Contre Ératosthène

La bibliothèque libre.


Contre Ératosthène
traduit par l’abbé Auger, 1783




[1] Mon embarras, Athéniens, n’est pas de savoir par où je commencerai ce discours, mais comment je parviendrai jamais à le finir : ceux que je poursuis ont commis un si grand nombre de crimes, et ces crimes sont si atroces, que même la fiction, si je m’en permettais l’usage, ne pourrait rien imaginer au-delà, et qu’en me renfermant dans l’exacte vérité, je n’aurais encore ni assez de temps, ni assez de force pour tout dire.

[2] Je vois que dans nombre de causes, il nous faudra désormais changer de méthode. Jusqu’ici, il était d’usage que l’accusateur, pour justifier sa démarche, alléguât l’inimitié qui était entre lui et l’accusé [1] ; maintenant il faut que l’accusateur demande à l’accusé quel sujet d’inimitié il pouvait avoir contre la ville d’Athènes, pour s’être porté contre elle à de pareils excès. Ce n’est pas que je n’aie de vrais motifs de haine et de ressentiment personnel ; mais quand il s’agit des oppresseurs de la liberté publique, on ne saurait poursuivre ses propres injures sans venger en même temps celles de l’état.

[3] Je n’avais jamais porté la parole devant les tribunaux ni pour moi ni pour personne, et c’est la circonstance seule qui me force aujourd’hui d’accuser Ératosthène. Je me sens donc de plus en plus intimidé, et je crains, faute d’expérience, de ne pouvoir suivre l’accusation au nom de mon frère et au mien propre, avec toute la vigueur qu’elle exige. Toutefois, Athéniens, je vais essayer de vous instruire le plus brièvement qu’il me sera possible en reprenant les choses dès le principe.

[4] Céphale, mon père, par le conseil de Périclès, vint s’établir à Athènes. Pendant l’espace de trente ans qu’il y demeura, ni lui ni moi n’intentâmes jamais de procès à personne, personne aussi n’eut lieu de nous en intenter. Dans un gouvernement démocratique, nous vécûmes de façon à ne jamais faire ni recevoir d’injure. [5] Mais lorsque les Trente devinrent les maîtres, tout changea de face pour nous. Ces hommes injustes et méchants s’annonçaient d’abord comme devant purger la ville des plus mauvais citoyens, et porter les autres à la vertu [2] : voilà ce qu’ils promettaient et ce qu’ils n’exécutèrent pas, comme je tâcherai de vous le faire voir, sans séparer, dans mon récit, mes intérêts des vôtres.

[6] Théognis et Pison, deux des trente tyrans, firent observer à leurs collègues que parmi les étrangers établis à Athènes plusieurs étaient contraires au gouvernement actuel, que le prétexte de punir des coupables serait un excellent moyen d’enrichir le trésor. Posons, disaient-ils, pour principe qu’on a besoin d’argent. [7] Il leur fut aisé de persuader leurs auditeurs, qui aimaient autant l’argent qu’ils estimaient peu la vie des hommes. Les Trente décidèrent donc qu’ils feraient prendre dix étrangers dont deux seraient choisis parmi les pauvres, afin de pouvoir se justifier devant le peuple, et lui faire croire qu’ils n’agissaient point par des vues de cupidité, mais pour l’intérêt de l’état ; comme si jamais, dans le reste de leur conduite, ils eussent suivi quelques principes de justice.

