Contes vrais/07

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin (p. 259-301).

Illustrations de
Ulric Lamarche.


À l’heure où commence la veillée dans nos campagnes, c’est-à-dire aux dernières lueurs du crépuscule, je m’acheminais vers la demeure d’un vieil ami de ma famille, le père Jean Duval, et en marchant dans la neige épaisse, qui jetait sur la route son manteau de vierge, j’arrangeais, dans mon esprit, le nouveau récit que je devais faire à mes rustiques auditeurs.

Je venais de fermer mes auteurs classiques, et de suspendre au clou la livrée du séminaire. Je me croyais instruit et je ne savais rien. Les villageois naïfs me regardaient avec une curiosité respectueuse. Ils se disaient entre eux que je comprenais le latin comme un curé, que j’avais lu tous les livres, même les mauvais, et que je serais évêque ou avocat, selon que l’Esprit saint soufflerait en tempête sur mon âme, ou la laisserait dans un calme plat. Je suis avocat.

Je devais cette belle réputation à la reconnaissance du maître chantre et de ses subalternes pieux. Un jour, je les avais jetés dans l’étonnement, en leur disant qu’ils parlaient grec toutes les fois qu’ils chantaient le « Kyrie eleison » de la messe ou le « Agios ô Theos » du vendredi saint.

Ils n’en pouvaient croire leurs oreilles.

Je fus obligé d’évoquer l’Hellade et de les promener dans le jardin des racines grecques.

Une promenade qui les a fort intrigués et qui m’a bien amusé… pour la première fois.

Le dimanche qui suivit cette singulière révélation, ils se rendirent tous au chœur, dans les premières stalles, avant « l’Asperges » même, se mirent à feuilleter d’une main fébrile leurs manuels de plain-chant, puis s’arrêtèrent soudain, comme fascinés par certains caractères merveilleux.

La messe commença. À « l’introit, » ils parurent distraits. Longues et brèves s’envolaient également vite, et le « Gloria Patri » ne se fit pas attendre. Mais voilà que tout à coup ils prennent un air grave et, fiers de leur science trop longtemps ignorée, ils entonnent le « Kyrie » avec un ensemble, une force, une chaleur vraiment superbes, tout en regardant le curé du coin de l’œil, comme pour lui dire :

— Qu’en pensez-vous ?… Le grec ça nous connait, allez !

Ils s’étaient empressés de faire part à leurs familles de cette grande nouvelle, qu’ils parlaient au bon Dieu comme de vrais grecs, le dimanche, à l’église. Or, quand ils commencèrent le « Kyrie, » des femmes et des filles se penchèrent tout émues vers leurs voisines, et chuchotèrent à la fois :

— Écoutez bien, c’est du vrai grec qu’ils chantent.

Et les voisines, ahuries, se tournèrent vers d’autres bancs pour répéter la même chose. Et d’un siège à l’autre, tout le long des rangées, jusqu’au fond de la nef, on vit un plaisant mouvement de têtes, et on entendit un singulier murmure :

— Écoutez ! ils chantent du vrai grec !…

— Ils chantent du vrai grec !…

— Chantent du vrai grec !…

— Du vrai grec !…

— Vrai grec !…

— Grec !…

Les chantres avaient dit au Seigneur pour la dernière fois : « Eleison ! eleison ! » et le curé, distrait par cet inexplicable va-et-vient des têtes et cet excentrique murmure des lèvres, restait cloué sur son siège, oubliant le « Dominus vobiscum. »

* * *

J’aurais dû vous dire, peut-être, que les gens de notre canton me demandaient souvent de leur raconter des histoires. Tantôt ils venaient chez mon père et tantôt j’allais chez eux. Je les amusais surtout avec des récits anciens.

Sans sortir de son village, on peut ainsi donner aux voyageurs qui viennent de loin, la monnaie de leur pièce.

Parfois ils prenaient la parole, et les récits alternaient. Je n’avais pas toujours l’avantage. Ainsi je parlais, un soir, de l’héroïsme de Léonidas et de trois cents Spartiates, aux Thermopyles, dans ce défilé célèbre que les Grecs de nos jours n’ont pu, hélas fermer à l’invasion du cimeterre et du croissant.

— Bah ! me réplique un de mes vieux auditeurs, les Thermopyles, ce n’est pas plus beau que Châteauguay, et Salaberry vaut peut-être Léonidas…

Savez-vous qu’à Châteauguay nous n’étions que trois cents, nous aussi ?… Trois cents contre sept mille !… Mais nous étions des Voltigeurs !… Oh ! les Voltigeurs, on en parle encore !…

Et il continua, se grisant avec ses souvenirs héroïques comme avec un vin généreux :

