Contes vrais/15

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Librairie Beauchemin (p. 447-463).

LE MARTEAU DU JONGLEUR.


Illustrations de
Georges Delfosse.



I


Ô vous tous, infatigables coureurs de bois, pêcheurs et chasseurs, touristes ou « hommes de chantiers », qui cent fois avez franchi, sur vos raquettes de peau d’orignal, ou dans vos canots d’écorce de bouleau, les rivières tortueuses ou les lacs profonds qui baignent les pieds des rochers et des montagnes, entassés au hasard des cataclysmes, comme les vagues d’un océan pétrifié, depuis le fleuve Saint-Laurent jusqu’au lac Saint-Jean ; vous tous, coureurs de bois infatigables, « hommes de chantiers » et touristes, chasseurs ou pêcheurs, vous avez vu les méandres de la belle rivière Batiscan, et vous avez entendu le grondement de ses rapides hérissés de cailloux ; vous avez traversé le lac Édouard, superbe dans ses colères, sous le fouet des vents, comme dans son repos, sous les brumes molles des chaudes matinées de juillet ; vous avez longé le lac Trompeur, qui se replie comme un immense serpent d’argent, derrière les pointes de sable blond qui dentellent ses bords ; vous avez vogué sur le lac Coucou qui se cache et dort paresseusement dans un lit sombre, au milieu d’une verdure sauvage ; mais vous n’avez peut-être pas vu le lac Croche et la turbulente rivière Méquick.

Alors, si les sapins ont des panaches de diamants à leur cime ; si les lacs sombres et mouvants sont devenus des plaines immobiles et éblouissantes de blancheurs ; si les mousses et les lichens frileux sont engourdis sous les baisers de la glace ; si les sentiers que la hache a frayés sont disparus sous la neige, attachez des raquettes à vos pieds vigoureux. Mais si le soleil calcine le sommet des âpres rochers ; si les bouleaux drapés de blanc agitent leurs grappes vertes sur le penchant des collines ; si les eaux des lacs dorment dans un lit de lumière, ou murmurent d’étranges choses à leurs bords sauvages, coiffez le chapeau léger, chaussez les bottes étanches, et prenez l’aviron.

En route !

Le lac Croche est comme une volute d’or attachée à une rivière d’argent. Il commence au pied d’un rocher énorme, à cinquante pas de la Méquick, décrit une courbe parfaite à travers une région tourmentée, et revient mêler, dans un embrassement sans fin, son flot calme aux eaux capricieuses de la rivière, qui courent se perdre dans la Batiscan.

C’est un anneau grandiose avec un rocher abrupt pour diamant.

On arrive sur ses bords par une longue et souvent pénible descente. Il faut suivre des sentiers dangereux, marcher dans les lits caillouteux des torrents, longer des murailles naturelles d’une hauteur prodigieuse, s’ouvrir une route à travers les arbres renversés par les ouragans, et roulés pêle-mêle, comme des gerbes déliées, sur le flanc maintenant uni d’une montagne.

Si vous pouvez atteindre le sommet arrondi qui s’élève là-bas, par-dessus la forêt, de l’autre côté du lac, vous jouirez d’une vue admirable et vous entendrez quelque chose d’étonnant.

Prêtez l’oreille.

Ce n’est pas un bruit de feuilles qui palpitent au souffle des brises mystérieuses ; ce n’est pas le baiser strident d’un lambeau d’écorce qui retombe, comme un oripeau brillant, sur le tronc immobile du bouleau ; ce n’est pas le pivert gourmand, qui perce de son bec dur les arbres où se cache le ver ; ce sont des coups réguliers sur quelque chose de résistant. On dirait le son du métal. Puis, de temps en temps, on croirait qu’une plainte monte vers le ciel.

Vous avancez, le bruit recule. Il est partout, il n’est nulle part.

II


Aux premiers jours de la colonie, alors que le drapeau de la France, longtemps regretté, flottait glorieux sur les hauteurs de Québec, des peuplades indiennes parcouraient, chassant et pêchant, les vastes régions du nord. Nos saints missionnaires commencèrent leurs prédications sur les bords des fleuves et des lacs, comme autrefois Jésus. Les sauvages emportaient, dans leurs courses lointaines, les paroles de la « Robe Noire, » et racontaient à leurs frères étonnés ce qu’ils avaient entendu.

Une de ces peuplades errantes avait élevé ses wigwams sur les rives du lac Croche. De quel nom s’appelait-il alors, nul ne le dira jamais.

Cette tribu était fière de son chef, le Sagamo, fière de son sorcier, le Jongleur.

Le Sagamo avait un fils : Matchounon, le Jongleur avait une fille : Onaïda.

La fille du Jongleur devait être fiancée au fils du Sagamo, avant le départ pour la chasse.

Matchounon se rendit à la cabane du Jongleur avec les présents d’usage : une hache de pierre finement taillée, un tomahawk, un calumet ciselé et des peaux de castor.

Les présents ne furent pas acceptés.

