Contes vrais/14
Son cœur était pris. À la vérité, elle ne l’avait pas défendu, car elle voulait un maître, et elle se sentait faite pour la servitude, la douce servitude des âmes tendres, qui portent comme un trophée les chaînes de l’amour, et comme un diadème la couronne d’épines des épreuves.
Ce n’était pas dans les enivrantes fêtes du monde qu’elle l’avait rencontré. La lumière un peu aveuglante des candélabres dorés n’avait jamais enveloppé, de son chaud rayonnement, la tête un peu mutine de cette libre fille des champs. Mais le cœur se réveille aussi bien dans le calme endormeur de la vallée, que sur les cimes bruyantes qui regardent le ciel ; et les amitiés qui naissent au soleil de la prairie, ou sous la ramure parfumée, gardent toujours quelque chose de leur suavité première.
Ensemble, aux jours de leur enfance, ils avaient fréquenté l’école du village. Elle, plus jeune et plus studieuse, lui, moins adonné à l’étude qu’au jeu, et regardant souvent, d’un œil coquin, par-dessus son livre ouvert, la petite écolière du banc voisin.
Ils avaient marché, poussés par la foule qui se hâte vers l’avenir, et quinze ans après, Joséphine Duvallon, la petite studieuse d’autrefois, était une grande brune, fraîche et rose comme un fruit mûr, et Mathias Padrol, son petit ami, robuste, large d’épaules, la lèvre marquée d’une moustache noire en accent circonflexe, passait à bon droit pour le plus faraud de la paroisse. Il n’en était pas le plus beau. Jean-Paul Duvallon, le frère de Joséphine, avait meilleure tournure. Puis son œil bleu plein de rêves troublait agréablement les jeunes âmes. Les sensibles villageoises se tournaient vers lui, comme les marguerites des prés se tournent vers la lumière. Mathias aurait été jaloux s’il n’eût aimé la sœur de son ami.
Un jour, ils partirent ensemble, Mathias et Jean-Paul, pour courir après la fortune. Ce fut un jour de deuil pour leurs familles et pour la jeunesse de la paroisse.
L’absence avait duré trois ans, et les jeunes voyageurs parlaient de leur retour au pays. Cependant Mathias revint seul. Il avait le teint bronzé par le soleil, les mains gercées par le travail, le front traversé par une ride, le regard chargé d’une lueur singulière. Avec tout cela, fier d’être au milieu des siens, pendant que ses compagnons peinaient encore là-bas, dans les montagnes de la Californie, le pic à la main pour déterrer les filons d’or, le pistolet à la ceinture pour se défendre contre les bandits.
Lui, il avait été très heureux. Sa bêche infatigable avait découvert d’inépuisables veines, et il avait marché dans la poussière d’or, comme d’autres marchent dans la boue. Il ne s’était pas montré souvent dans les rues de San Francisco, redoutant les appels séduisants des chopes mousseuses, des tapis verts, des alcôves sombres. Il avait mieux aimé la vie solitaire dans les âpres montagnes, les jours laborieux, les nuits reposantes sous les rameaux embaumés. C’était lui qui disait cela.
L’espoir d’éblouir sa paroisse par l’éclat de sa fortune avait été un aiguillon puissant, il ne le cachait pas. Il aimait les richesses et, dans sa vanité, il ne lui déplaisait nullement d’éclabousser ses amis restés gueux.
Maintenant l’heure du repos sonnait. Il allait jouir en paix du fruit de ses labeurs ; il se promettait une longue existence de plaisirs.
Bien des jeunes gens lui portaient envie et regrettaient de ne l’avoir pas suivi au pays de l’or. Ils ne songeaient pas aux autres qui n’étaient point revenus, à Casimir Pérusse, à Robert Dulac, à Jean-Paul Duvallon, le frère de Joséphine, la sage petite écolière d’antan. Oui, ce Mathias Padrol, il faisait bien des jaloux.
Le lendemain de son arrivée on était venu le voir d’une lieue à la ronde. La maison s’était remplie. On avait ouvert la chambre de compagnie, comme pour le curé, et c’est là qu’on était venu d’abord lui serrer la main ; mais bientôt les fumeurs avaient fait irruption dans la cuisine, et les femmes s’étaient groupées un peu partout. Il fallait bien le voir et l’entendre. Lui, il passait d’une pièce à l’autre, fier de cet empressement, agitant la grosse breloque d’or qui pendait à sa chaîne de montre, et faisant miroiter, comme par hasard, l’énorme chaton qui lui embarrassait les doigts.