« Les Américains voulaient conquérir le pays, comme cela, sans savoir si la chose nous était agréable. Ils nous auraient fait place dans l’Union et nous aurions eu notre étoile. Une étoile dans la grande constellation Américaine, c’était alléchant… Mais il eût fallu renoncer à l’espoir de devenir un peuple à part. Il est vrai que les Anglais faisaient aussi de sérieux efforts pour nous barrer le chemin, et nous empêcher d’arriver jamais à l’indépendance. Ils se disaient nos maîtres et se plaisaient trop souvent à nous faire sentir la pesanteur de leur bras… Il fallait de la générosité et de l’abnégation pour courir à la défense de leur drapeau. Nous ne voulions pas être Anglais, non plus. Le sang français ne s’était pas refroidi dans nos veines. Il est comme le bon vin, il gagne à vieillir. Quelque chose nous disait d’attendre et d’espérer. C’était sans doute la voix de notre ange gardien, de cet ange fidèle qui jadis suivit la France sur nos bords… Attendons, espérons…

Allons ! fit-il se reprenant, voilà que je m’emballe… Où suis-je rendu ?… Je ne suis plus sur le chemin de Châteauguay… Revenons sur nos pas. Châteauguay !… C’était le vingt-six octobre mil huit cent treize ; je m’en souviens comme du premier baiser que j’ai donné à ma chère défunte… Nous avions abattu des arbres pour nous faire un rempart ; nous avions démoli les ponts, pour empêcher les troupes ennemies de franchir la rivière et de s’avancer vers nos beaux villages. Nous étions bien décidés à mourir là, à notre poste, sous les yeux de notre commandant, comme vos gens de l’ancien temps.

Tout à coup voici qu’un long Yankee se détache de l’armée bostonnaise, et s’approche de nous d’un air mystérieux. Il faisait de la main un signe qui voulait dire : Ne tirez pas, mes bons amis. Tout de même, je donne un coup d’œil à mon fusil, pour lui conseiller de se bien comporter. Quand il fut près de nous, le Yankee, il nous demanda d’une voix doucereuse :

— Braves Français, rendez-vous, nous ne vous ferons aucun mal.

— Un Canadien-français se rendre, que je réponds, furieux… Tiens ! guette bien !…

Je lui envoie une balle. Il tombe sur la terre qu’il voulait prendre, et cette terre le garde à jamais !…

Ô la belle bataille, après cela !… Ô la belle victoire !… Le Canada est resté anglais… Mais nous sommes restés français !

Le vieux soldat de Salaberry souligna cette dernière parole d’un formidable coup de poing sur la table.

La dernière fois, je leur avais parlé des Carthaginois, et cela leur avait plu. Ils les connaissaient un peu, les Carthaginois… Oh ! bien peu. Par une chanson seulement… Ils les connaissaient par cette chanson :

Les Carthaginois, ces lurons,

À Capoue ont fait les Capons,
S’ils ont été vaincus,
C’est qu’ils ne daignaient plus
Manger à la gamell’, vive le son !

Manger à la gamell’, viv’le son du chaudron !…

De même, par une chanson aussi, ils savaient que Moïse, retour d’Égypte avec Israël, qui s’amusait, depuis quatre siècles, à peupler les bords du Nil, avait traversé la mer Rouge à pied sec, ou à peu près. En effet la chanson disait :

Il la pas… il la sa,

Il la pas, pas, pas… il la sa, sa, sa,.
Il la passa toute

Sans boire une goutte.

Mais le pharaon qui le poursuivait, fâché de voir son empire se dépeupler ainsi, n’eut pas la même chance. Quand il fut entré dans le chemin miraculeux, creusé par la verge de Moïse à travers les profondeurs de la mer, les murailles frémissantes que la main de Dieu retenait tout à coup, et l’abîme des eaux se referma. Alors

Il vit pé… il vit rir,

Il vit pé, pé, pé… il vit rir, rir, rir,
Il vit périr vite

Sa phalang’maudite…

Les entrailles de la terre, mises sous les regards de l’homme par la science moderne, ont vengé la Bible des sarcasmes et des outrages de l’ignare impiété du dernier siècle ; un jour, quand la religion aura besoin d’une preuve nouvelle pour confondre l’incrédule et raffermir le croyant, Dieu prêtera une nouvelle science à la terre, et les savants fouilleront les entrailles de la mer Rouge pour en tirer les débris de l’armée du pharaon.

* * *

Ce soir-là, nous devions nous réunir chez le père Jean Duval.

Les fenêtres des maisons projetaient un pâle rayonnement dans le brouillard gris. Le vent commençait à souffler, et, dans cette lueur tamisée des fenêtres, la neige tourbillonnait comme une poussière d’argent.

Cependant la plupart des lumières s’éteignirent bientôt, et les maisons parurent de gros points noirs dans une blancheur laiteuse. Le grésil me fouettait la figure maintenant, et cela m’ennuyait. J’allongeai le pas afin d’arriver plus tôt. Il fait si bon près du poêle où flambe une écorce saturée de poix, quand dehors souffle la bise mordante. Et puis l’homme supporte mal un petit contretemps ; il se résigne mieux dans l’adversité. Il secouera le faix qui l’embarrasse légèrement, et portera avec courage le fardeau solidement ficelé à son épaule.

