Contes secrets Russes/Semailles de υιτς

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 55-61).

XXXI

SEMAILLES DE υιτς


Deux paysans étaient allés semer du seigle, chacun dans son champ. Un vieillard vint à passer, il aborde l’un d’eux : « Bonjour, moujik ! — Bonjour, vieux ! — Qu’est-ce que tu sèmes ? — Du seigle, grand-père. — Eh bien ! que Dieu t’assiste ! Puisse ton seigle être haut et riche en grains ! » Le vieillard s’approcha ensuite de l’autre paysan. « Bonjour, moujik ! » lui dit-il. — « Bonjour, vieux ! — Qu’est-ce que tu sèmes ? — Quel besoin as-tu de le savoir ? Je sème des υιτς. — Eh bien, je te souhaite d’en avoir beaucoup ! » Le vieillard s’éloigna, les moujiks firent leurs semailles, donnèrent une façon à leurs champs et retournèrent chez eux.

Quand les pluies du printemps eurent arrosé le sol, le seigle du premier paysan leva dru et fort, mais dans le champ voisin il ne poussa que des υιτς, leurs têtes rouges occupaient toute une dessiatine ; on ne pouvait mettre le pied nulle part, c’étaient partout des υιτς ! Les deux paysans vinrent voir si leurs seigles étaient levés. L’un d’eux éprouva une vive satisfaction à la vue de son champ, mais l’autre sentit son cœur défaillir. « Que ferai-je maintenant avec de pareils diables ? » pensa-t-il.

Arriva l’époque de la moisson. Les deux moujiks retournèrent sur la campagne, l’un se mit à faucher son seigle ; l’autre, au premier coup d’œil jeté sur son champ, constata que les υιτς dont il était couvert avaient atteint la hauteur d’une archine et demie ; à voir leurs têtes rouges dressées en l’air, on aurait dit des fleurs de coquelicot. Après avoir longuement considéré ce spectacle, le paysan reprit le chemin de sa demeure. Arrivé chez lui, son premier soin fut de chercher un couteau et de l’aiguiser ; il se munit aussi de fil et de papier, puis il retourna dans son champ. Là, il commença à couper tous les υιτς, il les enveloppa deux par deux dans du papier, noua un fil autour de chaque paquet et les mit dans sa charrette pour les aller vendre à la ville. « Oui, » se dit-il, « je vais les offrir en vente là ; il se trouvera peut-être quelque sotte pour en acheter une couple ! »

Pendant qu’il conduisait sa charrette par les rues de la ville, il criait à plein gosier : « Qui veut des υιτς, des υιτς, des υιτς ? J’ai de beaux υιτς à vendre, de beaux υιτς, de beaux υιτς ! » Une dame, l’ayant entendu crier sa marchandise, dit à sa jeune femme de chambre : « Va vite demander à ce moujik ce qu’il vend. » La jeune fille s’élança aussitôt dans la rue : « Écoute, moujik, qu’est-ce que tu vends ? — Des υιτς, madame ! » Rentrée à la maison, la jeune femme de chambre n’osait pas répéter cela à sa maîtresse. « Parle donc, sotte, » ordonna celle-ci, « il ne faut pas être honteuse ! Voyons, qu’est-ce qu’il vend ? — Eh bien ! madame, le drôle vend des υιτς ! — Que tu es bête ! Cours vite, rattrape-le et demande-lui à quel prix il m’en céderait une couple. » La femme de chambre rappela le paysan : « Combien coûte la couple ? » lui demanda-t-elle. — « Cent roubles, c’est le dernier prix. » Dès que la servante eut rapporté cette réponse à sa maîtresse, la barinia lui donna cent roubles, « Tiens, » dit-elle, « va et choisis-en de beaux, prend-les longs et gros. » La fille alla porter l’argent au paysan. « Seulement, » fit-elle, « je t’en prie, moujik, donne-moi les meilleurs. — Ils sont tous fort beaux, » répondit-il. La femme de chambre prit une couple de υιτς bien conditionnés et les rapporta à sa maîtresse. La dame les examina, et, comme ils lui plaisaient beaucoup, elle s’empressa de les mettre où il fallait, mais ils refusèrent d’entrer. « Est-ce que le moujik ne t’a pas dit comment on doit leur parler pour qu’ils agissent ? » demanda-t-elle à sa femme de chambre. — « Il n’a rien dit, madame. — Eh ! que tu es bête. Va tout de suite le lui demander. » La fille revint trouver le paysan : « Écoute, moujik, dis-moi quel ordre il faut donner à ta marchandise pour la faire agir. — Si tu me donnes encore cent roubles, je te le dirai, » répliqua le moujik. La femme de chambre alla aussitôt faire part à sa maîtresse de cette nouvelle exigence : « Il ne veut pas le dire pour rien, madame, il demande encore cent roubles. — Eh bien ! va les lui porter ; acheter pour deux cents roubles un pareil engin, ce n’est vraiment pas trop cher. » Le paysan, ayant reçu la somme, dit à la servante : « Quand ta maîtresse voudra s’en servir, elle n’aura qu’à dire : « No, no ! » Dès que cette réponse lui eut été transmise, la dame se coucha sur son lit, releva sa robe et commanda : « No, no ! » Les deux υιτς s’acquittèrent immédiatement de leur office ; mais quand la barinia voulut leur faire quitter la place, cela lui fut impossible. La situation devenait inquiétante ; dans son émoi, le pauvre femme mit de nouveau sa femme de chambre en campagne : « Cours après ce fils de chien et demande-lui ce qu’il faut dire pour les faire sortir. » La servante partit à toutes jambes, rejoignit le moujik et lui fit la commission dont elle était chargée : « Apprends-moi, moujik, ce qu’il faut dire pour que les υιτς quittent le corps de ma maîtresse, car ils la tourmentent fort en ce moment. » Et le paysan de répondre : — « Si elle me donne encore cent roubles, je le dirai. » La fille revint en toute hâte à la maison. La barinia gisait sur son lit, plus morte que vive. « Prends, » ordonna-t-elle, « les cent roubles qui restent encore dans la commode et porte-les au plus vite à ce coquin ; dépêche-toi, car je suis sur le point de mourir ! » Lorsqu’on eut fait au paysan un troisième versement de cent roubles, il lâcha enfin le mot qu’on attendait de lui ; « Elle n’a qu’à dire Tprrou ! ils sortiront tout de suite. » La femme de chambre partit au galop ; de retour à la maison, elle trouva sa maîtresse sans connaissance, avec la langue qui pendait hors de la bouche. C’est pourquoi elle-même cria : « Tprrou ! » Les deux υιτς sortirent. La barinia était guérie, elle se leva, les prit et les mit en lieu sûr. Dès lors commença pour elle une existence fort agréable : sitôt qu’elle en avait envie, elle se faisait βαισερ par les υιτς et il lui suffisait de leur dire : « Tprrou ! » pour se débarrasser d’eux[1].

