Contes secrets Russes/Un pari

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 240-243).

LXXV

UN PARI


Un pope tenait une auberge sur une grande route ; les moujiks qui revenaient chez eux après avoir gagné de l’argent au dehors, allaient loger et dîner dans cette maison. Voilà qu’un jour le pope dit à un gars : « Eh bien ! mon cher, as-tu fait de bonnes journées ? As-tu gagné beaucoup d’argent ? — Je rapporte à la maison cinq cents roubles. — C’est une bonne affaire, mon ami ! Veux-tu parier avec moi ces cinq cents roubles contre mille que je te donnerai si tu gagnes ? — Quel pari pourrais-je faire avec toi ? — Voici : passe vingt-quatre heures chez moi, bois, mange autant qu’il te plaira, mais ne satisfais aucun besoin naturel : si tu remplis cette condition, tu auras gagné ; dans le cas contraire, c’est moi qui gagnerai. — Soit, batouchka ! » Le pari fut accepté. Le pope mit aussitôt sur la table toutes sortes de victuailles et de liquides ; le jeune homme mangea et but au point de ne plus pouvoir respirer. Le pope l’enferma dans une chambre particulière.

Avant que la journée fût finie, le paysan éprouva certain besoin, il ne put y tenir. « Que faire ? » dit-il à son hôte, « ouvre, batouchka, j’ai perdu mon pari ! » Le pope le soulagea de son argent et le renvoya chez lui entièrement nettoyé. Cette façon de grossir son pécule plut à l’ecclésiastique et il dévalisa encore, par le même procédé, deux ou trois autres moujiks. Le bruit s’en répandit dans les villages et dans les hameaux ; un malin paysan, qui retournait chez lui avec moins d’un grosch dans sa bourse, résolut de berner à son tour le pope. Il se présenta à l’auberge de ce dernier pour y passer la nuit. « D’où viens-tu ? » lui demanda l’ecclésiastique. — « J’ai été travailler au dehors et maintenant je retourne chez moi. — Rapportes-tu beaucoup d’argent chez toi ? — Environ quinze cents roubles. » À ces mots, peu s’en fallut que le pope ne sautât de joie. « Écoute », dit-il, « faisons un pari. Mange et bois tout ton saoul chez moi, mais pendant vingt-quatre heures ne satisfais aucun besoin ; si tu remplis cette condition, je te paierai quinze cents roubles ; si tu y manques, c’est toi qui me les paieras. Ça va-t-il ? — Soit, batouchka ! » Le paysan se mit à table et commença à se régaler ; le pope ne lui avait pas plus tôt apporté à boire et à manger qu’aliments et boissons étaient absorbés ; après s’être gorgé de nourriture et de liquides, le paysan roula par terre et s’endormit ; le pope l’enferma.

La nuit le moujik s’éveilla ; pris d’une violente envie de χιερ, il voulut enfoncer la porte, mais celle-ci résista à tous ses efforts. Le moujik aperçut, pendu à un clou, le gros bonnet du pope, il le prit, le remplit plus qu’à moitié, puis le remit à sa place et se recoucha.

Les vingt-quatre heures s’étant écoulées, notre homme cogna à la porte : « Ouvre, batouchka ! » Le pope ouvrit, promena ses regards autour de lui et ne vit de déjections nulle part. Alors le paysan le pressa de s’exécuter. L’ecclésiastique fit la grimace, mais force lui fut de payer quinze cents roubles. « Comment t’appelle-t-on, maudit ? » demanda-t-il, « je ne te laisserai pas partir avant de le savoir. — On m’appelle Kakofii, batouchka ! » répondit le moujik ; il prit son argent et s’en alla. Resté seul, le pope devint pensif : il regrettait ses quinze cents roubles· L’idée lui vint de faire une promenade à cheval pour se distraire ; il prit soit bonnet pendu au mur ; mais, lorsqu’il s’en coiffa, l’infect contenu de la chapka inonda la tête, le cou et les épaules du pope. Sa colère ne fit que s’accroître, il s’élança dans la cour et monta à cheval en toute hâte. Sur la grande route, il rencontra des voituriers. « Mes enfants, n’avez-vous pas vu Kakofii ? »[1] leur demanda le pope. — « Comment tu es, batouchka ? Il n’y a pas à dire, tu es beau ! Qui est-ce qui t’a si bien arrangé ? » Là-dessus le pope regagna sa demeure.


  1. La phrase Russe : « nié vidali Kakofia ? » (n’avez-vous pas vu Kakofii ?), prête au calembourg : lue en quatre mots : « nié vidali kakof ia ? elle signifie : « n’avez-vous pas vu comme je suis ? »