Contes vrais/16
FONTAINE VS. BOISVERT.
L’institution des juges de paix n’est pas une chose vaine. Elle permet aux politiqueurs reconnaissants de payer, d’un seul coup, bien des dettes, sans délier les cordons de leur bourse, de récompenser en bloc maints dévouements, sans prodiguer les trésors de leur cœur. Si modeste qu’il soit, le nouveau titulaire reconnaît toujours l’heureuse inspiration du gouvernement qui le revêt de pouvoirs enviés, et, s’il est un peu juif, il se compare aux juges d’Israël, choisis par le Seigneur.
Il pense à ses « confrères » les juges de tous les bancs, grands et petits ; il sent qu’un même devoir lui incombe, et qu’une même responsabilité pèse sur sa tête : faire triompher la justice. Protéger les humbles dans les humbles affaires, cela ne doit être ni un rôle inutile, ni une mince satisfaction. Aussi, il sourit souvent, mais on peut saisir une teinte de gravité, dans le pli complaisant qui se dessine au coin de sa bouche.
Il parle, mais déjà sa parole est plus sobre, et son expression, moins familière. Il écoute, mais son regard, fixe et presque rêveur, paraît interroger les nuages du code, pour voir s’il en sortira des éclairs de bon sens.
Sa personne est irresponsable et sacrée… devant les hommes. S’il se trompe, tant pis pour le plaideur. Le plaideur malheureux montera s’il le veut, d’échelon en échelon, jusqu’au bout de l’échelle. Il trouvera des hommes de bonne volonté qui l’aideront dans cette pénible ascension. S’il tombe, la chute sera lourde, le coup, presque toujours fatal, et… ils s’en laveront les mains.
Les juges de paix arrivent d’ordinaire après les élections, par fournées, comme le pain ; et puisque c’est l’amour platonique des députés qui les engendre, ils ne coûtent rien pour naître. Ils accolent à leur nom le titre d’écuyer, et cela leur suffit ; ils s’estiment payés des services passés et des déboires futurs.
Étienne Biron venait de recevoir sa commission de juge de paix. Il avait déployé, dans la dernière élection, un zèle de converti. D’aucuns diraient : de perverti. Cela dépend du point de vue où l’on se place, et de l’objet que l’on regarde. Je ne me mêle pas à la discussion, et ce qui est écrit est écrit.
Seulement, je dirai que je parle de l’élection d’un député pour représenter le comté de… Allons ! voilà que le nom m’échappe. C’était un député à la législature de Québec, pour remplacer ce pauvre… Bon ! encore une lacune dans mes souvenirs. Ma mémoire me trahit, elle s’en va ; décidément je vieillis.
N’importe, Étienne Biron venait d’être nommé juge de paix. La « Gazette officielle » avait publié son nom suivi d’un flamboyant « Écuyer » ; et lui, d’heure en heure, pendant une longue soirée, il avait lu la miroitante petite prose qui le bombardait grand homme dans sa paroisse. Et quand il s’était endormi, tard dans la nuit à cause des émotions, sa femme, un peu dans le ravissement aussi, l’avait entendu murmurer à différentes reprises, doucement, mollement, et avec des intervalles de plus en plus longs : « juge de paix… juge… écuyer… écu… »
Il était tout de même un homme de bon sens et un excellent chrétien. Si, ce soir-là, il s’est endormi un peu grisé par les fumées de la gloriole, le bon Dieu, j’en suis sûr, ne lui a pas gardé rancune.
À quelque temps de là, Joseph Boisvert se rendit chez le voisin du nord-est, Moïse Fontaine, pour lui demander, de la part de son père, la permission de déboucher un fossé. Fontaine, dans un moment de mauvaise humeur, ou de faiblesse plutôt, avait, sur les instances de sa femme, rempli ce fossé qui coupait sa terre pour aller se jeter dans un ruisseau, un peu plus loin.