Un jour, la dame alla voir des amis à la campagne et elle oublia de prendre les υιτς avec elle. Le soir venu, elle éprouva un vif regret de ne pas les avoir et elle se disposa à regagner sa demeure. Ses hôtes insistèrent pour la garder jusqu’au lendemain. « C’est absolument impossible, » dit-elle, « j’ai laissé chez moi certain objet sans lequel je ne puis dormir. — Eh bien ! si vous voulez, » répondirent les maîtres de la maison, « nous allons l’envoyer chercher par un homme sûr qui vous le rapportera intact. » La visiteuse y consentit. Aussitôt on ordonna à un laquais de seller un bon cheval et d’aller chercher l’objet en question chez la dame. « Tu le demanderas à ma femme de chambre, » ajouta-t-elle, « elle sait où il est. » Quand le laquais fut arrivé chez la barinia, la femme de chambre lui remit les deux υιτς, enveloppés dans du papier. Il les fourra dans sa poche de derrière et remonta à cheval pour retourner chez ses maîtres. Chemin faisant, le cavalier eut à monter une côte, et, comme son cheval allait trop lentement, il lui cria : « No, no ! » Aussitôt, les υιτς s’élancèrent hors du papier et s’introduisirent dans le κυλ du laquais, qui fut terriblement effrayé. « Qu’est-ce que c’est que ces monstres-là ? D’où viennent-ils, les maudits ? » pensa-t-il ; pour un peu, il aurait fondu en larmes, il ne savait que devenir. Mais, à la descente de la côte, le cheval prit une allure si rapide que le laquais dut lui crier : « Tprrou ! » À l’instant même, les υιτς évacuèrent l’endroit qu’ils occupaient, le domestique les prit, les enveloppa dans le papier et, arrivé à la maison, les remit à la barinia. « Eh bien ! » demanda-t-elle, « tu me rapportes cela en bon état ? — Que le diable les emporte ! » répondit-il, « si je n’avais pas eu une côte à descendre, ils m’auraient φουτυ tout le long de la route ! »[2].


  1. Variante. — Le paysan apprit à la dame qu’il fallait dire : No ! et Tprrou ! Au premier de ces commandements le υιτ entrait dans le trou, au second il en sortait, etc.
  2. Variante. — La dame envoie le laquais chercher une boîte chez elle, en lui défendant de l’ouvrir, mais en route il contrevient à cette défense, vaincu par la curiosité. À la vue du contenu de la boîte, il hoche la tête et dit : « Nou, nou, nou ! » (Eh bien ! eh bien ! eh bien !) Les deux υιτς lui entrent aussitôt dans le κυλ et le tourmentent longtemps ; par bonheur, il fait la rencontre d’un charretier qui crie à son cheval : « Tprrou ! » Ce mot mit tout de suite fin au supplice du laquais.