Les Duvallon étaient accourus les premiers. Le père, la mère et la fille. C’était là toute la famille maintenant. Ils ne demeuraient pas loin, la quatrième terre en gagnant l’église. Ils avaient espéré presser sur leur cœur l’enfant prodigue, mais Jean-Paul ne se trouvait pas encore riche, et il restait là-bas, dans l’ennui, guettant une dernière occasion de réaliser de jolis bénéfices.
Pourtant, il avait écrit qu’il partirait avec Mathias. Ils ne s’étaient jamais séparés, ils ne se sépareraient jamais… Entre son vieux père et sa vieille mère, il pouvait vivre heureux sur le bien des ancêtres…
Il avait même laissé deviner un secret qui jetait l’âme de sa sœur dans un doux émoi : Ils seraient, Mathias et lui, unis bientôt par un lien plus fort que l’amitié. Cela dépendrait d’elle, Joséphine…
La mère Duvallon pleurait, Joséphine se consolait, disant que c’eût été trop de bonheur à la fois. Le père était songeur et ne disait mot.
— Il reviendra, affirmait Mathias, ne vous découragez point…
Le temps de régler certaines affaires importantes… Vous le reverrez, bien sûr… Il m’a prié de vous embrasser tous, et de vous dire de vivre sans inquiétude…
— Et nous autres qui comptions l’avoir à notre petite fête du foulage ! s’écria la mère Duvallon, en s’essuyant les yeux avec le coin de son tablier.
En ce temps-là la vie des champs était plus rude qu’aujourd’hui, mais elle était plus belle. Les rapports entre les voisins étaient plus intimes ; les mœurs avaient encore quelque chose de patriarcal. La paroisse était une grande famille tenant feu et lieu un peu partout, à la « grand’côte » et dans les « concessions, » sous l’œil du curé et des vieillards.
L’industrie dormait. La machine n’avait pas remplacé les bras et la corvée florissait. Non pas la corvée humiliante et lourde de la féodalité, qui taillait le peuple à merci, mais la corvée de la liberté chrétienne, qui s’empresse à secourir la souffrance.
Et parmi ces petites fêtes du travail, le foulage des étoffes de laine n’était pas sans originalité.
La mère Duvallon, qui portait allègrement ses soixante années, avait filé bien des aunes pendant les longues soirées de l’automne. Et toujours, pour accompagner le grondement du fuseau où se tordait le brin soyeux, un refrain d’ancienne chanson avait voltigé sur ses lèvres. Joséphine, debout devant le métier bruyant, avait tissé les étoffes nouvelles. Le bourdonnement du rouet, le claquement des marches sous des pieds vaillants, la course étourdissante de la navette sur la chaîne, le choc vif et dur des lisses sur la trame, tout cela avait rempli la maison d’un bruit singulier, et ceux qui passaient devant la porte se détournaient pour voir un peu les bonnes ouvrières, et mieux entendre les joyeux échos du travail.
Maintenant plusieurs pièces d’étoffe, roulées avec soin et recouvertes d’un drap, à cause de la poussière, attendaient, au grenier, l’heure du foulage. Elle arriva.
Quand les invités entrèrent, le grand chaudron pendait à la crémaillère, au-dessus d’une flamme vive, dans la vaste cheminée de la cuisine. Dans cette ardente lueur du brasier, avec sa robe de suie, il paraissait plus noir. L’eau dont il était plein commençait à frissonner sous les rayons de la chaleur, et une buée légère, bientôt évaporée, cachait à demi le crochet de fer et les pièces enfumées de l’antique instrument. Dehors, sur des foyers de cailloux tout étroits il y avait des feux de sarments qui pétillaient, et, sur ces feux, dans plusieurs ustensiles, l’eau bouillante chantait aussi.
Une auge longue, profonde et large comme un canot de voyageurs, occupait le milieu de la pièce ; et, tout près, à l’un des bouts de cette auge, on avait placé un dévidoir solide. Des bâtons de merisier ou de bouleau, dépouillés de leur écorce, durs et pesants, étaient rangés le long de la cloison.