C’était après les récoltes, le grain était entré, et les granges, pleines jusqu’au faîte, offraient un coup d’œil réjouissant. De chaque côté de l’aire, dans les « tasseries, » les gerbes d’avoine et de blé, superposées comme les pierres d’une muraille, laissant pendre, blonds et lourds, les épis encore pleins de soleil. Les fenils regorgeaient de foin, et, quand s’ouvraient les portes, le parfum de la fenaison emmagasinée sous les vastes toits blancs, s’échappait par bouffées enivrantes. La terre avait bien rendu ; le temps s’était comporté admirablement ; hommes et bêtes allaient festoyer tout l’hiver.
Moïse Fontaine était fait d’une bonne pâte. Comparé à sa femme, il paraissait un rayon de miel. C’est que Scholastique Bellefaçon ne se laissait pas marcher sur le pied, et ce n’était pas Moïse qui avait la garde des tables de la loi, au foyer conjugal.
Grande et sèche, elle cinglait comme une cravache. Au moral, sa langue emportait le morceau. Chose singulière, leur fille, Angélique, avait la douceur de l’agneau. Le mauvais exemple l’avait peut-être préservée. Souvent, en effet, devant une faute grossière, la candeur naturelle se révolte et le bon sens est écœuré.
Angélique était douce envers tout le monde, mais surtout envers Joseph Boisvert, qui l’avait fait danser plus souvent que les autres, à la dernière « épluchette » de blé d’Inde. Il l’avait même embrassée à deux reprises, grâce à un épi rouge. Vous savez, dans les « épluchettes, » les épis de maïs où le soleil a incrusté des rubis en guise de grains, confèrent au « porteur » le privilège d’effleurer de ses lèvres une joue rose… ou une autre. Mais une fois seulement. Plus que cela, il y a larcin. Un larcin qui n’est pas encore prévu par le code. Au reste, il se pardonne toujours, et nos législateurs peuvent garder leurs foudres pour des baisers de Judas, par exemple.
Il lui avait dit, en partant, un mot un peu mystérieux, et elle s’était perdue en d’adorables conjectures. Ils s’étaient revus le lendemain et des jours suivants. Quand on est voisins on se voisine. Il avait parlé plus clairement ; ça n’aurait pas été nécessaire. Les amoureux déchiffrent tous les hiéroglyphes, comprennent tous les signes de la cabale, et devinent ce qu’ils ne comprennent point.
Quand il entra pour voir le père Fontaine au sujet du fossé, elle filait, en chantant, de molles cardées de laine blanche, couchées dans un long panier de frêne. Son pied s’arrêta sur la marche du rouet, la chanson ferma son aile, et le fuseau cessa de bourdonner.
Le jeune homme la salua en souriant. Elle se leva toute rougissante, et, approchant une chaise adossée à la cloison, elle le pria de s’asseoir.
— Je n’ai guère d’instants à passer avec toi aujourd’hui, fit-il, mais je reviendrai bientôt, si tu le veux.
En disant cela il l’enveloppait d’un chaud regard.
— Si je le veux ? répéta-t-elle.
Et le rayon mystérieux qui s’échappa de leurs paupières, descendit jusqu’au fond de leur âme, et, sous leur calme, des émotions ravissantes se réveillèrent, comme sous la mer unie les grandes lames invisibles. Ils demeurèrent un moment silencieux.
— Il faut que je voie ton père, commença l’amoureux garçon, est-il ici ?
— Il doit être à la grange, répondit Angélique. Il bat du blé qu’il portera au moulin demain.
Joseph le savait bien. Il avait entendu le fléau du vieux voisin tomber dru sur l’aire, mais il était venu quand même à la maison. Il ne fallait pas perdre une occasion de voir la jolie voisine.
— Il ne tardera peut-être pas à rentrer, continua la jeune fille ; attends un peu, assieds-toi.
Joseph ne résista pas à la caresse de la voix. Il vint s’asseoir près du rouet, et se mit à jouer avec le brin de laine qui flottait léger comme un fil de la vierge. Le fuseau se taisait, mais le cœur murmurait à son tour.
Madame Fontaine sortit tout à coup de sa chambre. Elle parut plus longue et plus sèche que de coutume.