— J’ai eu un songe, dit le père d’Onaïda, j’ai vu le Manitou et il m’a défendu de te laisser emmener ma fille dans ton wigwam… Il m’a défendu de te laisser emmener ma fille, à moins que tu ne te rendes à la grande bourgade des Visages pâles, à Stadaconé, sur le bord du fleuve qui passe et revient toujours. Il m’a dit que la « robe noire » était venue, sur un grand canot, d’un pays étrange, par-delà le grand lac où le soleil se lève, pour nous enseigner des choses nouvelles et détruire son pouvoir… Il m’a dit que ces hommes, pâles comme le rameau du frêne à l’approche des neiges, et revêtus d’une robe sombre comme l’image d’un arbre, au fond des eaux, portent avec eux un autre Manitou, jaloux et puissant, que des Jongleurs irrités ont fait mourir sur une croix, il y a bien, bien, bien des lunes…

Il m’a dit de t’envoyer chercher ce Manitou. Il veut le voir. Va. Reviens vite. Apporte-le, et Onaïda te suivra dans ta cabane.

Le jeune chasseur partit.

III


Cependant Onaïda était triste, car son père ne lui avait pas dit pourquoi il avait refusé les présents des fiançailles.

Elle était triste et ne chantait plus en tressant les corbeilles et les paniers, avec des lanières taillées dans l’aubier du frêne pliant.

Elle craignait qu’il ne lui choisît un époux parmi les guerriers qui n’avaient pas encore attaché de chevelure à la ceinture de leurs reins.

Le fils du Sagamo descendit vers la rivière Batiscan, et longtemps il en suivit le cours accidenté. Elle serpentait, comme une route plane et blanche, à travers des escarpements grisâtres, dans une solitude désolée. De place en place, un rapide où les panaches d’écume brillaient comme des flocons de neige au soleil, troublait l’éternel silence de la forêt, par un grondement éternel.

Il marchait, et ses raquettes légères, semblables à d’immenses feuilles ovales, laissaient derrière lui, sur le blanc tapis de neige, l’empreinte assombrie de leurs mailles fines.

Toute une journée il suivit la rivière, puis il s’enfonça dans un ravin, sinueux, au pied d’une montagne couverte d’arbres nus.

Il se dirigeait sur Kébec.

Un missionnaire, le père Brébeuf, venait d’entrer dans la cabane d’un jeune indien malade. Sasousmat était son nom. Sasousmat avait entendu parler des peines de l’enfer et des récompenses du paradis, raconte le père Brébeuf, et il voulait se faire conduire en France pour être instruit.

Le missionnaire le trouva dans le délire. Il en fut désolé. Le lendemain, des messes furent dites pour demander à Dieu que ce pauvre enfant des bois ne mourût point sans recevoir le baptême. Les prières furent exaucées.

Le malade, ayant éprouvé un peu de mieux, demanda à la « robe noire » de l’emmener dans sa demeure, car il souffrait du froid dans sa misérable cabane. Le père Brébeuf le fit placer sur une « traîne » et l’emmena.

Or, pendant qu’il marchait avec peine sur la neige molle, à travers les arbres qui couronnaient encore le rocher de Québec, il fut rejoint par un jeune chasseur d’une tribu étrangère.

Il l’invita à le suivre.

Un éclair de joie brilla dans l’œil noir de Matchounon.

Il avait entendu parler d’un Manitou puissant, dit-il, et il venait de loin pour le voir. Toute sa tribu se proposait de venir, après la grande chasse. Lui, il n’avait pu résister à la voix qui lui parlait dans son sommeil.

Tout en racontant ces choses mensongères, il passait sur son épaule la corde de la « traîne sauvage, » et puis aidait le pieux missionnaire à transporter le malade, sous le toit hospitalier des Jésuites.

Là il vit mourir de la mort des saints le bon Sasousmat.

Il le vit mourir, mais il ne comprit rien à ses paroles pieuses, rien à sa foi touchante. Une pensée l’obsédait : s’emparer du Manitou des visages-pâles ; une passion l’aveuglait : la possession de la belle Onaïda, la fille du Jongleur.

IV


Le Sagamo avait allumé, sous sa tente d’écorce, un feu de branches sèches, et au-dessus de la flamme, se doraient, par la cuisson, des pièces succulentes du chevreuil des bois, et des truites rouges du lac. C’était pour le festin du départ, car la chasse allait enfin s’ouvrir. Quelques heures encore et les wigwams du lac Croche seraient déserts. Plus de chants, plus de danses, plus de longs sommeils pleins de rêves paresseux, sur les couches de sapin.

Les chasseurs entrèrent dans le large wigwam, et s’assirent autour du feu, les jambes croisées, sur des nattes de « sapinages ».

— Les calumets de pierre firent monter, sous le plafond de bouleau, les orbes de la fumée bleue avec l’âcre senteur du pétun.

Personne ne parlait.

Seulement, de temps en temps, le Jongleur disait :

— Matchounon n’est pas encore avec nous.

Et le Sagamo répondait :

— Matchounon est rusé comme le renard ; il court comme le daim : il arrivera.