Mathias Padrol était venu l’un des premiers. Il lui tardait de voir Joséphine et de lui dire comme il l’avait trouvée jolie, le dimanche précédent, quand elle avait fait la quête, à l’église, pour la chapelle de la Sainte Vierge. Il n’était pas, toutefois, sans éprouver un serrement de cœur, en songeant qu’il faudrait parler encore de Jean-Paul, son compagnon demeuré là-bas.
— À l’ouvrage, mes enfants, commanda le père Duvallon, voici les pièces d’étoffe qui descendent du grenier.
— Que ceux qui ont de bons bras prennent les rames, ajouta madame Duvallon, en montrant les rondins sans écorce, qui faisaient des lignes claires sur le bleu sombre de la cloison.
La première pièce se déroula lentement et descendit dans l’auge pleine d’eau.
— Au nouvel arrivé, au voyageur des « pays hauts, » l’honneur de commencer, proposa Pierre Beaulieu, le premier voisin.
Un murmure approbateur suivit.
Mathias Padrol alla prendre un des plus longs gourdins, et vint se placer auprès de l’auge. D’autres firent comme lui. Ils étaient six, trois d’un côté, trois de l’autre. Ils formaient la première « escouade. » D’un bras nerveux, avec leurs bâtons, ils poussèrent de-ci de-là, dans l’auge profonde, le tissu neuf qui s’imbiba d’eau chaude, et devint très lourd.
Ils chantèrent des « chansons à la rame, » des chansons aux refrains cadencés que toutes les voix répétaient, et leurs bâtons, en poussant l’étoffe, s’enfoncèrent dans l’eau comme des avirons. Quand ils les relevaient, des gouttes brûlantes ruisselaient comme des colliers de perles, avec un bruissement clair.
— Drôles de canotiers, qui se tiennent debout en dehors de leur canot, et plongent leurs pagaies en dedans, fit une jeune fille, avec un éclat de rire.
— C’est qu’il n’y a plus d’eau dans la rivière, depuis que le père Chiniquy a prêché la tempérance, répliqua l’un des « fouleurs. »
— Si les jeunes filles venaient nous aider à ramer, la barque irait plus vite, observa un autre.
— Et l’aviron pèserait moins, affirma un troisième.
Quelques jeunes filles, des plus rieuses, s’empressèrent de mettre leurs mains blanches sur les pagaies d’un nouveau genre, et l’étoffe roula dans sa couche humide avec un élan rapide. Des couplets d’un mouvement plus vif accompagnèrent le murmure de l’eau tourmentée. Il y avait des moments de repos. Puis, d’autres jeunes gens s’approchaient, à leur tour, de l’immense vaisseau où trempaient les aunes de drap neuf, et continuaient avec ardeur l’ouvrage commencé.
On avait jeté, dans l’eau chaude, quelques morceaux de savon fait à la lessive, et des bulles où s’allumaient de douces lueurs semblaient sourdre, comme des étincelles, du fond noir de l’auge, et une écume légère et blanche s’attachait, comme une dentelle fragile, aux longues parois.
Parfois une aigrette humide se détachait du tissu violemment secoué, et venait s’abattre sur une robe rose, ou sur un gilet noir. Des rires éclataient, et la robe ou le gilet s’en allaient se sécher poétiquement à la flamme du foyer.
C’est ainsi que Mathias et Joséphine, robe et gilet largement éclaboussés, s’appuyèrent au manteau de la cheminée. La flamme ondoyait, les vêtements séchaient, et les cœurs se réchauffaient. Tous les foyers bien attisés peuvent incendier les âmes, sans brûler leur chétive enveloppe.
Sur le grand dévidoir lentement tourné par des bras fermes, les aunes d’étoffe s’enroulèrent, trempées, chaudes, fumantes, et l’eau tombait en gouttes pressées, comme d’un nuage qui crève. Des femmes, un balai de cèdre à la main, essuyaient à mesure les ravages de l’ondée, et le plancher, sous le frottement des branches odorantes, prenait les clartés douces d’un brouillard au lever du soleil.