— Bonjour, Joseph, fit-elle, d’une voix qui coupait les paroles comme une lame d’acier coupe les muscles, et sans beaucoup regarder le jeune homme. As-tu déjà fini ta journée, toi ? Tu as bien de la chance. Le soleil est encore haut… Ce n’est pas tout le monde qui « dételle » de si bonne heure.
Puis, se tournant vers Angélique :
— Ton rouet est-il brisé ? Tu ne fileras pas ton aune aujourd’hui. Angélique rougit, reprit le brin de laine oublié entre les doigts du voisin et, pesant d’un pied un peu dépité sur la marche du rouet, elle rendit au fuseau son mouvement rapide et son monotone grondement.
Alors Joseph Boisvert se leva. Il dit qu’il allait rencontrer monsieur Fontaine à la grange. Il valait autant le voir là. D’ailleurs, la présence de madame Fontaine gâtait beaucoup le plaisir.
Le père Moïse achevait de battre une airée, et le fléau tombait plus lentement, et un peu fatigué sur les épis étendus comme un tapis tissé d’or, à double rang, tout le long de la « batterie. » Il ne vit pas arriver Joseph, et tout obsédé par son travail et le bruissement des épis mûrs qui s’égrenaient, il ne l’entendit pas, non plus.
— Reposez-vous donc un peu, dit Joseph.
Et il parlait haut afin d’attirer son attention. Le fléau resta sur les gerbes défaites et le batteur de grain se retourna :
— Tiens ! c’est toi, Joseph ! Viens-tu m’aider à battre ? fit-il en riant.
Avez-vous commencé à « battre » vous autres ?
— Pas encore, nous attendons le moulin.
— J’aime mieux le fléau, moi ; ça va moins vite, mais on égrène les épis tant bien que l’on veut. Il n’y a qu’à frapper. Puis la paille est bien plus belle.
— Mais le temps qu’on y met pourrait être mieux employé autrement, peut-être.
— Chacun son goût, mon garçon.
Il alla pour relever son fléau, mais, comme s’il se fut ravisé :
— Veux-tu venir fumer une pipe à la maison ? demanda-t-il.
— Merci, monsieur Fontaine, je viens vous demander la permission de déboucher le fossé que vous avez rempli. Voici que les pluies vont tomber, et vous savez le dommage qu’elles peuvent nous causer, si elles ne s’écoulent point.
— C’est que Scholastique ne chantera pas sur ce ton-là.
— Vous n’allez pas vous laisser mener par le bout du nez, observa Joseph, c’est vous l’homme… donnez le ton… Faites-la chanter juste…
Il disait cela d’une façon badine. Le père Moïse ne riait pas, cependant. Il reprit en branlant la tête :
— Pour avoir la paix, mon garçon, il faut parfois s’exposer au ridicule.
— Mais il ne faut toujours pas faire de tort à son prochain.
— Arrange-toi avec Scholastique.
Il leva son fléau et le fit retomber, par un mouvement plus rapide, sur l’aire qui retentit gaiement. Joseph Boisvert s’éloigna.
Une heure après, Scholastique, faisant de grandes enjambées, jetant des lambeaux de phrases menaçantes à travers ses lèvres serrées, les bras battant l’air, arriva à la grange et se pencha dans la petite porte entr’ouverte.
— Vas-tu endurer ça, Moïse ?… Vont-ils se rendre maîtres chez nous ? hurla-t-elle, exaspérée.
— Hein ? Qu’y a-t-il encore ? répondit le père Fontaine ahuri.
— Boisvert et son garçon qui débouchent le fossé !…
— Sur notre terrain ?
— En voilà une demande ! Est-ce que j’ai coutume de m’occuper de ce qu’ils débouchent chez eux ?
— C’est peut-être aussi bon, après tout.
— Quoi, aussi bon ?… Que je ne m’occupe pas de ce qu’ils bouchent chez eux… ou débouchent chez nous ?
— Les deux choses.
— Par exemple !… Ah ! je vois, le Joseph est venu t’endoctriner… Et tu t’es laissé mettre le carcan, bêtement ! comme cette Angélique qui en raffole… Je suis là, heureusement, et vous allez voir, une fois de plus, ce que peut une femme résolue. Viens avec moi.
