Contes vrais/13

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin (p. 393-410).

Illustrations de
Georges Delfosse.


Il y a quelques années, le passant la voyait encore. C’était une croix tracée avec le doigt sur une grosse pierre, au bord du chemin, à deux ou trois cents pas de la falaise, pas loin de la maison du vieux Boisvert, tant renommé pour l’excellence de ses vergers.

Souvent, quand je me rendais à l’église de Saint-Jean-des-Chaillons, alors que ma famille demeurait sur les bords pittoresques de la petite rivière du Chêne, à l’endroit où elle se jette dans le fleuve, je m’arrêtais un moment devant ce signe sacré, et je me demandais s’il n’y avait pas là quelque douloureux mystère.

Les vieux disaient :

— Nous l’avons vue au temps où nous étions jeunes. Elle ne s’est pas effacée. La pluie ne l’a jamais lavée, le soleil ne l’a jamais brûlée. Elle est la même toujours. Le père Bouchette m’affirma qu’elle était là, rouge sur cette roche grise, quand on ouvrit le chemin. C’est le chemin qui s’est approché d’elle.

Cependant la José-Baptiste, qui feint de tout savoir et n’a pas la langue dans sa poche, me conta plus tard que c’était Modeste Mailhot qui avait fait cette croix. Vous savez, le gros Modeste dont la canne ressemblait à une crosse d’évêque, et les souliers à des raquettes de peau d’orignal ?

J’ai vu la canne formidable et les larges souliers. Le curé de ma paroisse, M. Faucher, l’oncle de M. Faucher de Saint-Maurice, gardait ces singulières reliques. Avec la canne on pouvait assommer un bœuf, dans le soulier je me fourrais les deux pieds tout chaussés.

Ce géant demeurait sur la côte de la petite rivière du Chêne, tout près du pont. Il pesait plus de cinq cents livres, était fort comme dix et amoureux comme douze.

Or, la nièce José-Baptiste me conta que le gros Modeste avait fait cette croix à l’époque où l’on ouvrait le chemin du roi. Il survint au moment où six hommes s’efforçaient en vain de rouler, à quelques pas, une roche énorme qui brisait la ligne droite de la route.

— Rangez-vous un peu, mes gars, fit-il.

Les gars ne demandaient pas mieux. Ils étaient curieux de voir la force de ce gaillard. Lui, doucement, lentement il se pencha, s’appuya l’épaule au caillou, de ses bras fit un levier, puis se raidissant comme une amarre que la barre du cabestan met à l’épreuve, il souleva la masse lourde et la fit rouler plus loin. Alors, pour commémorer ce tour de force, il marqua la pierre d’une croix rouge.

La José-Baptiste a-t-elle dit vrai ?

Voici, tout de même, une autre explication que beaucoup de mes lecteurs délicats aimeront mieux.

Elle m’a été soufflée à l’oreille par mon démon familier.

***

Reportons-nous à deux siècles et plus en arrière.

Le voile mouvant de la forêt primitive s’étend encore sur les bords du grand fleuve et déroule, jusqu’en des lointains infinis, ses replis d’où s’échappent de mystérieux murmures ; le fleuve, drapé dans son écharpe d’émeraude comme aujourd’hui, comme aujourd’hui aussi dort paresseusement dans son lit profond, ou jette à ses bords impassibles l’écume de ses flots vagabonds.

Des oiseaux aux larges ailes blanches tourbillonnaient dans l’air comme des voiles qui se déchirent, et, sur les eaux, des pirogues élancées glissaient comme de grands oiseaux. Des cris, nulle part ailleurs entendus, perçaient l’obscurité des nuits ; des chants étranges s’élevaient et mouraient, les matins et les soirs. C’était, souvent aussi, le silence saisissant de la nature sauvage dormant en sa quiétude séculaire, avec, de temps en temps, les soupirs ou les plaintes, les chants ou les sanglots de la vie qui cherche le réveil.