Au travail, succéda le plaisir, un plaisir fait de danses qui roulaient comme des tourbillons de chansons lancées à plein gosier, de causeries jetées par bribes, d’un bout à l’autre de la salle.
Cependant, retirés dans un coin de la pièce, assis sur un coffre peint en bleu, près du lit de « parade, » dont les rideaux de toile tombaient jusques à terre, Mathias et Joséphine avaient longtemps parlé tout bas, comme des amoureux qui ont peur d’ébruiter leur secret. Albert Dupuis, le menuisier qui avait bâti la maison du père Duvallon, un honnête homme et un bon ouvrier, avait jeté souvent de leur côté un regard inquiet et jaloux. Depuis longtemps il aimait la jeune fille, en silence et avec discrétion. Maintenant il regrettait de ne pas lui avoir « parlé » plus tôt. Le premier est toujours le premier.
Il fallut se reposer de la danse et des jeux, comme on s’était reposé du travail. Il fallut aussi calmer la faim qu’avaient aiguisée l’exercice et la gaieté. Le réveillon survint. Il fut accueilli avec enthousiasme. Au dessert, après les chansons, Mathias fut prié de raconter quelque chose. Il parla de son retour.
Ils étaient partis plusieurs ensemble pour revenir au pays. Ils avaient traversé les montagnes et les prairies, armés comme pour la guerre, car les sauvages qui errent dans ces contrées lointaines sont traîtres et féroces. Ils avaient marché par des sentiers ardus, le long des ravins ténébreux, au-dessus des précipices où grondaient des torrents invisibles. Ils avaient escaladé des rochers abrupts calcinés par le soleil. Grâce à leur connaissance de la forêt, à leur prudence, à l’ombre des arbres touffus, ils traversèrent heureusement la chaîne des Rocheuses, et descendirent dans l’immense prairie qui s’étend, comme un océan sans limites, vers le soleil levant. Désormais il fallait marcher à ciel ouvert. Plus de savane, plus de rochers, plus de ravins pour les protéger. S’ils étaient aperçus par les Indiens, ils seraient attaqués, et, s’ils étaient attaqués, pourraient-ils se défendre avec succès et sauver leur vie ?
Ils cheminaient à grands pas, dans le foin qui recouvre d’un voile mouvant l’immensité de la plaine, et en cheminant, ils regardaient à l’horizon, pour voir si la silhouette de quelque bande ne s’y lèverait point, comme un nuage menaçant.
Un soir, dit-il, le soleil, descendu lentement du ciel bleu, s’enfonçait dans les vagues lointaines de la prairie, comme un œil sanglant qui va se fermer, et les herbes légères qui ondulaient au souffle du vent paraissaient bercer des éclairs. Nous nous étions arrêtés pour contempler ce spectacle magnifique, et par instant, nous ne pouvions nous défendre d’un frisson de peur, car il nous semblait que le feu s’était allumé dans cet océan de verdure aride, et qu’il s’avançait sur nous avec la rapidité du torrent. Tout à coup, dans ce rayonnement merveilleux de la prairie, à une distance immense, nous aperçûmes des ombres qui s’agitaient. Des profils d’hommes et de chevaux se dessinèrent peu à peu, noirs et superbes, sur le fond de lumière. Les chevaux couraient, les hommes étaient armés. On ne traverse point ces déserts sans carabines, révolvers ou poignards. Nul doute, c’étaient des Indiens à la recherche d’une caravane, ou fuyant après un pillage.
Les ombres grandissaient en se détachant de l’horizon de feu. La troupe se dirigeait sur nous. Était-ce hasard ? Nous avait-elle aperçus ? Impossible de fuir ; nous n’avions pas de montures, et les coursiers sauvages venaient comme le vent. Nous étions cinq, les Indiens paraissaient une cinquantaine. Et puis, ces hommes-là sont d’une adresse incroyable. Debout sur leurs chevaux au galop, ils lancent le lasso qui étrangle, la flèche qui transperce ou la balle qui foudroie.
Nous eûmes un moment d’angoisse extrême, et nous nous dîmes adieu.
Jean-Paul s’écria :
— Si je meurs, si vous vous sauvez…
— Jean-Paul ! firent ensemble les Duvallon, stupéfaits.