— Nous irons leur parler tantôt, à la veillée, ce sera tout aussi bon.
— Et en attendant ils jouent de la bêche… Tout de suite, Moïse ! Charbonnier est maître chez soi… Faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
— Prends garde, Scholastique, tu pourrais être le fer. Tu sais que Boisvert est fort comme deux.
— Il n’osera pas toucher à une femme.
— Alors c’est sur moi que les coups tomberont.
— Dans tous les cas, viens, je le veux ! Laisse là ton fléau et passe devant.
— Allons ! ce que femme veut Dieu le veut, murmura Moïse en aparté, et comme pour s’excuser de sa faiblesse.
Et tous les deux, la femme et le mari, lui devant, elle derrière, maugréant, l’âme angoissée, ils se hâtèrent vers l’endroit où travaillaient les Boisvert, père et fils. Avant d’arriver, la femme cria :
— Allez faire des fossés chez vous, si vous voulez en faire !
— Attends donc, fit le mari, on va leur parler amicalement, c’est mieux.
— Va donc, vieux poltron !
— Fâchez-vous donc pas, répondit le père Boisvert, nous faisons votre ouvrage.
— Nous n’avons besoin de personne pour cela. Vous feriez mieux de travailler chez vous, vous pourriez plus aisément amarrer les deux bouts.
Les Boisvert sourirent et se remirent à la besogne.
— Si vous ne décampez point, vociféra la mégère, je vous assomme avec des roches.
Elle venait de ramasser un caillou ; elle le lança en même temps que sa menace. Elle atteignit le père Boisvert, et lui écorcha l’oreille. Il était très fort, Boisvert, et très doux aussi. Il dit à son garçon :
— Aie soin du père Moïse, toi.
Joseph eut une minute d’hésitation. Il allait, bien sûr, s’aliéner pour toujours le père d’Angélique, et les doux rêves dont il commençait à se bercer, ne se réaliseraient sans doute jamais. Ah ! le misérable fossé, il se creusait profond, maintenant, entre la jeune fille aimée et lui. Il allait devenir un abîme ! Quelques pelletées de sable enlevées ici plutôt que là, et voilà une destinée compromise, une vie brisée, un bonheur perdu !
En songeant à ces choses, il s’était approché du voisin et le tenait en échec, morne, triste, mais l’air décidé. Il fallait obéir à son père.
— Pourquoi cette chicane ? demanda-t-il après quelques instants. Laissez-nous donc travailler en paix, monsieur Fontaine.
— Oh ! quant à moi… C’est Scholastique… Il n’y a pas moyen de la faire plier.
Un petit colloque aigre-doux s’engagea. Pendant ce temps-là Boisvert saisit madame Scholastique par sa longue taille uniforme, et, la forçant à s’incliner profondément sous l’étreinte de son bras gauche, il lui administra, de la main droite, tout ailleurs que sur la joue, cinq ou six bons « soufflets. » Tout de même, quand elle se releva, c’est sa joue qui était rouge.
Moïse et sa femme reprirent le chemin de leur maison, elle devant et lui derrière, cette fois. Elle était dans une colère, une colère !… Lui, il ne savait pas s’il devait rire ou se fâcher.
Il ne se fâcha pas, mais il fut, quand même, obligé de se rendre chez Biron, le nouveau juge de paix, de bonne heure le lendemain. Scholastique n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et il en avait appris long sur la couardise des maris qui laissent battre leur femme par le voisin. C’était pire que l’autre, la couardise de ceux qui… souffrent tout.
Elle avait arrangé un beau procès. Il ne devait pas être difficile de venger la morale outragée par des tapes aussi… inconvenantes.
Et voilà pourquoi le juge de paix Étienne Biron voyait comparaître, devant lui, les Boisvert, père et fils. L’audience avait lieu dans la cuisine, et la bonne odeur de la soupe aux choux, qui mitonnait, faisait faire de lugubres réflexions à l’un des curieux venus là pour s’amuser.