Dans son rideau de peupliers sans feuilles, la maison de Jean Duval me parut éclairée comme pour les jours de fête. On m’attendait, sans doute, et c’était en mon honneur que brûlaient tant de bougies. J’en ressentis de l’orgueil, et ma vertu d’humilité reçut une large blessure.

Je secouai la neige qui me couvrait, et, d’une main légèrement frémissante, je soulevai la clenche d’acier. Alors de l’intérieur j’entendis :

— Le voici ! le voici !

— Toujours fidèle à la parole donnée, dis-je en entrant.

La salle, très grande pourtant, contenait à peine la foule curieuse. Évidemment je plaisais et mes récits étaient amusants.

Je me délectais dans ma vanité, quand une douce voix de jeune fille annonça :

— Pas d’histoire, ce soir !… Les marionnettes !… On va bien s’amuser !

— Ils t’attendent pour commencer, me dit le père Jean Duval.

— C’est trop d’honneur à me faire, répliquai-je, un peu refroidi, un peu humilié même.

— Ce sont des marionnettes nouvelles, affirma la mère Duval. Elles vont agir comme du vrai monde… Nous allons rire.

— En effet, le monde prête bien à rire, ajoutai-je rudement.

— C’est si drôle du monde si petit, remarqua la jeune fille qui allait s’amuser.

— Eh ! Mademoiselle, repris-je emphatiquement, nous ne paraissons pas plus grands que ces marionnettes, quand on nous regarde du haut du clocher. Il n’y a ni petits ni grands ; il n’y a que des comparaisons. La fourmi trouve énorme le joli pied d’enfant qui l’écrase, et l’éléphant trouve bien petit le joli pied qui écrase la fourmi… Tout de même ajoutai-je d’un ton plus conciliant, cela m’intéressait, je l’avoue, quand j’avais dix ans.

* * *

Une petite sonnette « tintina » soudain, annonçant le lever du rideau. Dans un encadrement de tentures rustiques, sur un fond de lumière, apparut une figure large, vieille, bronzée et bien connue. C’était le Muron… On le disait un ancien soldat, mais écumeur de champ de bataille, détrousseur de morts. La femme qui le suivait, la « Muronne, » Marie Germain, était une fille de Cap Santé qu’il avait ensorcelée. Il la battait souvent, mais elle ne pouvait se détacher de lui. Ils avaient vieilli sur le chemin public…

C’était le Muron, l’heureux propriétaire des marionnettes perfectionnées.

— Mesdames et messieurs, fit-il d’un ton grave en embrassant l’assistance d’un regard satisfait, c’est l’heure solennelle qui sonne, soyez attentifs, la représentation va commencer.

Vous allez être surpris des progrès qu’a faits, depuis le siècle dernier, l’industrie des marionnettes. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’un jeu d’enfants et d’un amusement inutile, mais d’une récréation digne des esprits sérieux, et d’un enseignement précieux sous une forme amusante. Par quels moyens sommes-nous arrivés à représenter la société telle qu’elle est ou telle qu’elle sera, c’est notre secret…

Silence, et riez bien.

Une petite voix très grêle et qui semblait sortir d’une boîte mal fermée, jeta tout à coup un flot de paroles brèves et vives qui furent entendues jusqu’au fond de la salle.

Tout le monde se mit à rire. Il n’y avait pas de quoi, cependant, comme vous allez le voir.

C’était une poupée qui se promenait à pas lents et gesticulait d’une façon tragique. Elle sanglotait parfois, et parfois, s’irritant, elle faisait des menaces… L’infortunée avait un mari infidèle.

N’est-ce pas la chose la plus invraisemblable ?

Un instant après, un jeune homme s’avança derrière elle, à pas de loup, puis, la saisissant dans ses bras, il l’attira sur son cœur et lui mit un baiser sur la bouche pour la forcer au silence.

N’est-ce pas là encore une chose invraisemblable ?

Et l’on entendit dans un soupir de flûte molle :

— Je vous adore !

— Laissez-moi donc ! dit une voix plus molle encore…

— Vous êtes ma vie !

— Vous savez bien que je ne m’appartiens plus…

— Il vous trahit !…

— Je le sais, hélas !

— Je vous consolerai, cher ange !

— Je ne veux pas être consolée…

— Cela, par exemple, c’était bien naturel.

Je ne sais comment finit l’idylle. Une foule survint et la pauvre délaissée se sauva. Le consolateur aussi… par le même chemin.

Une foule survint ; une foule d’électeurs. Nous eûmes le spectacle d’une élection à la mairie, dans un centre rural, alors que tous les contribuables pouvaient voter. Tous ces petits hommes de huit à dix pouces de hauteur, allaient, venaient, couraient, s’arrêtaient au moyen de ficelles habilement dissimulées, comme dans le monde réel.