— Il est donc mort ! s’écria la mère, d’une voix brisée par le désespoir.
— Mathias, pourquoi nous avoir caché cela ? reprocha Joséphine, en laissant tomber sur sa main sa figure inondée de larmes.
Le père Duvallon se leva de table et se prit à marcher à grands pas.
Il murmurait :
— Jean-Paul !… Mon Dieu ! c’est-il possible ?…
Et tout le monde se mit à parler à la fois. C’était un bruit sinistre de plaintes, de regrets, de soupirs, de sanglots. Mathias eut un moment de frayeur. On l’entendit murmurer entre ses dents serrées par le dépit :
— Ai-je été assez bête ?
Cependant on crut bien que ce mouvement de colère venait de la peine qu’il causait à cette brave famille Duvallon. Il s’en voulait. Il ne pouvait toujours plus se taire maintenant. Il fallait tout dire. Le mal, au reste, n’en serait pas plus grand : le coup était porté.
— Voici, continua-t-il, il ne faut jamais se hâter de publier les mauvaises nouvelles. Pourquoi faire pleurer les gens aujourd’hui, si l’on peut attendre à demain ? Voilà pourquoi j’ai été discret. Et puis, il n’est pas sûr que Jean-Paul ait été tué. Il peut revenir. Vous savez, dans ces immenses prairies on se perd, on s’égare, on prend des routes qui ne conduisent pas toujours où l’on veut aller. Il est peut-être dans les mines à piocher de l’or, et il attend une caravane pour revenir.
C’est plus sûr, une caravane…
Il allait, il allait…
— Oh ! Ce sont des illusions, des illusions ! interrompit le père Duvallon.
— Le cher enfant, il est bien mort ! il est bien mort ! sanglotait la pauvre mère.
Joséphine se retira dans sa chambre, pour pleurer, et on l’entendit gémir, car la porte resta entr’ouverte. Ses meilleures amies, entrées avec elle, s’efforçaient de la consoler.
Et puis, chacun évoquait le souvenir du malheureux jeune homme. On parlait de son enfance et de sa jeunesse, de ses alternatives de douce gaité et de singulière tristesse. On vantait son amour du travail, sa complaisance, sa sensibilité. Il était pieux, il était fidèle à ses amitiés.
Un vieux chantre au lutrin, le père José-Henri, qui mettait sa gloire à chanter plus haut que les autres les psaumes des vêpres, raconta comme il se hâtait de se rendre à l’église, le dimanche, pour servir la messe, ou s’asseoir dans les stalles dorées du sanctuaire, avec les autres enfants de chœur. Il se souvenait de son air digne et de sa démarche mesurée, alors que vêtu de sa jupe noire et de son surplis blanc aux larges manches, il était thuriféraire, les jours de grande fête. Nul mieux que lui ne balançait l’encensoir. Il faisait, d’un geste aisé, décrire à la chaîne luisante une courbe gracieuse ; et l’encensoir retombait mollement, sans bruit et sans perdre le feu bénit, puis remontait encore, trois fois pour le curé, trois fois pour chaque côté du chœur, et trois fois pour le peuple.
Alors un nuage d’encens roulait dans l’air tiède de l’église, et s’étendait comme un voile de gaze azurée sous les arceaux de la voûte.
Cependant l’on entourait Mathias. Il fallait savoir comment cela avait fini, cette attaque des Indiens.
— Dis tout, raconte tout ce que tu sais, cela vaut mieux, observa le père Duvallon.
Mathias, s’efforçant de paraître ému, reprit d’une voix basse, comme s’il eut eu peur de réveiller de nouvelles douleurs :
— Il ne fallait pas songer à demeurer ensemble, car le groupe que nous formions pouvait être vu d’une longue distance. Chacun prit donc de son côté, au pas de course, et chercha une cachette sous les touffes de foin, dans les replis du sol, qui sont comme les ondulations des eaux. Pour moi, je me jetai immédiatement à terre, et j’attendis, dans une terreur que je ne saurais peindre, et en conjurant le ciel de me prendre en pitié, l’arrivée de la bande cruelle. Je m’imaginais que mes compagnons, poussés par l’instinct plutôt que guidés par la réflexion, se sauveraient aussi loin que possible, et seraient en conséquence observés plus longtemps. J’avais raisonné juste. J’aurais voulu retenir Jean-Paul, mais il était déjà loin.