— Hélas ! murmurait-il à ses voisins, le pain sec sera la seule nourriture, et l’eau froide la seule boisson des Boisvert, s’ils sont trouvés coupables des horreurs dont on les accuse.
Le greffier que le juge de paix venait d’attacher à sa personne, fit, d’une voix vibrante d’émotion, mais avec un souverain mépris de la ponctuation des phrases, la lecture de la plainte.
Le « demandeur » accusait les « défendeurs » d’avoir travaillé sur son terrain, sans sa permission. Il accusait, de plus, Boisvert, père, de s’être porté à des voies de fait graves et honteuses, sur la personne de Scholastique Bellefaçon, son épouse légitime et dévouée, à lui le « demandeur. »
Il y eut un murmure dans l’assistance, et l’on entendit des rires étouffés.
La cuisinière oublia son potage. Un moment elle eut peur pour la vertu de son homme, et fut tentée de lui souffler, à l’oreille, de ne pas se mêler de l’affaire de ce… criminel. Elle avisa même un bassin rempli d’eau où, dans un cas de doute, en dernières ressources, le nouveau Pilate pourrait se laver les mains.
Scholastique, pudiquement voilée, attendait le moment où elle serait requise de raconter sa pénible mésaventure.
Les Boisvert avouèrent leur faute, une faute bien légère, et qui tournait à l’avantage de Fontaine. Le voisin devait laisser passer, chez lui, les eaux des terrains supérieurs. Il avait, dans un moment de mauvaise humeur, après les dernières élections, rempli un fossé dont l’existence remontait loin, et dont l’utilité était indiscutable. Si on invoquait la loi, il serait forcé de le déboucher lui-même.
— Ce fossé n’a jamais été verbalisé, observa Fontaine.
— Il existe en vertu d’une entente et de la coutume, rétorqua Boisvert, fils.
— Qu’en sais-tu ? tu n’étais pas au monde quand…
Il allait dire une sottise, le père Moïse, et fournir une arme à son adversaire, mais le juge intervint.
— Que chacun parle à son tour, commença-t-il…
Ce n’était pas cela qu’il voulait dire.
Il se reprit :
— Ne parlez pas plusieurs à la fois…
Il vit que c’était un peu la même chose. Il se recueillit.
— Rendez témoignage, ordonna-t-il d’une voix grave, mais ne discutez pas. Qu’avez-vous à répliquer, monsieur Fontaine ?
Le père Moïse salua respectueusement :
— Voici mon cas, monsieur le juge, fit-il. Scholastique m’a dit — Scholastique, c’est ma femme, comme vous savez. Il faut se faire comprendre — Scholastique m’a dit : « Moïse, ils travaillent chez nous !… Est-ce que charbonnier n’est pas maître chez soi ?… Il faut les envoyer… Viens ! »
« Nous sommes partis, moi et elle. Je marchais le premier. Ce n’est pas parce que j’avais hâte d’arriver ; j’aurais autant aimé rester à battre mon blé ; je ne tenais pas, non plus, à me chicaner. J’aime la paix, la paix avec tout le monde, même avec mes voisins, même avec ma femme. Je ne marchais pas vite et elle me talonnait. Un peu en-deçà du fossé, je me suis arrêté pour… pour ne pas aller plus loin. La prudence est la mère de la sûreté… Ils avaient leurs bêches et leurs pioches… Quand un homme est en colère, il frappe quelquefois avec ce qui lui tombe sous la main… Scholastique a continué d’avancer. Un homme ne lui fait pas peur, deux non plus. Elle leur a crié : « Allez faire des fossés chez vous ! »
« Le garçon s’est approché alors. Un gars robuste et fort comme le père. Vous le connaissez, monsieur le juge. Il ne m’a rien dit d’abord, mais je devinais à son air, ce qu’il avait envie de dire. Nous avons parlé tranquillement, après nous être regardés dans le blanc des yeux. Scholastique allait toujours. Elle ne devinait pas ce qui devait lui arriver. »
— Moïse, ne va pas plus loin à mon sujet ! s’écria tout à coup madame Fontaine.
— Crains pas, Scholastique, je connais la réserve, répondit le brave homme en verve.
