le forgeron dit à son épouse :

« Eh bien ! femme, j’ai vendu le Tsigane cent roubles ; à présent il reste encore à vendre la soutane du pope, et nous aurons fait une affaire excellente ! » Il revêtit la soutane, prit la canne du batouchka et se rendit de grand matin au presbytère. Le pope, en apercevant le forgeron, se dit : « Mauvaise affaire, si mes paroissiens viennent à apprendre mon aventure ! » Et il se mit à supplier le visiteur : « Je t’en prie, mon cher, ne fais pas rire à mes dépens ! — Qu’est-ce que tu me donneras ? Veux-tu racheter ces objets pour cent roubles ? — Ce n’est pas cent roubles que je t’offre, mais cent cinquante. » Contre remise de cette somme, le forgeron rendit au pope sa soutane et sa canne. Il retourna chez lui, et les deux époux

vécurent dès lors un peu plus à l’aise[5].
  1. Comparer avec le conte LXIV.
  2. Voici un autre commencement de ce conte : Un moujik pauvre, Vanka le gueux, voulait épouser la fille d’un riche marchand. Pour tromper le père, il s’avisa d’aller lui emprunter une mesure à mesurer l’argent. « Pour sûr, ce moujik est riche, » pensa le marchand et il lui donna sa fille. Mais Vanka ne tarda pas à dissiper toute la fortune de sa femme. Celle-ci usa alors d’artifice. Un dimanche, elle alla à la messe. Un propriétaire la vit, s’approcha d’elle, la plaignit d’avoir un mari ivrogne et finit par lui dire : « Eh ! Marie Dmitrovna, n’y aurait-il pas moyen de passer une petite nuit avec toi ? — Si, » répondit-elle, « mais lorsque mon mari ne sera pas à la maison. » Quand, la messe finie, elle quitta l’église, le pope courut après elle et lui demanda : « Ne pourrait-on pas, Marie Dmitrovna, te βαισερ une petite fois ? — Si, » dit-elle ; « viens en l’absence de mon mari. » (Parfois, au lieu du propriétaire, c’est un vayvode qu’on fait figurer dans ce récit). De retour chez elle, Marie Dmitrovna raconta tout à son mari. Aussitôt il se mit à circuler dans le village et, en passant devant la maison du propriétaire, il dit d’une voix forte : « Vanka le gueux va faire la fête toute la nuit au cabaret du Tsar ! — Entre chez moi, » lui cria le propriétaire, « je te régalerai. — Est-ce que tu crois que je n’ai pas d’argent ? » répondit Vanka. Ensuite il se dirigea vers la cour du pope et là il répéta encore à haute voix. « Vanka va faire la fête toute la nuit au cabaret du Tsar. » Le propriétaire n’eut pas plus tôt entendu ces paroles, qu’il fit une toilette élégante et se rendit chez la femme de Vanka. Elle l’invita à se mettre à table, mais comme elle était en train de lui servir des rafraîchissements, Vanka le gueux revint tout à coup à la maison. « Ah ! Marie Dmitrovna, » où me cacherai-je ? — Fourre-toi dans le coffre. » Le propriétaire s’y introduisit. Le mari entra et commença à tempêter contre sa femme : « Peste soit de toi ! Comment n’es-tu pas encore couchée à cette heure-ci ? » Il fit beaucoup de tapage, puis s’en alla. Peu après arriva le pope. La même mésaventure advint à ce nouveau visiteur : il se cacha dans le coffre et s’assit sur le propriétaire ; ce dernier le prit par la barbe : « C’est toi, batouchka ? — Oui, mon cher. » Vanka le gueux attela sa charrette, y mit le coffre et alla le jeter à la rivière. Ce ne fut pas sans peine que le pope et le propriétaire purent se sauver, Vanka resta en possession de leurs vêtements ainsi que de tout l’argent qui se trouvait dans leurs poches, et il vécut dès lors dans l’aisance avec sa femme.
  3. Variante. — Le pope arriva, et il venait à peine de boire un petit verre quand le mari cogna à la porte de l’izba. Que devenir ? « Assieds-toi ici, » dit la femme, et manœuvre ces meules ; à présent il fait sombre, il ne te reconnaîtra pas ; je lui dirai que c’est ma tante qui travaille. » Le pope se mit à la besogne. Dès que Vanka fut entré dans la maison, il appliqua une forte tape sur l’oreille de l’ecclésiastique : « Travaille, ma tante, travaille ! » Ensuite il cria à sa femme : » Allume du feu ! » Elle obéit. Vanka, regardant alors le pope, l’interpella violemment : « Eh ! diable velu, pourquoi es-tu venu ici ? » Force fut au pope d’avouer ce qu’il en était : « Je suis venu voir ta femme. — Donne cinq cents roubles pour ta rançon ! — Je te les donnerai, » répondit le pope, « mais laisse-moi la vie sauve ! — Il faudra aussi que tu chasses le diable de ma maison. » Le pope prit la croix et entonna un Te Deum. Vanka ouvrit le coffre, le propriétaire en sortit aussitôt dans un état de malpropreté repoussant et voulut prendre la fuite ; Vanka l’arrêta, lui extorqua aussi une rançon de cinq cents roubles et vécut dès lors à l’abri du besoin.
  4. Femme d’un forgeron.
  5. Variante. — Au lieu d’un forgeron, c’est quelquefois un peintre qui figure dans ce récit. Un Tsigane était allé voir secrètement la femme d’un peintre, lorsque ce dernier revint chez lui. Le visiteur chercha où se cacher. « Mets-toi tout nu, » lui dit l’artificieuse créature, « je te placerai dans l’atelier ou sont les icones. » Le mari entra et demanda : « Est-ce que les ouvriers ont bien travaillé ? — Va toi-même à l’atelier, tu le verras. » Le mari y alla avec sa femme. Le Tsigane était debout contre le mur, les bras étendus comme un Christ crucifié. Le peintre le regarda : « Qu’ont-ils fait là ? » observa-t-il ; « on dirait que c’est Saint Joannice, seulement il a un bien grand υιτ, il y a pour croire que c’est Saint Athanase, seulement il n’a pas le υιτ attaché comme nous ! Ça a l’air d’être Saint Onésime, mais son υιτ descend bien bas ! » Il prit une bougie et en approcha la flamme des parties génitales du Tsigane. Celui-ci ne fit qu’un saut jusqu’à la porte et s’élança hors de la maison. Le lendemain, le peintre, apercevant le Tsigane dans la rue, au milieu de plusieurs personnes, vint se mêler au groupe. « Ah ! mes amis ! » commença-t-il, « qu’est-ce qui est arrivé hier chez moi ! Les Saints ont pris la fuite… » À ces mots, le Tsigane ne put se contenir : « Je t’εμμερδε, « répliqua-t-il au peintre, » quand tu leur brûleras encore le υιτ, ils ne se sauveront plus comme cela. »