Au bout de quelques instants j’entendis le galop des coursiers. Il produisait un grondement sourd comme le tonnerre qui roule, et le sol frémissait sous mes membres. L’ardente chevauchée approchait. Elle approchait en poussant des clameurs féroces. Soudain, je me vois envelopper d’un nuage horrible. Une sueur froide m’inonde et je me prends à trembler comme dans la fièvre.
Elle courait toujours. Elle s’éloignait. Je n’avais pas été vu. Le bruit infernal allait mourant. Mais voici qu’un hurlement nouveau remplit les airs, un hurlement de joie. Mes compagnons avaient été découverts, sans doute ; quelques-uns d’entre eux, du moins. Je n’osais pas remuer, de crainte de me trahir, et toute la nuit je restai sous le foin qui m’avait sauvé.
Le matin, quand les sauterelles et les criquets se mirent à voltiger au-dessus des brins de mil, ou à crier leurs rauques saluts au soleil levant, les Indiens avaient disparu, et je me trouvais seul au désert. J’appelai mes compagnons, mais nulle voix ne répondit à la mienne. Que sont-ils devenus ? Ont-ils été tués ? Sont-ils prisonniers ? Je l’ignore.
Deux fois les jours sombres et courts de l’automne s’étaient enfuis comme des volées de corbeaux, et deux fois l’hiver, de son écharpe de neige, avait enveloppé nos campagnes endormies. Noël avait chanté l’hosanna auprès de l’Enfant-Dieu, et le monde avait de nouveau tressailli d’allégresse, au souvenir du plus consolant des mystères. Le carnaval avait encore secoué ses grelots éveillés au milieu de la foule distraite, puis le carême était venu mettre un peu de cendre sur la tête des chrétiens en leur murmurant d’une voix grave :
« Homme, souviens-toi que tu n’es que poussière et que tu retourneras en poussière ! »
On était au dimanche de Pâques fleuries, et les jours de grande tristesse qui allaient venir seraient suivis d’un solennel et joyeux alléluia.
Un alléluia joyeux, surtout, pour les jeunes gens qui devraient se jurer un éternel amour au pied des autels. Et parmi ces heureux que proclamait la rumeur, se trouvaient Mathias Padrol et Joséphine Duvallon.
Le père Duvallon avait besoin d’un homme pour l’aider à ses travaux. Le rude labeur de toute une vie aux champs commençait à peser sur ses épaules, et les ouvriers se faisaient rares. Les mines d’or de la Californie, et les manufactures de la république voisine, attiraient toujours la jeunesse. Elle entendait, dans un rêve obsesseur, le bruit des machines puissantes ; elle voyait les étincelles des paillettes d’or. Il fallait partir. Mathias demeurerait avec son beau-père. Il serait l’enfant de la maison, puisque Jean-Paul ne revenait point.
Les bans furent publiés du haut de la chaire. Première et dernière publication. La chose fut remarquée, parce qu’à cette époque on ne se dispensait pas aisément des trois publications exigées par la discipline de l’Église. On savait que Mathias avait de l’argent, et qu’il aimait à trancher du grand.
Les invités à la noce étaient nombreux. Le père Duvallon se serait bien donné garde d’oublier un parent ou un ami. Il n’aurait voulu froisser personne, d’abord ; puis, il aimait bien s’amuser un brin. Mathias et les siens, un peu pingres, un peu vaniteux, auraient préféré trier les convives. Ils durent cependant ouvrir grande la porte, pour ne pas déplaire au père Duvallon. Et puis, ça n’arriverait toujours qu’une fois.
Le matin était un peu froid, mais les chemins étincelaient comme des ceintures diamantées, sous les reflets d’un beau soleil d’avril. Le soleil, un jour de mariage, semble un gage de bonheur. L’union sera sans nuages.
Une longue file de voitures se dirigea vers l’église. On entendait de loin la gaie musique des sonnettes argentines et des grelots sonores. De loin on voyait glisser, sur l’éclatant tapis de neige, les profils sombres des chevaux et des « carrioles. »
Les cloches voulurent être de la fête, et quand la noce franchit le seuil de l’église, elles jetèrent, dans le ciel limpide, les éclats joyeux de leurs grosses voix d’airain.
