Contes tjames/Le Fort

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Imprimerie coloniale (p. 67-76).


VIII

LE FORT


En ce temps, il y avait un roi qui n'avait pas d'enfants, il ordonna à ses serviteurs d'aller inviter les astrologues à venir consulter les sorts. Les astrologues vinrent consulter les sorts pour le roi. Ils ouvrirent les livres, examinèrent les caractères et dirent : Si le roi veut avoir un enfant, qu'il fasse des aumônes aux embouchures des rivières. Ils ajoutèrent : Dans peu cet enfant ruinera entièrement le roi.

Le roi répondit : Je ne demande que d'avoir un fils, si je deviens pauvre j'y consens. Le roi fit des aumônes d'or, d'argent, de vêtements à toutes les embouchures des rivières et la reine devint enceinte. Quand elle eut été enceinte neuf mois et dix jours elle coucha sur le feu (elle accoucha), sept jours après l'accouchement on donna le riz à l'enfant ; on lui en donna trois bouchées et il pleura ; on lui en fit avaler un bol et il continua à pleurer, quand il en eut avalé trois écuelles il se tut.

Quand le roi vit que cet enfant mangeait tant il eut peur qu'il ne mourût, et il dit à ses serviteurs d'aller inviter les astrologues à venir consulter les sorts pour cet enfant. Les astrologues ouvrirent leurs livres, regardèrent les caractères et dirent que dès le ventre de la mère cet enfant était grand mangeur et qu'en mangeant ainsi il échapperait à la mort, à un an et un mois il mangerait une poule le matin et une poule le soir.

Le roi réfléchit en son cœur et dit à la reine : Cet enfant va nous ruiner, madame ! La reine répondit au roi : Le seigneur nous l'a donné ainsi, résignons-nous. Le roi écouta sa femme et ne tua pas l'enfant. Plus cet enfant grandissait, plus il mangeait. Il lui fallait une poule chaque matin et chaque soir.

Le roi et la reine devenaient chaque jour plus pauvres, et cependant la reine ne disait rien. Quand l'enfant eut onze ans, à chaque repas il mangeait une chèvre. Le roi et la reine devenaient de jour en jour plus pauvres et ils le supportaient. Quand l'enfant eut quinze ans, à chaque repas il mangea un buffle. Le roi et la reine ne supportèrent plus (cela). Ils se dirent qu'il fallait tuer cet enfant. La reine dit : De quelle manière le tuer ? En voici une. Menez-le aujourd'hui dans la brousse, abattre un arbre, et faites qu'il soit écrasé par l'arbre.

Le roi mena son fils dans la brousse, il vit un grand manguier, il ordonna à l'enfant d'attendre sous le manguier. Pendant que le roi coupait le manguier pour l'écraser, il lui faisait cueillir les mangues. Le roi le trompait ainsi pour qu'il attendit jusqu'à ce que le manguier tombât, à cause de sa voracité.

L'enfant resta sous le manguier, le manguier tomba et le couvrit et le fit entrer en terre. Le roi prit sa hache sur l'épaule, revint chez lui et dit à la reine : Le manguier l'a écrasé et a fait entrer son corps en terre. Le soir, l'enfant arriva dans la cour portant sur ses épaules le manguier que le roi avait coupé et qui l'avait renversé ; il jeta le manguier dans la cour de sa mère et dit : Je porte ce manguier à ma mère et à mon père pour faire de l'ombre et pour que l'on y cueille des mangues pour les manger. Ensuite il demanda à sa mère une barre d'argent, une charge de ter ; il prit son fer et alla se faire faire une cognée chez un forgeron. Il ordonna au forgeron de lui faire une cognée de tout ce fer. Le forgeron et sa femme dirent : Nous ne pouvons pas ; il y a trop de fer. Alors il leur ordonna de tirer le soufflet et de lui laisser forger la cognée. Il forgea la cognée, ensuite il donna sa barre d'argent au forgeron et à sa femme pour avoir tiré le soufflet, il mit sa cognée sur l'épaule et alla chercher à gagner sa vie.

Sortant sa cognée sur l'épaule il rencontra Tire charrette qui traînait une charrette. Il lui demanda : Pourquoi tires-tu ainsi la charrette ? L'autre répondit : Je suis très fort. Je tire la charrette à moi seul, je n'ai pas besoin d'attendre de buffles. Il dit à Tire charrette d'essayer de porter sa cognée pour voir s'il pourrait. Tire charrette ne le put pas. Tire charrette l'appela son frère aîné Le Fort, et le voyant si fort il se mit à sa suite.