Un matin, le matin du 20 mai 1656, plusieurs canots d’écorce abordaient, avant l’heure du lever, à la grève tranquille de l’île d’Orléans. Un calme profond régnait sur la bourgade huronne, dont les wigwams se serraient pieusement autour d’une petite chapelle de bois.

Des arbres avaient été abattus, et cela formait çà et là de larges blancheurs dans l’ombre de la forêt. Le sol était fouillé, et déjà, à travers les souches noircies qui semblaient des fauves aux aguets, le froment avait bercé ses épis barbelés, et le maïs ses longues tiges aux aigrettes pompeuses. La civilisation plantait ses premiers jalons sur l’une des plus belles îles qui soient sorties des ondes de notre fleuve.

Les Hurons, dociles et intelligents, avaient prêté l’oreille à la parole du missionnaire et aux avances du soldat. Ils avaient offert leur front au baptême, et tendu leur main à la France. Ils sont demeurés fidèles.

Ce matin-là, Brin-d’herbe, la plus jolie Huronne du hameau naissant, quitta, aux premières lueurs de l’aurore, sa couche de feuilles odorantes. Elle serra autour de ses hanches une longue bande d’étoffe brillamment « carreautée, » chaussa des mocassins brodés avec du poil de porc-épic, teint de diverses couleurs, arma ses bras de bracelets de cuivre nouvellement poli, et mit à son cou un collier de verroterie, où s’attachaient une croix et une médaille d’étain fin. Ensuite elle alla prendre, sur une tablette, dans un coin de la cabane, une « couverte » de drap noir bordée d’une large raie bleue, et elle en enveloppa ses brunes épaules. Alors, souriante, elle s’agenouilla auprès de sa couche devant une image de la sainte Famille.

Elle pria longtemps ; elle pria avec une ferveur étonnante. Et ses lèvres où passait le frisson d’un amour nouveau, d’un amour idéal, répétaient toujours les mêmes prières :

Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié…

Je vous salue, Marie, pleine de grâce…

Et son imagination ardente s’emportait, peut-être, sa foi neuve en des régions merveilleuses, où les ivresses de la vie sauvage se fondaient avec les ravissements promis par une religion divine.

Le jour qui se levait devait être, pour la belle enfant des bois, un jour de grande joie. L’eau sainte du baptême allait couler sur son front. Déjà son cœur possédait les douces vertus chrétiennes et son esprit pénétrant s’était familiarisé avec les principales vérités de la religion. Depuis longtemps elle soupirait après l’heure bénie où l’Église de Jésus-Christ la presserait sur son cœur de mère, en l’appelant sa fille bien-aimée.

Aux pâles lueurs de l’aube avaient succédé des teintes plus vives, et le ciel d’orient fermait d’une barrière de pourpre, par delà les îles, le grand fleuve endormi. Les premières gerbes lumineuses tombèrent comme une pluie de diamants sur le feuillage, et les Hurons sortirent de leurs cabanes pour aller prier à l’église et travailler au champ. Libres fils de la forêt, fiers guerriers que le fer n’avait pu dompter, ils venaient humblement se courber sur la glèbe, après avoir enterré la hache de guerre et rejeté loin le tomahawk, afin de vivre à l’ombre de la croix.

***

Les canots montés par les Iroquois avaient atterri dans une anse, sur la droite de l’île, à quelques arpents de la petite église. La rive était élevée en cet endroit. Les arbres s’y échelonnaient majestueusement jusqu’à la cime. L’eau dormait profonde et noire dans le demi-cercle formé par l’enfoncement du tuf grisâtre.

Sans effaroucher les oiseaux qui saluaient le matin ; sans rompre, sous leurs pieds, les branches sèches dont les craquements pouvaient trahir ; sans prononcer une parole, car le souffle venu du large aurait pu la porter à l’oreille des ennemis, les Iroquois montèrent à la file, courbés sur la mousse, glissant sous les rameaux épais, attentifs, recueillant tous les murmures, fouillant d’un œil ardent les alcôves sombres ou les clairières ensoleillées, le tomahawk à la main, le couteau à la ceinture, la soif du sang à la bouche.

Ils arrivèrent sur le sommet.