Les candidats — il y en avait deux, afin de doubler l’intérêt et de permettre un échange de gracieusetés à l’absinthe — les candidats vinrent à l’encontre l’un de l’autre. Il est rare, du reste, que deux adversaires tirent dans le même collier. Ils étaient suivis de leurs partisans, et parmi ces partisans à la culotte serrée sur la cuisse, on voyait se déployer des jupons larges et bigarrés. Là aussi, dans ce peuple de carton, l’émancipation de la femme jetait ses racines.

Une invraisemblance encore !

Les deux partis se rencontrèrent au milieu de la place. Ils paraissaient également forts. Une boîte d’allumettes servit d’estrade. Les candidats, souples comme des acrobates, sautèrent d’un bond sur le couvercle bien assujetti, ne se doutant pas, sans doute, qu’ils s’arrêtaient sur un volcan prêt à se réveiller.

— Messieurs les électeurs, commença le plus âgé, je viens de nouveau solliciter les honneurs de la mairie — Il avait occupé pendant trois ans déjà le fauteuil civique. — J’ai travaillé, selon mes forces et mon intelligence, à l’agrandissement et au bonheur de notre municipalité… Vos intérêts sont les miens et mes espérances sont les vôtres… J’ai comme vous toutes les intentions honnêtes et toutes les ambitions légitimes. Je compte sur votre bienveillance, comptez sur mon extrême désir de vous être utile.

Je vous dirai d’abord que j’aime le progrès et ne marche — pas à reculons… C’est par les municipalités surtout que le peuple est gouverné. Si elles sont bien administrées le pays le sera aussi. Il le sera surtout si vous placez au timon des affaires des hommes déjà éprouvés ; car ceux qui sont habiles dans les petites choses le sont de même dans les grandes. Il est bien malaisé de rendre justice à chacun, si l’on arrive au pouvoir sans avoir une connaissance intime des humbles et des malheureux. En effet, lorsqu’on est placé haut on voit moins à ses pieds que dans le lointain. Il n’est pas inutile cependant de regarder loin, puisque si vous marchez tête basse, vous arrivez à l’abîme sans le voir.

On dit que j’ai de l’ambition, que je cherche à m’élever… N’ayez pas peur de vous élever ; il se trouvera toujours des gens au-dessus de vous que vous ne pourrez atteindre, et qui vous feront comprendre votre impuissance.

Les municipalités ont besoin des lumières de la science pour devenir florissantes. Il faut qu’on leur parle, il faut qu’elles apprennent. Or, le meilleur moyen de parler pour être entendu de tout le monde, c’est de parler dans les journaux. La gazette est le porte-voix de tous les ouvriers de la pensée, et elle jette aux quatre vents du ciel toutes les audaces de l’esprit humain… Le journaliste sait tout ou feint de tout savoir, ce qui est à peu près la même chose… Nous devons donc recevoir les journaux, et forcer le gouvernement à les payer. C’est le meilleur système d’économie sociale, et le moyen le plus expéditif de relever la nation. Puis, il faut tout lire dans un journal, tout, depuis le nom jusqu’aux conditions d’abonnement exclusivement, en passant par les guérisons miraculeuses de la réclame, les mariages qui sont un prétexte pour étaler, sans pudeur, la toilette de la mariée et les innombrables cadeaux des innombrables amis, les naissances où les parrains et les marraines viennent saluer le public, et les enterrements qui se changent en parties de plaisir.

On gagne toujours quelque chose à lire, même à lire des livres du terroir ; mais en retour on perd souvent à parler, même quand on parle pour dire des vérités… Et je vais me taire.

Encore un mot pourtant. Je favorise les cercles agricoles et je vous conseille d’en faire partie. On y apprend à cultiver la terre avec intelligence, à faire pousser des légumes nourrissants, et des grains qui valent mieux que la poussière d’or de la Californie… Dans la plupart des autres cercles on apprend à cultiver l’ivrognerie et le jeu, deux plantes dont les épines sont cruelles et les parfums dangereux.

Les travaux de la voirie étaient négligés. Chacun, comme vous le savez, devait y mettre la main et faire sa part. Or, tous attendaient après chacun et personne ne commençait. On se décharge aisément, voyez-vous, d’une obligation partagée. Le Conseil municipal s’est fait votre serviteur et il a agi. Maintenant vous marchez d’un pied ferme sur de larges trottoirs et vous ne crottez plus vos souliers. Plusieurs sont fâchés de cela. Ils disent que la boue ne salit que la chaussure, et que la brosse rend au cuir son éclat. Ils ne disent pas qui rend au gousset les sous dépensés pour la brosse et le reste…

Aujourd’hui l’eau coule dans les fossés au lieu de dormir dans les ornières, et les chemins sont bons ; les clôtures sont solides, et les béliers en quête d’aventure ne vont plus fourrager le domaine du prochain. Les routes sont comme les rivières. Les unes et les autres font naître la richesse sur leur passage, mais à la condition qu’il n’y ait pas d’écueils dans celles-ci, ni d’ornières dans celles-là… Sur de bons chemins il n’y a ni mauvaises voitures, ni chevaux paresseux… Vos chemins sont beaux, et vous pouvez aller vous promener…

Plusieurs se mirent à crier, pensant qu’il se moquait d’eux. Vous pouvez aller vous promener ! cela se dit quand on veut se débarrasser de quelqu’un ; c’est une injure. Une bagarre s’en suivit et les jupons s’enfuirent. La boîte prit feu et ce fut bientôt un sauve qui peut général. Le deuxième candidat s’enfuit comme les autres, sans répliquer un mot, ce qui manque de vraisemblance.