La cérémonie tardait un peu. Le servant n’arrivait pas. Les cierges étaient allumés dans leurs chandeliers d’argent ciselé, deux sur l’autel et six sur le balustre, auprès des vases de fleurs artificielles, devant les mariés. Leurs petites flammes douces étoilaient de points d’or le sanctuaire vide.
L’officiant s’était habillé pour la messe. Il avait mis un vêtement riche, comme les jours de grande fête : une chasuble de soie blanche, toute moirée, avec une large croix et des guirlandes de roses brodées en or. Il attendait, debout devant la haute armoire de la sacristie, vis-à-vis un crucifix d’ivoire. Il s’impatientait. On a beau avoir de la douceur, on ne saurait empêcher la bile de s’échauffer un peu, quand on attend par la faute d’un autre.
Enfin, la porte s’ouvrit, et deux jeunes garçons se précipitèrent vers la garde-robe où pendaient les surplis.
Le prêtre murmura :
— Deux, maintenant… Aurait mieux valu un seul qui serait arrivé plus tôt.
Les petits servants se hâtaient de se vêtir. L’un d’eux, le plus jeune, dit à l’autre, en attachant autour de sa taille les cordons de sa jupe noire :
— T’es-tu mis au chœur, déjà ?… As-tu servi des mariages ?
L’autre ne répondit point. Il cherchait un surplis, parmi tous ces vêtements blancs et noirs, qui semblaient des spectres accrochés à la file.
— Ne prends pas celui-là. C’est au petit Morand… Il vient de Jean-Paul Duvallon… c’est un souvenir… Tu le mets ?… M. le curé pourrait bien te le faire ôter.
L’autre ne répondit encore rien. Il s’habillait, et le surplis un peu raidi par l’empois, et la jupe, noire comme une plume de corbeau, lui allaient à merveille.
— Veux-tu porter le bénitier, reprit le premier, moi je porterai le livre ?… Comme tu voudras. Ça m’est égal.
Son compagnon, toujours silencieux, ne le regardait seulement pas.
— On n’est pas dans l’église ici, tu peux lâcher ta langue.
Le curé gronda :
— Allons ! Avancez !
Ils accoururent. L’un prit le livre, l’autre prit le bénitier.
Le prêtre s’inclina devant le crucifix d’ivoire, et se dirigea vers le sanctuaire, sans plus se soucier des petits servants qui marchaient devant lui.
Presque tous les bancs de la nef étaient occupés. Ou aurait dit un jour férié. Il y avait beaucoup de curieux, des femmes surtout.
La lourde porte du chœur, toute sculptée, tourna lentement sur ses gonds de cuivre poli. La cérémonie commençait. Il se fit dans les bancs un mouvement houleux comme sur la mer. Les promis s’agenouillèrent sur la plus haute marche du balustre. La jeune fille, devant le mystère nouveau, sentait son cœur se serrer comme dans une angoisse. Elle était heureuse pourtant. Le jeune homme, un peu raide, la tête haute, tâchait de paraître beau. Il s’occupait de lui-même.
Après une courte lecture sur la sainteté du sacrement de mariage, le prêtre s’adressant au marié, demanda :
— Mathias Padrol, prenez-vous Joséphine Duvallon, qui est ici présente, pour votre future et légitime épouse ?
— Oui, Monsieur, répondit d’une voix forte le jeune homme.
Alors le prêtre reprit :
— Joséphine Duvallon, prenez-vous Mathias Padrol, qui est ici présent, pour votre futur et légitime époux ?
— Non, Monsieur, répondit une voix faible.
Il y eut un mouvement de surprise dans la foule. Plusieurs se levèrent debout sur les bancs pour voir ce qui allait suivre.
Le prêtre, stupéfait, regardait la fiancée et semblait attendre une explication.
Mathias, la figure toute rouge à cause de la honte, ou peut-être de la colère, demanda tout haut :
— Pourquoi ?