Devant eux alors le sol descendait, par une pente longue et douce, vers un autre point du rivage. Ils firent quelques pas et s’arrêtèrent. Le soleil, sortant d’une buée molle et laiteuse, inonda tout à coup d’une lueur aveuglante les cabanes d’écorce et le toit de la chapelle.

Ils virent une jeune fille se diriger vers la maison de la prière. Une foule bigarrée lui faisait escorte : des vieillards incapables de bêcher la terre des champs ; des femmes portant sur leur dos la nagane où dormait le nouveau-né ; des garçons jouant de la tambourine ; des vierges chantant des cantiques pieux.

Ils sourirent à cette vue, et leurs mains se crispèrent sur la gaine de leurs couteaux ou le manche de leurs casse-tête. Ils reprirent leur marche de fauves, mais ils se hâtaient maintenant. Le sang les attirait.

Déjà les Hurons étaient dispersés dans leurs petits champs, et, penchés sur des instruments nouveaux pour eux, les yeux fixés sur les sillons qu’ils ouvraient, ils rêvaient des moissons abondantes qui se berceraient à l’automne, comme de grandes vagues jaunes, sur cette terre aujourd’hui toute nue.

Et ceux qui ne travaillaient point sous les feux du joyeux soleil, dans les flots des matinales et fraîches émanations venues des bois et des eaux, ceux-là priaient, réunis autour de leur père, au pied du plus humble des autels, mais tout près de Dieu.

Alors un cri formidable retentit :

Ohé ! ohé ! ohé !

Et la troupe barbare s’élança.

Pauvre Huron, la moisson qui va couvrir ton champ s’étendra comme un voile de deuil, à l’automne. Elle va germer dans ton sang.

Le saint missionnaire s’apprêtait à verser l’eau du baptême sur le front de la jeune néophyte, quand les féroces Iroquois firent, en hurlant, tomber la porte de l’église, et s’enfoncèrent par une trouée sanglante à travers les chrétiens en prière, jusqu’à l’autel du sacrifice.

Quand ils furent fatigués de tuer, écœurés de sang, ils enchaînèrent quelques prisonniers, pour la vengeance du lendemain, et ils reprirent la route de leurs cantons lointains.

Soixante et onze victimes étaient tombées sous leurs coups.

* * *

Les canots des traîtres remontaient le fleuve, groupés comme une volée d’oiseaux de proie revenant de la curée. Les pagaies de frêne s’enfonçaient ensemble, d’un mouvement rapide et mesuré, dans le flot qu’elles repoussaient, et les chants cadencés, rauques et monotones, s’unissaient au bruit léger de l’eau qui tournoyait sous les pales flexibles. Ils passèrent devant Québec, hardiment, cyniquement, sans plus se soucier de la mitraille des visages pâles que de leur amitié.

Ils ne furent pas inquiétés.

Ils pagayèrent tout le jour, avec une vigueur qui ne se lassait point. Ils se hâtaient de mettre une longue distance entre le lieu de leur crime et leurs


Rapide comme une gazelle que le plomb du chasseur a touchée, Brin-d’herbe repoussa le chef insolent et se précipita dans la rivière.

pirogues. Peut-être craignaient-ils quelque

surprise. Peut-être aussi songeaient-ils au plaisir qu’allait procurer à la tribu la torture des prisonniers. Quand les derniers feux du soir se furent éteints sur la cime bleue des montagnes, et que les nuages, tout à l’heure bordés de pourpre ou frangés d’or, furent devenus semblables à des rochers sombres qui dentelaient l’horizon, ils s’approchèrent de la rive pour chercher un abri. Une rivière étroite et profonde coulait entourée de gracieuses collines, au fond d’une baie. Ils s’arrêtèrent à son embouchure. C’était la petite rivière du Chêne.

Les prisonniers furent attachés, à quelque distance les uns des autres, au tronc des arbres qui ombrageaient la grève.