Après quelques minutes de repos, le Muron nous présenta une danseuse de l’opéra. Elle avait fait tourner bien des têtes royales par ses pirouettes élégantes et ses grâces incomparables.

Elle arriva leste et pimpante sur le parquet luisant. Le parquet, c’était toujours la table. Elle n’était pas excessivement habillée, mais il paraît que c’est mieux.

Les mouvements sont plus à l’aise en dehors des nœuds et des agrafes. La robe semblait ne commencer nulle part et finir partout, mais on distinguait assez un maillot rose et un soulier mignon. Au reste, elle était si petite.

L’orchestre, une flûte champêtre comme Tityre et Mélibée savaient en faire, égrena sans mesure une averse de notes éveillées, et les petits pieds de la petite créature s’agitèrent fort adroitement, avançant, reculant, glissant, sautant… sautant surtout. Puis, finalement, la danseuse pirouetta, selon la parole du Muron, comme on pirouette sur les parquets cirés des grands opéras. Mais aucune tête ne tourna. Il est vrai qu’il n’y avait là que de bonnes têtes « d’habitants. »

* * *

Après cela, nous fûmes introduits dans un petit salon intime. Quand je dis : introduits, vous comprenez ce que cela signifie. Ici encore nous vîmes un spectacle assez amusant, mais pas commun du tout, et qui ne se trouve guère que dans l’imagination des romanciers.

Quelques tables rondes et beaucoup de chaises vernies meublaient ce petit salon. Sur les tables, il y avait des tapis verts, et sur les tapis verts, des jetons d’ivoire. Assises au tour de ces tables, des femmes élégantes tenaient, comme des éventails, dans leurs mains blanches, des cartes chiffrées dans les coins.

Presque toutes fumaient des cigarettes, et, de leurs bouches roses, montaient sous un souffle légèrement odorant, les molles ondulations d’une fumée grise.

On entendait de toute part le son mat de la monnaie de convention, puis des phrases courtes, des mots pleins de sens pour les initiés, mais absolument vides pour les autres.

— J’y suis.

— De combien ?

— Deux de mieux.

— J’accorde.

— Passe.

— Bien ! rien ! rien !

— Combien de cartes ?

— Une.

— Deux.

— Trois.

— Pas du tout.

— Parlez, maintenant.

Évidemment on jouait le « Bluff ».

Cependant, chose singulière et que je n’avais jamais vue chez les joueurs de mon sexe, il régnait là une gaieté bruyante, et les décavées riaient plus fort que les autres. On aurait dit qu’elles jouaient à « qui perd gagne. » Jamais une plainte comme chez les hommes d’autrefois… surtout jamais un juron. On faisait une cagnotte, et les jetons d’ivoire tombaient dru dans le plateau destiné à cet objet. Sur les murs de la salle, de distance en distance, des boîtes élégantes se profilaient comme les troncs suggestifs des églises et des chapelles.

Un coucou perché sur une corniche d’ébène, entre deux vases de fleurs, comptait, avec une précision de mathématicien, les minutes données au jeu. Quand, de sa voix monotone et un peu plaintive, il annonça la dixième heure, toutes les dames se levèrent et terminèrent debout la dernière donne.

Puis on fit le bilan.

Les gagnantes, toutes ravies, partirent à la file et se dirigèrent vers les troncs cloués au mur. Chacune selon sa dévotion. Il y avait un tronc des pauvres, un tronc pour les âmes du purgatoire, un autre pour des messes, un autre pour le luminaire, un autre pour le pain de Saint Antoine de Padoue, et le reste.

Les pauvres avaient toujours bonne part. Ce soir-là, Saint Antoine eut du


Soyez attentifs, la représentation va commencer.

pain à revendre… mais les âmes du purgatoire

n’éprouvèrent guère d’adoucissement à leurs ennuis.

La cagnotte était destinée aux maris sages, restés au coin du foyer pour surveiller les bonnes. On la tira au sort et la plus haute carte l’emporta. Toutes les dames reprirent en hâte le chemin de leur maison. Et plusieurs disaient, pour s’excuser, que cette manière de faire l’aumône valait bien les bazars et les petits sacs.

Quelques moments plus tard, nous entendîmes, dans les coulisses, une querelle passablement amusante. Une querelle de musiciens et de chanteurs… chose bien incroyable encore, et qui ne trouvera que des incrédules. Je vais tout de même vous raconter cela.