Les deux compagnons rencontrèrent Hawi Hawëi[1] qui coupait des rotins pour payer le tribut au roi. Le Fort lui demanda : Frère aîné Hawi Hawëi pourquoi coupes-tu des rotins sur ces montagnes ? Hawi Hawëi répondit : Voici cinq ans que je coupe des rotins sur les montagnes et j'en ai déjà dépouillé cinq montagnes, mais je n'en ai pas encore ma charge, car je suis très fort.

Le Fort dit : Le frère aîné Hawi Hawëi dit qu'il est très fort, qu'il prenne ma cognée sur l'épaule pour voir ; s'il peut la porter, je l'appellerai frère aîné. Hawi Hawëi ne put pas porter la cognée du Fort. Quant au Fort il enleva la brassée de rotins et la jeta sur les cinq montagnes. Dessous ces rotins des serpents gros les uns comme des moyeux de roue, les autres comme des mortiers à riz, d'autres comme la cuisse ou la jambe sortirent comme la tempête.

Hawi Hawëi eut peur du Fort, il l'appela frère aîné et se mit à sa suite. Le Fort seul était l'aîné. Hawi Hawèi et Tire Charrette étaient les cadets. Les trois compagnons partirent ensemble ; ils rencontrèrent l'homme au derrière pointu, ce morveux et l'homme à la grande patte qui tendaient des filets pour prendre du poisson dans la mer ; ils prenaient des poissons grands comme des éléphants et des tigres. Ils en avaient pris une pleine barque. Le Fort, Tire charrette et Hawi Hawëi demandèrent du poisson à l'homme au derrière pointu, au morveux et à l'homme à la large patte. Les trois compagnons eurent peur et se renvoyèrent la balle l'un à l'autre. Le Fort s'adressa au morveux et celui-ci le renvoya à l'homme au derrière pointu.

L'homme à la large patte se mit en colère et dit : Quand les gens vous demandent du poisson, si vous ne voulez pas en donner, refusez et ce sera fini, tandis que vous vous les renvoyez ainsi les uns aux autres. L'homme à la large patte prit une poignée de poisson et la donna au Fort. Cette poignée était d'un demi-bateau. L'homme au derrière pointu se mit en colère, il donna un coup de derrière dans la barque et la défonça. L'eau entra. Le morveux prit de la morve de son nez, en calfata la barque et la voie d'eau fut bouchée. Le Fort, Tire charrette et Hawi Hawëi emportèrent leur poisson et allèrent chercher du feu pour le faire cuire. Ils emportèrent ce poisson dans les villages et voulurent le faire cuire. Les gens des villages voyant cette quantité de poisson dirent tout doucement au Fort qu'ils n'avaient pas assez de bois, qu'il y avait beaucoup de poisson et qu'ils n'avaient pas assez de bois pour faire cuire tout ce poisson.

Les trois compagnons portèrent le poisson dans la brousse et voulurent le faire cuire, mais ils n'avaient pas de feu. Ils virent la fumée du feu d'une ogresse et d'un ogre[2] sur la montagne. Le Fort ordonna à Tire charrette d'aller chercher du feu chez cette ogresse. Tire charrette alla chercher du feu. Il trouva l'ogresse en train de tisser. L'ogresse lui demanda : Que viens-tu faire, neveu ? Tire charrette répondit : Je viens chercher du feu. L'ogresse dit : Passe par ici, ne passe pas par là, la chienne a mis bas et te mordrait. Tire charrette obéit à l'ogresse et passa près du métier où l'ogresse tissait, l'ogresse prit une branche de fer de son métier et fit sauter Tire charrette dans une chaudière d'eau où il mourut.

Le Fort ne le voyant pas revenir ordonna à Hawi Hawëi d'aller après lui voir ce qu'il était devenu. Hawi Hawëi alla à la maison de l'ogresse et l'ogresse lui demanda : Neveu, que viens-tu faire ? Hawi Hawëi répondit : Je viens chercher du feu. Avez-vous vu mon frère cadet qui est venu chercher du feu, madame ? L'ogresse répondit qu'elle ne l'avait pas vu. Hawi Hawëi voulait prendre du feu, l'ogresse lui dit : Va par ici, neveu, ne va pas par là ; la chienne a mis bas et te mordrait. L'eau dans la chaudière était bouillante. Hawi Hawëi écouta l'ogresse et passa au long du métier où elle tissait, elle prit la branche de fer et fit sauter Hawi Hawëi dans la marmite d'eau où il mourut.