Le curé, retrouvant le calme nécessaire, dit à l’épousée :
— Il ne fallait pas venir ici, mon enfant… C’est la profanation d’un grand sacrement… Si ce n’est tout à fait la profanation, c’est le mépris… Or, Dieu se sent offensé… Il ne faut pas agir ainsi dans le temple du Seigneur, au pied de l’autel, en présence de Jésus-Christ…
— Mais, Monsieur le curé, je n’ai rien dit, repartit la promise toute tremblante, et des larmes dans les yeux.
— Comment, ce n’est pas vous qui avez répondu : Non ?
— Je n’ai pas eu le temps de répondre, Monsieur le curé.
L’officiant s’indigna :
— Il y a donc, ici, quelqu’un qui oublie volontairement le respect dû à Dieu et à la sainte religion. On veut changer en comédie un des actes les plus solennels de la société chrétienne. Que l’on prenne garde. La loi civile viendra, s’il en est nécessaire, au secours du culte sacré…
Il regarda les servants tour à tour, comme s’il les eut soupçonnés de cette indécente plaisanterie. Ils se tenaient à ses côtés, l’un à droite, l’autre à gauche, calmes, immobiles, les yeux fixés sur la mariée.
Puis les regards se portèrent alors vers eux. Ils n’avaient pas l’air de grands coupables. Le plus jeune se mit à sourire, trouvant cela drôle, sans doute. L’autre était très pâle et une tristesse étrange se peignait sur sa figure d’adolescent.
La mariée les regarda aussi et elle tressaillit.
On entendit chuchoter.
— C’est le petit Antoine Beaudet, celui-ci. On le connaît ; il sert la messe tous les dimanches. Mais l’autre… l’autre… qui peut-il être ? On dirait que c’est Jean-Paul… enfant de chœur. Vous vous en souvenez ?
Mathias lui-même, comme pris de vertige, se mit à parler à sa future.
— Quel est ce petit servant ? Comme il ressemble à ton frère !… Tu dois savoir son nom… Je ne le remets pas, moi…
La fiancée eut envie de pleurer ; cela lui aurait fait du bien. Elle s’efforça de sourire. Le prêtre recommença :
— Joséphine Duvallon, prenez-vous Mathias Padrol, qui est ici présent, pour votre futur et légitime époux ?
Elle n’eut pas davantage le temps de répondre. Une voix lugubre qui sortait comme d’une tombe répéta :
— Non, Monsieur.
Cette fois, il passa un frisson de terreur sur la foule attentive, et il se fit un silence qui avait quelque chose d’effrayant. Le curé ne dit rien. Il croyait toujours à un mauvais plaisant. Un ventriloque peut-être, qui se cachait dans l’assemblée pieuse, et bravait, pour s’amuser, les foudres du Seigneur. Il se pencha vers la jeune fille, afin de recevoir sa réponse.
Elle allait dire : oui, quand ses regards rencontrèrent de nouveau les regards du servant que personne ne connaissait. Elle poussa un grand cri et s’affaissa.
Mathias voulut la secourir. Un vent brûlant passa qui éteignit les cierges, et tout le monde entendit le bruit d’un soufflet sur une joue.
Le marié releva la tête. C’est lui qui venait d’être souffleté. Il voulait voir l’insolent qui l’avait frappé. Il demeura
— Jean-Paul !… Jean-Paul !
Et il sortit de l’église, titubant comme un homme ivre, les yeux dilatés par l’effroi, pâle, avec une tache rouge sur la joue, la marque du soufflet.
Où allait-il ?
L’un des petits servants avait grandi tout à coup, et il paraissait un homme maintenant. Et cet homme, c’était Jean-Paul Duvallon. Il portait au cou une large blessure, et son front était percé d’une balle. Il avait la teinte livide du cadavre et ses yeux versaient des larmes.
— Assassiné !… il a été assassiné ! s’écrièrent plusieurs.
Mais l’assassin, où est-il ? Est-ce l’Indien de la prairie ? est-ce le jeune homme superbe qui s’en va avec le soufflet du mort sur la joue ?
L’église retentit de lamentations, les cloches sonnèrent un glas funèbre ; le prêtre, dépouillant ses vêtements pompeux, mit sur ses épaules la chasuble noire et dit la messe pour le repos de l’âme de Jean-Paul Duvallon.
Il n’y avait plus qu’un petit servant.
Ainsi finit la noce, ainsi finit mon histoire.