Et les chasseurs assis en cercle, les jambes croisées, sur des nattes de « sapinage, » faisaient un signe de tête affirmatif, et, silencieux, soufflaient une bouffée de fumée bleue vers le plafond de bouleau.

Soudain la porte s’ouvrit et le jeune chasseur entra. Sa prunelle sombre étincelait sous ses noirs sourcils, un sourire de triomphe courait sur sa lèvre presque nue, et ses cheveux plats s’agitaient sur ses épaules.

Un grognement joyeux roula sous la tente ; des spirales plus rapides s’enchaînèrent au-dessus des têtes des fumeurs, mais personne ne parla.

Matchounon prit un calumet, aspira fortement la fumée de la plante enivrante, la fit descendre lentement, comme une boisson chaude, dans sa gorge altérée, puis, soulevant la peau bigarrée dont il était vêtu, il tira de sa poitrine un crucifix d’ivoire.

C’était le crucifix du père Brébeuf !

Un cri rauque, farouche, prolongé, fit trembler le wigwam.

Le jongleur se leva aussitôt. Sa face jaune où les rides mettaient un bariolage noir, s’éclaira d’une joie infernale. C’est le Manitou des Visages-pâles, s’écriat-il ! Il vient nous chasser de nos forêts…

Le Visage-pâle n’est pas un guerrier. Il travaille courbé sur le sol comme un lâche !… Le Manitou de nos aïeux m’a parlé dans un songe… Il m’a parlé, et voici ce qu’il m’a dit :

— Tu feras mourir dans les supplices l’Esprit qu’adore le Visage-pâle… Tu le feras mourir, comme les jongleurs puissants des pays où le soleil se lève l’ont fait mourir, il y a bien, bien, bien des lunes !…

Un grondement nouveau, plus terrible encore que l’autre, ébranla le wigwam et se répercuta au loin.

Le jongleur prit le crucifix des mains de Matchounon et dit : — Venez ! Suivez-moi ! Emportez des pointes dures et un marteau de pierre.

Tous se levèrent et sortirent après lui.

À travers les rameaux dénudés des merisiers rouges et des bouleaux blancs, le soleil laissait tomber, sur la neige immaculée, des gerbes de lumière ; mais par-ci par-là des sapins touffus jetaient, dans cette éblouissante clarté, de larges taches d’ombre.

Les femmes suivaient aussi.

Matchounon s’approcha de la fille du Jongleur, sa bien-aimée, et lui dit :

— C’est à ce prix que nous serons unis comme le lac s’unit à la rivière.

— Matchounon, repartit la naïve indienne, mon cœur tremble comme la première feuille à la première brise… je ne sais pas ce que j’éprouve… C’est comme


Onalda se précipita vers son père. Ô mon père, s’écria-t-elle d’une voix suppliante, arrêtez !…

si je t’aimais moins… que veut donc faire

mon père ?

— Regarde.

Le Jongleur avait enlevé le Christ de sa croix, et il se préparait à le clouer sur l’écorce du plus haut des arbres.

Onaïda se précipita vers son père.

— Ô mon père, cria-t-elle d’une voix suppliante, arrêtez !…

Si le Manitou des « Visages-pâles » est un puissant guerrier, il se vengera ! s’il est sans force et sans valeur, pourquoi le traiter ainsi ?… N’êtes-vous plus généreux ?…

Le Jongleur repoussa la fiancée de Matchounon, et, de son marteau de pierre, il enfonça des pointes aiguës dans les mains et dans les pieds du Christ.

Et le Christ resta suspendu au tronc de l’arbre frémissant.

Et les coups du marteau se répercutèrent dans les montagnes sauvages. Ils se répercutèrent loin, bien loin !

— Mon père ! mon père ! reprit Onaïda, les yeux mourants du Manitou crucifié versent des pleurs !…

Le marteau de pierre frappait toujours !…

— Matchounon, reprit encore Onaïda, regarde, des gouttes de sang tombent des mains et des pieds du Manitou malheureux, retiens donc le bras de mon père !…

Et le marteau de pierre frappait toujours !

Matchounon, dit de nouveau la douce vierge de la forêt, il y a du sang sur tes mains, et ce n’est pas le sang d’un ennemi.

Il y a du sang sur tes mains !… et jamais elles ne joueront dans les cheveux de celle qui devait être ta femme !…

Son œil s’était allumé, sa voix vibrait comme un fil d’acier.

Le Jongleur avait fini son œuvre diabolique, et les échos plaintifs des rocs sourcilleux ne se taisaient point.

Les chasseurs étaient rentrés dans leurs cabanes, et toujours ils entendaient les coups du marteau de pierre sur le crucifix.

L’heure de la chasse sonna, et toujours retentissaient les coups maudits.

Les Indiens revinrent avec le printemps. Ils retrouvèrent leurs wigwams sur les bords du lac aimé, mais ils n’osèrent y entrer, et ils s’enfuirent vers d’autres lieux, car toujours, toujours, ils entendaient les coups du marteau sur le saint Manitou des Visages-pâles.

Ne serait-ce pas le marteau du Jongleur, que l’on entend encore sur les bords de ce lac étrange, dans cette solitude pleine d’épouvante ?