Le Fort attendait que Hawi Hawëi et Tire charrette rapportassent du feu pour faire cuire le poisson, mais il ne les vit plus revenir. Il alla à leur recherche. Arrivé à la maison de l'ogresse, celle-ci lui demanda : Neveu, que viens-tu faire ? Le Fort répondit : Je viens chercher mes deux cadets, les avez-vous vus venir demander du feu, madame ! L'ogresse dit qu'elle ne les avait pas vus. Le Fort voulut prendre du feu, il s'approcha du métier de fer, l'ogresse prit la branche du métier pour faire sauter Le Fort, mais Le Fort d'un coup de reins la brisa. Le Fort dit à l'ogresse : Pourquoi avez-vous pris cette barre pour me faire sauter ? L'ogresse ne répondit rien, elle était embarrassée. Le Fort voulait la tuer. Il dit : Mes deux frères cadets, vous les avez faits sauter de même ; maintenant dites-moi la vérité, qu'avez-vous fait d'eux, que je ne les vois plus.

L'ogresse avoua tout, elle dit : Véritablement j'ai fait sauter vos deux frères dans la chaudière où ils sont morts. Maintenant épargnez-moi et je leur ferai prendre une drogue qui les ressuscitera[3]. Le Fort ordonna à l'ogresse de porter cette drogue et de la donner à Tire charrette et à Hawi Hawëi. Aussitôt qu'elle leur eût donné la drogue ils revinrent à la vie. Le Fort ordonna à l'ogresse de lui donner cette drogue de résurrection. Ensuite il saisit l'ogresse, lui cousit les yeux et la bouche et l'attacha. Ils arrachèrent toutes les cannes à sucre de l'ogresse. Ensuite ils lui dirent : Quand ton mari reviendra de la forêt, dis-lui de suivre les restes de cannes et les suivant jusqu'au bout il nous trouvera.

Le soir le mari de l'ogresse revint de la forêt portant sur l'épaule deux éléphants femelles et un petit à la main, il cria à sa femme de venir lui ouvrir la porte, mais elle ne vint pas. Il appela deux ou trois fois et sa femme ne lui répondit pas. Alors il enfonça la porte, entra dans la maison avec ses éléphants et vit sa femme attachée, les paupières et les lèvres cousues.

L'ogre décousit les yeux et la bouche de sa femme. L'ogresse alors lui raconta que deux hommes étaient venus chercher du feu, qu’elle les avait fait sauter dans la chaudière où ils étaient morts ; mais il en est ensuite venu un autre, j’ai voulu le faire sauter mais d’un coup de reins il a cassé le levier de fer et m’a ordonné de ressusciter ses deux amis, ensuite ils m’ont cousu les paupières et les lèvres, ils ont arraché toute la canne de notre champ et m’ont dit : Quand ton mari rentrera de la forêt, dis-lui que s’il veut nous suivre il suive les restes de canne que nous cracherons sur tout le chemin ; quand il arrivera au bout il nous trouvera.

L’ogre dit à sa femme de lui faire cuire le petit éléphant et de lui donner cinq boisseaux de riz pour se soutenir un peu, ensuite il se mettrait à la poursuite des trois compagnons et les mangerait. La femme fit cuire le petit éléphant, tira cinq boisseaux de riz de la marmite et les donna à son mari. Il les mangea et se mit à la poursuite des trois compagnons.

Il suivit les restes de canne et, au bout de la trace, vit les trois amis. L’ogre dit : Est-ce vous qui avez cousu les paupières et les lèvres de ma femme ? Dites vite pour que je vous mange tous trois. Je suis fort irrité contre vous, vous avez mangé tout mon champ de cannes, vous avez attaché ma femme par les pieds et les mains, vous lui avez cousu les paupières et les lèvres. . . . Est-ce vraiment vous qui avez fait tout cela ? Le Fort dit : Oui, c’est nous qui l’avons cousue. L’ogre dit : Si vous ne lui aviez cousu que les paupières et les lèvres je ne serais pas fort irrité[4]……

Le Fort dit : ….. J’avais envoyé mes deux frères pour chercher du feu, ta femme avec une barre de fer les a fait sauter dans une chaudière d’eau bouillante où ils sont morts. L’ogre voulait manger ces deux ou trois compagnons. Le Fort lui dit : Tu vas lutter avec nous pour voir qui est le plus fort, ensuite tu nous mangeras.

L'ogre lutta avec les trois compagnons. Le Fort ordonna à Tire charrette de lutter avec l'ogre. L'ogre renversa Tire charrette et l'enfonça en terre au point qu'il ne sortait plus que sa tête. Hawï Hawëi s'élança pour lutter avec l'ogre, l'ogre le renversa et l'enfonça dans la terre ; il ne passait plus que sa tête.