La scène se passait derrière les rideaux. De fait, il s’en passe plus là qu’ailleurs, et de plus piquantes aussi… Comme toujours le rideau laissait voir ce qu’il aurait dû cacher.

C’était à qui chanterait ou ne chanterait pas, jouerait ou ne jouerait pas. Chacun voulait donner le morceau de son choix, ou ne donner rien du tout. Le directeur avait beau prier, supplier, gourmander, commander, on lui riait au nez. Il fallait laisser passer l’orage.

L’un offrait du comique, pour faire rire ;

L’autre, du tragique, pour faire pleurer ;

Celui-ci, un chant patriotique, pour enlever la salle ;

Celui-là, une romance sentimentale, pour toucher les cœurs ;

Un autre, quelque chose de corsé, de leste ;

Un autre encore, du voilé, à cause des jeunes filles.

On parla d’un solo.

Tout le monde voulut donner le solo.

On proposa un duo.

Tout le monde voulut chanter le duo.

Un grand chœur…

Personne ne consentit à en être. Y pensez-vous, un grand chœur ?… On entend toutes les voix à la fois, et pas une mieux que les autres.

Une pianiste très brune voulut prendre la place d’une blonde, dans un morceau à quatre mains.

— Vous savez bien, répliqua celle-ci, piquée au vif, que j’en vaux deux comme vous.

— Comment cela, mademoiselle ?

— Comment cela ?… parce que je suis une blanche et vous, une noire.

Un violoniste boiteux s’entendit appeler double croche.

On cria à une petite bossue tapageuse :

— Savez-vous la valeur d’une ronde, mademoiselle ?

— Si vous saviez la valeur du silence, vous, répondit-elle.

On reprocha à un jeune ténor ses fréquents soupirs…

Et que sais-je ?

Mesdames et messieurs, dit enfin le directeur, ahuri, pratiquez davantage, je vous en supplie, les notes d’agrément.

Ainsi pendant dix longues minutes, et l’on finit par s’entendre, je crois, car l’on n’entendit plus rien.

Nous fûmes témoins, ensuite, d’un autre spectacle assez plaisant aussi. C’était le monde renversé, et la scène se passera vers la fin du siècle prochain. Il ne s’en portera pas plus mal, le monde, et, au lieu d’être à l’envers il aura peut-être repris sa position normale des premiers jours. Au reste, si c’est un mal, un autre siècle le guérira. Laissons rouler la machine. L’habitude de voir un défaut rend indulgent ; mais l’on finit souvent, hélas ! par douter d’une vérité qui est sans cesse souffletée…

C’était l’heure de la promenade. Nous vîmes défiler, sur une route imaginaire, de superbes carosses attelés de chevaux richement caparaçonnés. Haut juchés sur leur siège, des cochers avec chapeau de soie sur la tête, boutons d’or sur la poitrine et galons brillants sur toutes les coutures, conduisaient ces équipages fastueux. Sur la route, des piétons à la mine piteuse regardaient, d’un œil d’envie, ce déploiement de luxe, et secouaient, d’une main encore blanche, la poussière des roues qui les éclaboussaient.

Dans ces voitures de gala, il y avait de grandes dames et de gros messieurs. Toutes les dames paraissaient belles ; seulement, les unes ressemblaient au matin et les autres, au soir. Les unes portaient, dans leur chevelure, l’or des blondes avoines, les autres, un léger duvet de neige, ou l’ébène d’une aile de corbeau. Tous les hommes paraissaient polis, mais ils saluaient d’une main calleuse et avec un peu de vanité.

C’était le défilé des travailleurs heureux. C’était la procession des parvenus, comme ceux qui vont à pied.

Il y avait des entrepreneurs de toutes sortes de choses et des négociants en tout genre ; des spéculateurs aux aguets ; des exploiteurs de médecines hardiment patentées ; des ouvriers de toutes les heures ; des manufacturiers, des politiqueurs, mais pas un poète, pas un peintre, pas un musicien.

Et ceux qui les regardaient passer, la mine rechignée et l’air déconfit, n’étaient plus que le reliquat d’une époque déjà lointaine, et le reste d’un monde ancien. C’était la royauté en habit râpé et sans couronne. Des fils de princes et de ducs, des rejetons de comtes et de barons, des noms jadis retentissants et des veines où dormait une goutte de sang noble…

Et, parmi ces déchus, plusieurs tenaient à la main des parchemins jaunis qu’ils offraient aux belles ouvrières en landau. Toutes acceptaient avec un plaisir mal dissimulé, ces titres démodés et vains ; et princes et roturières continuaient leur route ensemble, parchemins contre bourses, dans un curieux tête-à-tête.

Le temps avait marché, comme vous voyez ; le peuple était devenu souverain. Le travail refaisait le monde et les travailleurs régnaient en maîtres à leur tour. À eux l’or et les richesses !… À eux les plaisirs !… À eux la gloire et les honneurs !… À eux la terre domptée qu’ils mettaient dans le creuset !…

Pour combien de temps ?

