Contes secrets Russes/Le chalumeau merveilleux

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 160-164).

LIII

LE CHALUMEAU MERVEILLEUX


Dans certain pays vivait un villageois dont la pauvreté était indescriptible. Un jour un barine le fit venir et lui dit : « Écoute, moujik : tu ne paies pas de redevance et il n’y a rien à saisir chez toi ; pour t’acquitter, tu vas rester trois ans attaché à mon service. » Le paysan passa un an, puis deux, puis trois dans la domesticité du barine ; celui-ci vit que le moujik allait avoir bientôt fini son temps et se dit : « Quel prétexte trouverai-je pour garder encore ce serf chez moi pendant trois ans ? » Il l’appela et lui parla en ces termes : Écoute, moujik : voici dix lièvres, mène-les paître dans la campagne, mais aie soin de n’en perdre aucun, sinon tu resteras encore trois ans chez moi. » Le moujik n’eut pas plus tôt lâché les lièvres dans la campagne qu’ils s’enfuirent tous de divers côtés. « Que faire ? » pensa-t-il ; « à présent c’en est fait de moi ! » Il s’assit quelque part et se mit à pleurer.

Tout à coup se montre un vieillard : « Pourquoi pleures-tu, moujik ? » demanda-t-il. — « Comment ne pleurerais-je pas, vieillard ? Mon maître m’avait chargé de faire paître des lièvres, ils se sont tous enfuis, maintenant ma perte est inévitable ! » Le vieillard lui donna un chalumeau en disant : « Tiens, tu n’auras qu’à jouer de cet instrument pour les voir accourir tous auprès de toi. » Le paysan remercia, prit le chalumeau, et dès qu’il eut commencé à en jouer, tous les lièvres revinrent vers lui. Il les ramena chez son maître, qui, après les avoir comptés, dut reconnaître qu’il n’en manquait pas un seul. « Eh bien ! que faire ? » dit ensuite le barine à sa femme, « quel moyen de prendre en faute ce moujik ? — J’ai une idée, mon ami : demain, pendant qu’il fera paître les lièvres, j’irai le trouver sous un déguisement, et je lui en achèterai un. — Allons, très bien ! »

Le lendemain matin, le moujik sortit du village avec les lièvres et, au moment où il approchait d’un bois, tous s’enfuirent qui d’un côté, qui de l’autre. Quant au moujik, il s’assit sur l’herbe et se mit à tresser des chaussures de tille. Soudain arrive une dame en équipage, elle fait arrêter, s’avance vers le paysan et l’interpelle : « Qu’est-ce que tu fais ici, moujik ? — Je fais paître des bestiau. — Quels bestiaux ? » Il prit son chalumeau et, sitôt qu’il eut commencé à s’en servir, tous les lièvres se réunirent autour de lui. « Ah ! moujik, » dit la dame, « vends-moi un petit lièvre. — C’est absolument impossible, ils appartiennent à mon maître, et il est fort sévère ! Il serait dans le cas de me manger ! » La barinia insista : « Cède-m’en un, je t’en prie ! » Voyant combien elle désirait avoir un lièvre, le moujik répondit : « J’ai fait un vœu, ma dame. — Quel vœu ? — Celui de donner un lièvre à la personne qui se laissera βαισερ par moi. — Accepte plutôt de l’argent, moujik ! — Non, il ne me faut rien d’autre. » De guerre lasse, elle se résigna à subir cette condition : le moujik la βαισα et lui donna un lièvre : « Seulement, madame, » dit-il, « tiens-le tout doucement pour ne pas l’étrangler. » Elle prit le lièvre, remonta en voiture et se disposa à regagner sa demeure ; mais le moujik n’eut qu’à jouer de son instrument pour que l’animal s’échappât des mains de la barinia et revînt auprès de lui. Quand la dame fut rentrée chez elle, son mari lui demanda : « Eh bien ! as-tu acheté un lièvre ? — J’en ai bien acheté un, mais aux premiers sons que le moujik a tirés de son chalumeau, le lièvre s’est élancé hors de la calèche et je n’ai plus pu le ravoir. »

Le lendemain, la barinia se rendit de nouveau auprès du paysan, et entre eux s’engagea le même dialogue que la veille : « Qu’est-ce que tu fais, moujik ? — Je tresse des chaussures de tille et je garde le troupeau de mon maître. — Où est-il donc ce troupeau ? » Le moujik joua du chalumeau et aussitôt accoururent vers lui tous les lièvres. La barinia manifesta le désir d’en acheter un. — « J’ai fait un vœu, » lui fut-il répondu. — « Lequel ? — Laisse-moi te βαισερ. » La dame y consentit et, en retour, reçut un lièvre ; mais, le son du chalumeau s’étant fait entendre, l’animal la quitta aussitôt.

Le troisième jour, le barine lui-même se travestit et arriva en équipage. « Qu’est-ce que tu fais, moujik ? — Je fais paître des bestiaux. — Mais où sont-ils donc, tes bestiaux ? » Le moujik souffla dans son chalumeau, les lièvres accoururent vers lui. « Vends-m’en un ? — Pour de l’argent, non ; j’ai fait un vœu. — Quel vœu ? — À qui φουτρα une jument, je donnerai un lièvre. » Le barine se bouta contre une jument et fit le péché avec elle. Le moujik lui donna un lièvre et dit : « Tiens-le tout doucement, barine, autrement tu l’étrangleras. » Le barine prit le lièvre, mais, au moment où il s’éloignait dans son équipage, le paysan se mit à jouer du chalumeau ; cet appel fut entendu par l’animal, qui sauta hors de la voiture et vint reprendre sa place dans le troupeau du moujik. Ayant vu échouer toutes ses manœuvres, le barine rendit la liberté au paysan.