Or, parmi ces prisonniers se trouvait une jeune fille. Ses cheveux en désordre et souillés de sang, son vêtement déchiré, des blessures cuisantes, indiquaient assez la lutte désespérée qu’elle avait soutenue. Maintenant elle était calme, et son grand œil noir et doux était plein de larmes, comme la nuit où vainement il plongeait.

Brin-d’herbe n’avait pas reçu le baptême, et c’était la crainte de mourir sans avoir été purifiée par l’eau régénératrice qui l’attristait ainsi. Le sang de ses belles épaules meurtries, le souvenir de sa couche parfumée, près de sa mère, la pensée d’un exil sans fin, l’aspect du bûcher, la vision de mille instruments de supplice, tout cela pouvait bien faire frémir sa chair vierge… Oui, mais tout cela n’était que chose d’un moment… Après il n’y aurait plus rien… rien ! Mais le baptême !… le ciel… la joie éternelle de la possession de Dieu !… Elle pleurait, la pauvre enfant des bois.

La nuit s’étendit comme une mer de ténèbres, et, dans cette mer impalpable, tout flottait invisible et comme perdu. Les sanguinaires guerriers dormaient, couchés au fond, sur la mousse et les feuilles des étés disparus.

Tout à coup une main rude toucha la main tremblante de Brin-d’herbe. La captive frissonna et se recula instinctivement, aussi loin que ses liens le permettaient.

— Tu seras ma femme, murmura une voix vibrante, et tu ne subiras pas le supplice des prisonniers.

C’était le chef qui parlait ainsi. La vierge huronne ne répondit rien :

— Veux-tu, reprit le chef, et je vais défaire tes liens ?

Brin-d’herbe répondit d’une voix émue :

— Si tu veux écouter la parole de la robe noire, et te faire chrétien.

Le chef se mit à rire dans les ténèbres. Il riait d’un rire cynique, mais personne ne le voyait rire.

— Le chef des Iroquois te le promet, dit-il. Il se fera instruire par la « robe noire. » Viens, ô douce fleur de la forêt, viens !

Et il coupa les liens.

Rapide comme une gazelle que le plomb du chasseur a touchée, Brin-d’herbe repousse le chef insolent et se précipite dans la rivière.

Le bruit de sa chute n’éveilla pas d’échos, mais le chef poussa un cri rauque, féroce, désespéré, et lança son couteau de guerre vers l’endroit où venait de tomber la jeune fugitive.

Un léger cri de douleur répondit. Ce fut tout.

L’obscurité était profonde sous les arbres, et toute poursuite devenait inutile.

Le camp des Iroquois, un moment troublé, rentra dans un silence terrifiant.

Le matin, quand la lumière se répandit tiède et claire sur la rivière et sur le feuillage, le chef sourit en regardant les eaux devenues lourdes et immobiles, comme un couvercle bien cloué sur la face de sa victime. Mais quand il regarda les herbes et les plantes qui s’épanouissaient sur la berge, il vit luire des gouttes de sang, et ces gouttes faisaient une ligne rouge sur un tapis vert. Alors il s’échappa de sa poitrine un sanglot de colère et de plaisir méchant. Il suivit la voie douloureuse où la martyre avait passé. Il marcha longtemps ; il marcha près d’une heure, avide, inquiet, tantôt irrité, tantôt s’oubliant en de folles et coupables espérances. Tout à coup il poussa une clameur de joie.



À genoux, près d’une roche grisâtre sur laquelle un rayon de soleil descendait, à travers les larges branches d’un orme, il venait d’apercevoir la vierge huronne. À son cri de triomphe le bois frémit, quelques oiseaux se prirent à chanter, et la gerbe de rayons qui tombait sur la roche enveloppa la vierge d’un nimbe éclatant.

La jeune fille seule ne s’émut point. Elle ne détourna pas la tête. Mais, de sa main défaillante, elle prit du sang qui coulait d’une large blessure, et fit une croix sur son front immaculé. Puis, s’inclinant vers la pierre, elle traça une autre croix, grande, pourprée, brillante comme le rayon qui venait du ciel. Sa lèvre pâle se colla saintement, amoureusement à ce signe du salut. C’était le baptême de sang.

Elle ne se releva point.