Voici une autre scène drolatique encore, mais comme les précédentes, tout à fait incroyable. Je vous l’ai dit, c’était le monde à l’envers, que ces marionnettes du Muron.

Les femmes s’étaient émancipées. Elles ne portaient plus le jupon embarrassant, mais le pantalon étroit, la cravate blanche et le jabot de dentelle. Elles s’entraînaient depuis un siècle, et leurs membres délicats avaient pris une vigueur extraordinaire. Les dames faisaient la boxe, jouaient aux quilles, à la crosse, aux palets, et jonglaient avec des haltères de vingt-cinq livres dans leurs salons parfumés.

Les paysannes tenaient les mancherons de la charrue, fauchaient le blé et creusaient les rigoles à travers les champs moissonnés.

Toutes se complaisaient dans la buée tremblotante d’un café divinement exquis, né de l’union de deux plantes étrangères, l’une de l’orient et l’autre, de l’occident. Les heureuses mères de famille donnaient, sans honte et sans regret, un lait généreux à leurs vaillants poupons, et les poupons, souriaient narquoisement, comme s’ils avaient pu savoir les ruses de leurs belles aïeules, et les illusions des antiques bébés.

L’évolution n’était pas encore parfaite. On aura beau faire, il restera toujours quelque chose de l’œuvre sage du Créateur.

Les hommes, sans ambition désormais, et contents de se reposer d’une lutte tant de fois séculaire, trouvaient tout naturel ce jeu des forces créées. Ils ne fumaient plus, ne buvaient plus, ne jouaient plus, et se laissaient aimer chastement, en riant malicieusement des surprises que l’avenir réservait à d’autres.

Ils se réunissaient encore le soir, de temps à autres, mais pour réciter le chapelet et jouer à la petite brisque, sans enjeu, deux contre deux, à la relève.

Après avoir négligé le salut éternel depuis le commencement des temps, ils négligeaient la vie terrestre. Ils dépassaient le but. Ils oubliaient que l’homme est esprit et matière, que le travail est une loi divine, et que la terre est une hôtellerie où l’on peut manger, boire et dormir, en payant. Seulement, il faut laisser la chambre propre et payer un peu plus que ça ne vaut.

Parmi les femmes, il s’en trouvait que la Providence avait affligées du don de la parole, et elles abusaient affreusement de ce don précieux dans les assemblées publiques ; mais, chose incroyable encore, dans les réunions intimes, elles ne déchiraient plus leurs amies et parlaient charitablement de tout le monde, même de leurs maris.

Quelques-unes écrivaient des livres de piété, à l’usage des jeunes garçons qui voudraient embrasser tout autre chose que le maigre célibat, et des manuels de jeux et de sport, pour les jeunes filles soucieuses de l’honneur de leur sexe.

Quelques autres se livraient à l’étude de l’antiquité, et nous confondaient avec les momies de l’Égypte. Elles trouvaient nos mœurs et nos coutumes bien étranges.

D’autres cherchaient le célèbre élixir de vie que notre mère Ève, dans une heure de gourmandise fort regrettable, vendit pour une pomme à un fameux intrigant qui s’en sert toujours. D’autres encore se flattaient de faire des lois sages, et claires, que nul esprit retors ne pourrait interpréter à sa guise, et appeler en témoignage contre le bon sens. D’autres aussi, mais en petit nombre, dépensaient des flots d’éloquence pour sauver, du bagne et de l’échafaud, les voleurs, les incendiaires et les assassins, et pour ravir à leurs victimes infortunées le respect et la pitié de leurs concitoyens. Ajoutant le blasphème à l’audace, elles appelaient cela de la charité.

Et parmi ces dernières, j’en remarquai une qui tournait, fiévreusement et tour à tour, les pages d’un traité d’astronomie et les pages d’une géographie. Elle s’agitait sur son siège, frappait du poing sur la table et jurait de sauver sa cliente.

Il s’agissait d’une séduction, d’un enlèvement, de quelque chose de monstrueux enfin. La coupable, une femme de quarante ans peut-être, avait enlevé un jeune homme encore sous la puissance paternelle. Il manquait douze heures à l’âge voulu pour l’émancipation. Le lendemain de l’attentat il eût été libre. Quelle hâte malheureuse ! Douze heures encore et le crime n’eût été qu’une idylle charmante.

Or, le jeune homme avait vu le jour dans une île de la baie de Bengale. Mais il était anglais. Les Anglais naissent anglais partout, surtout depuis qu’ils ont des îles dans toutes les mers, et des mers dans tous les continents. Il s’était échoué sur nos rivages avec un vaisseau marchand dix ans auparavant.