— Est-ce tout ce que vous avez à raconter, à l’égard du fossé ? demanda le juge de paix.
— Oui, monsieur le juge, je vais parler de l’autre affaire, maintenant.
— Moïse, la langue te démange, hein ? gronda de nouveau la femme aride et longue.
— Aimez-vous mieux raconter vous-même la malice de l’accusé ? suggéra le juge.
— Moi, raconter une abomination pareille ! je mourrais de honte, exclama madame Fontaine.
— Il faut pourtant bien savoir ce qu’il a fait ; je ne puis le juger sans cela.
— Mais si je vous affirme, sur mon honneur, qu’il m’a traitée indignement ?
— Je vous croirai, madame, mais le magistrat n’en saura rien. Il faut tout dire, comme à confesse.
— Parle, Moïse, moi je n’ose pas.
— C’est que, vois-tu, Scholastique, je n’ai rien vu… j’avais le dos tourné, et je causais avec Joseph.
Les auditeurs riaient, riaient.
— Le défendeur vous a-t-il embrassée ? demanda le juge qui voulait agir à la manière des confesseurs, par suggestion.
— M’embrasser ?… j’aurais bien voulu ! répondit madame Fontaine, toute haineuse.
— Est-ce que vous ne pouviez pas fuir ?
— Fuir ?… Oui !… comme une peureuse !… Avec cela qu’il me tenait serrée comme dans un étau.
— Vous a-t-il battue ?
Elle se redressa :
— Battue ?… Oui, battue ! comme un lâche qu’il est !
— Vous ne portez toujours pas de marque, observa le père Boisvert.
Scholastique lui lança un regard foudroyant.
— Pas de marque ?… La marque est sur mon honneur.
Un loustic lança un mot qui fit éclater de rire la salle entière.
— Enfin, reprit le magistrat, l’accusé a-t-il manqué à la décence ?
— Grand Dieu ! s’il a manqué à la décence !… Heureusement que personne n’a vu…
— Les oiseaux effrayés fuyaient à tire-d’aile, recommença le loustic.
— Voulez-vous que je fasse évacuer la salle ? vous serez plus à l’aise, proposa le juge de paix.
— Il est bien temps, maintenant qu’ils ont tout entendu !
— Encore une fois, madame, vous n’avez rien précisé… quant à l’immoralité.
— Vous êtes juge et vous ne devinez pas où il m’a frappée ?
Étienne Biron, écuyer, faisait un effort suprême pour ne pas rire.
Il s’adressa à l’accusé :
— Alors, monsieur Boisvert, vous avez battu une femme ?… madame Fontaine, la plaignante ?
— Je lui ai donné le fouet, comme on fait à une enfant maussade, monsieur le juge. Tout le mal a été pour moi, car les os sont proches et la jupe est mince. Au reste, elle m’avait provoqué. Voyez, je porte des marques, moi. Mon oreille est à moitié déchirée… Elle a failli me tuer avec une pierre… Je ne me suis pas vengé, j’ai voulu la rendre ridicule, rien de plus.
— Je vais garder la cause en délibéré, déclara le juge de paix.
« Pendant que je réfléchirai, pensez bien, vous autres aussi… Pensez que vous êtes des voisins, que vous êtes d’anciens amis, que vous êtes des chrétiens. Vous devez donc user de bonté les uns envers les autres. Le bonheur de vos familles dépend de votre bienveillance et de votre accord. »
Quand la foule fut dispersée, les plaideurs sortirent. Boisvert fils passa près de Fontaine.
— Je pense que le juge de paix a raison, dit-il, nous ferions mieux de vivre dans l’accord et l’amitié.
— Je le veux bien, mon garçon, mais tu paieras les frais.
— Avec plaisir… si je puis espérer devenir votre gendre.
— Hum ! je ne sais pas, fit Moïse avec un bon sourire. Si tu allais tenir de ton père, et donner le fouet aux femmes ?…
— Il n’y aura rien à craindre… si elles ne me jettent pas la pierre.
Ils s’éloignaient. Je n’ai pas entendu la suite.