Le Fort s'élança. Il souleva l'ogre et d'un coup l'enfonça dans la terre de manière qu'il ne passait plus que sa tête. Ensuite il dégagea ses deux compagnons.

Le Fort donna un coup de pied à la tête de poisson et la fit sauter jusque dans le royaume de Chine. Ensuite les trois compagnons partirent dans cette direction. Quant à l'ogre il resta là englouti dans la terre. La femme de l'ogre attendit longtemps son mari, ensuite elle alla à sa recherche. Elle arriva prés de l'endroit où il était, mais elle ne le voyait pas. Elle s'accroupit et son urine alla presque submerger l'ogre. Celui-ci dit : D'où vient cette inondation qui va me noyer ? L'ogresse entendit parler l'ogre, elle accourut et le dégagea, de sorte qu'il ne fut pas submergé par l'urine. L'ogre alors raconta à sa femme que sur ces trois individus il y en avait eu un plus fort que lui qui l'avait ainsi enfoncé dans la terre. L'ogre et l'ogresse s'en retournèrent chez eux.

Le Fort avec Hawi Hawëi et Tire charrette suivirent la tête de poisson jusque dans le royaume de Chine. Le roi de Chine avait amené des milliers d'hommes de corvée pour traîner cette tête et s'en débarrasser, mais ils n'y parvenaient pas. Le roi de Chine dit : Celui qui nous défera de cette tête de poisson, je lui donnerai ma dernière fille en mariage, car tout le pays est infecté de l'odeur.

Les trois compagnons entendirent raconter ce qu'avait dit le roi. Le Fort dit : que s'il en était ainsi, il enlèverait la tête de poisson. Les serviteurs allèrent le dire au roi de Chine. Le roi dit : Oui ! s'il l'enlève je lui donnerai ma dernière fille en mariage.

Le Fort donna un coup de pied à la tête et la fit voler dans le royaume de Siam. Le roi de Chine donna sa fille au Fort mais celui-ci ordonna à Tire charrette de l'épouser. Il lui donna la drogue qu'il avait prise à l'ogresse et lui dit de la planter afin que si quelqu'un mourait il pût le ressusciter. Il lui recommanda de la planter dans le jardin derrière la maison et de ne laisser personne entrer dans ce jardin, car cette drogue s'envolerait au ciel, et lui-même, Le Fort, mourrait.

Le Fort emmena Hawi Hawëi et alla à la suite de la tête de poisson dans le royaume de Siam. Arrivés au pays de Siam ils virent tous les esclaves du roi par milliers et par milliers essayer de traîner cette tête de poisson sans pouvoir y réussir. Le Fort demanda au peuple : Frères, que faites-vous là ? Ces gens dirent qu'ils traînaient cette tête de poisson sans pouvoir y réussir. Le roi avait dit que si quelqu'un l'enlevait il lui donnerait sa dernière fille en mariage. Le Fort dit : S'il en est ainsi, je l'enlèverai. Il fut entendu par les serviteurs qui allèrent rendre compte au roi. Le roi dit : Si véritablement il enlève la tête de poisson, je lui donnerai ma fille en mariage.

Le Fort donna un coup de pied à la tête de poisson et l'envoya voler dans la mer. Il dit à Hawi Hawëi d'épouser la fille du roi de Siam. Pour lui il prit une charge de pierres du royaume de Siam pour aller au Cambodge et s'en faire un chemin pour revenir dans le pays tjame. Mais le fléau se rompit et ses pierres tombèrent sur les gens dans le royaume de Cambodge. Il y en avait des milliers et des milliers. Le Fort revint dans le royaume des Tjames.

Tire Charrette, resté dans le royaume de Chine, oublia la recommandation du Fort et laissa les gens entrer dans le jardin. L'arbre d'immortalité s'envola aux cieux et disparut. Le Fort qui était dans le royaume tjame mourut par suite. Tire Charrette abandonna sa femme, alla chercher Hawi Hawëi dans le royaume de Siam, ils revinrent dans le pays des tjames et moururent à la suite du Fort.



  1. Hawéï signifie rotin.
  2. En tjame Rak. On assimile les Rak femelles aux Bà chàn des Annamites.
  3. Je traduis par drogue, le texte étant assez vague ; mais il s'agit évidemment, comme au numéro 15 et dans l’Homme de la lune de l'Annamite, de quelque branche ou rejeton d'arbre qui reprend par bouture.
  4. Il y a ici quelques détails intraduisibles.