La femme de loi soutenait d’abord qu’il n’avait pas opposé de résistance sérieuse à l’entreprenante fille d’Ève, car nul ne l’avait entendu crier : « Shocking » ! Mais elle allait démontrer, en outre, qu’il avait bien réellement les douze heures qui semblaient lui manquer. En effet, le soleil d’orient avait éclairé son berceau douze heures avant de paraître à notre horizon lointain. Donc le jeune homme avait douze heures de plus que les enfants d’ici nés, en apparence, le même jour et au même instant… Une belle cause ! J’aurais voulu l’entendre plaider, mais d’un coup de baguette, le Muron fit disparaître le spectacle.

* * *

Ce fut au tour des boxeurs. Une espèce d’artistes qui ne chantent que des duos, et battent la mesure de leurs poings fermés. La salle applaudit à outrance. Chez le peuple, le roi de la taloche est le plus populaire des souverains. On aime les coups bien portés, les muscles souples, les poings durs : on admire l’adresse, la ruse, l’agilité, toutes les vertus du corps. Je ne dis pas que l’on dédaigne les vertus de l’âme.

* * *

Ils se portèrent de rudes coups en pleine figure, d’un poing serré et sans gant. C’était affreux, et contre les lois du pugilat. Ils reculaient, puis bondissaient comme des béliers l’un sur l’autre. Leurs jambes flageolaient parfois, et l’on devinait l’épuisement. Ils poussaient de petits cris de fureur, comme s’ils se fussent haïs, et pourtant ils ne s’étaient jamais vus. Ils arrivaient des extrémités du monde pour se mesurer. Tous deux s’intitulaient champions de l’univers. Il y en avait un de trop. Comme si, plantés, l’un sur le pôle nord et l’autre sur le pôle sud, ils ne pouvaient pas se croire seuls maîtres de la terre.

À la dixième ronde, ils roulèrent l’un et l’autre sur l’arène et ne se relevèrent plus. Ils étaient morts. Ils étaient morts illégalement, l’un ayant frappé trop haut et l’autre, trop bas. Aussi le diable vint-il les chercher. Un diable noir, au nez crochu, au front garni de cornes, au dos agrémenté d’une bosse, et terminé par une longue queue dévotement portée par quatre diablotins…

* * *

Quand l’enfer se fut refermé sur les restes meurtris des lutteurs, un ange parut. Il avait des ailes aux épaules mais ne s’en servait pas. Il était singulièrement attifé pour un ange. Il paraissait couvert de haillons, mais de haillons brillants. Des lambeaux qui semblaient une parure étincelante. Les déchirures laissaient passer des rayonnements. Il avait l’air fatigué cependant : peut-être venait-il de loin, peut-être avait-il souffert. Il se dirigea vers un coin de la place et, sans frapper, comme c’est le droit de ces divins voyageurs, il entra dans une maison de belle apparence, et la porte resta ouverte.

Par cette porte large et haute, on put voir un lit blanc, et, sur le lit blanc une forme blanche de jeune fille. Il n’y a, en effet, qu’une jeune fille qui soit susceptible de vêtir une pareille blancheur et une forme aussi gracieuse.

Autour du lit immaculé se pressaient une famille dans l’affliction, des voisins et des amis. Le père demeurait sombre, la mère pleurait en priant, un jeune homme sanglotait en regardant la morte.

Or, voici en deux mots et comme l’a racontée le Muron, l’histoire de cette grande douleur.

C’était le soir des fiançailles… Les fiançailles de la jolie défunte et du jeune homme tout désolé. Un beau soir de juin, plein de calme, de parfums, de fleurs et d’étoiles. Elle se promenait dans l’allée ombreuse qui conduit de la maison à la route, le front encore humide du premier baiser, et le cœur débordant d’une ivresse nouvelle, quand une femme inconnue l’aborda. Cette femme tenait par la main un enfant d’une dizaine d’années. Tous deux étaient misérablement vêtus. Le petit garçon marchait avec peine et pleurait beaucoup. Il était malade. Il grelottait, et malgré la tiédeur de l’air, ses petites dents claquaient sinistrement.

La jeune fiancée conduisit à sa mère les deux misérables créatures, et quand le petit malade fut débarrassé de ses guenilles, lavé dans une eau pure et proprement habillé, elle le prit dans ses bras et le déposa sur un bon lit.

Pendant plusieurs jours, pendant plusieurs nuits elle veilla à son chevet.

Cependant le mal empirait. Une fièvre maligne consumait ce petit corps déjà épuisé par les fatigues et les privations. La mort arriva.

La mère était partie déjà, heureuse peut-être de n’avoir personne à traîner désormais sur le chemin public. À quelque temps de là, la douce fiancée fut à son tour prise de la fièvre, et les soins et l’amour ne la sauvèrent pas plus qu’ils n’avaient sauvé le petit mendiant.

* * *

Quand l’ange s’approcha de la couche funèbre, on vit un sourire étrangement doux passer sur les lèvres blêmes de la morte. Il prit dans ses bras sacrés la chaste dépouille et s’éleva vers le ciel.

Voilà qui a du bon sens, au moins… Et ce fut la fin.