[8] Ils se partagent [3] donc les divers quartiers de la ville, et se mettent en marche. Je donnais ce jour-là un repas à des étrangers, ils entrent chez moi, les chassent, et me livrent à Pison. D’autres se rendent à notre manufacture, et écrivent le nom des esclaves. [9] Je demandai à Pison s’il voulait me sauver moyennant une somme d’argent. — Oui, dit-il, si la somme en vaut la peine. — Eh bien, lui dis-je, je suis prêt à vous donner un talent. Il convint avec moi de me sauver à ce prix. Je savais qu’il ne craignait ni les dieux ni les hommes ; je crus, cependant nécessaire dans la conjoncture d’exiger de lui le serment accoutumé. [10] Lors donc qu’il eut juré, avec des imprécations sur ses enfants et sur lui-même, de me sauver moyennant un talent, j’entre dans une chambre et j’ouvre un coffre. Il s’en aperçoit, entre aussitôt, et appelant deux esclaves, il leur ordonne d’emporter tous les effets que le coffre renfermait. [11] Comme ce qu’il avait pris excédait de beaucoup la somme dont nous étions convenus, qu’il était saisi de trois talents, de 400 cyziques, de 100 dariques [4] et de quatre coupes d’argent, je le priai de me laisser au moins de quoi vivre. [12] Il me répliqua, que je devais m’estimer trop heureux de sauver ma personne.

Nous sortions l’un et l’autre, quand nous rencontrâmes Mélobius et Mnésitide qui venaient de la manufacture, et qui nous trouvant à la porte mous demandèrent où nous allions. «  Je vais, leur dit Pison, à la maison du frère de Lysias pour la visiter ». « Allez-y, lui dirent-ils » ; et ils m’ordonnèrent de les suivre chez Damnippe. [13] Pison s’approche de moi, m’engage à ne dire mot et à ne rien craindre, m’assurant qu’il viendrait me rejoindre. Nous trouvons chez Damnippe Théognis qui gardait d’autres étrangers ; ils me mirent sous sa garde et se retirèrent.

Dans une telle situation, me voyant à la veille de périr, je crus devoir tenter quelque moyen de me sauver. [14] J’appelle Damnippe. « Vous êtes mon ami, lui dis-je ; me voilà dans votre maison ; je ne suis point coupable, c’est ma fortune qui me perd, servez-moi, je vous prie, avec zèle dans mon malheur, et faites tout ce qui sera en vous pour me tirer d’un embarras aussi cruel ». Il promit de s’employer pour moi. [15] Il pensa que le mieux était de parler à Théognis, de qui, sans doute, on obtiendrait tout avec de l’argent. Pendant qu’ils conféraient ensemble, comme je connaissais la maison et toutes ses issues, je pris le parti d’essayer de m’enfuir, bien persuadé que, si j’avais le bonheur de tromper mes surveillants, j’échappais au péril ; qu’étant arrêté dans ma fuite je n’en serais pas moins relâché, supposé que Damnippe eût fait consentir Théognis à recevoir de moi une rançon ; et que s’il ne pouvait le fléchir, je ne gagnais rien à rester. [16] J’entreprends donc de m’échapper. Il n’y avait de gardes qu’à la porte de la cour y il me fallait passer par trois autres portes ; elles se trouvèrent toutes trois ouvertes.

Je me réfugie au Pirée [5] dans la maison d’Archenée l’amateur, et je l’envoie à la ville, pour me donner des nouvelles de mon frère Polemarque : il me rapporta qu’Eratosthène l’avait arrêté hors de son logis, et l’avait conduit en prison. [17] D’après ce rapport je m’embarquai la nuit suivante pour Mégare. Les Trente, selon leur coutume, condamnèrent Polémarque à boire la ciguë, sans lui déclarer même la raison pour laquelle il allait mourir ; quand ils auraient dû le citer devant des juges, et lui laisser la liberté de se défendre. [18] Lorsque son corps fut transporté de la prison, au lieu de permettre à la famille de l’exposer dans une des trois maisons qui nous appartenaient, ils le jetèrent dans une misérable cabane qu’ils avaient louée. Ils étaient saisis d’un grand nombre de nos meubles ; on leur fit demander ce qui était nécessaire pour la sépulture : ils ne donnèrent rien. Ce furent nos amis qui fournirent pour la cérémonie funèbre, l’un un vêtement, l’autre un coussin, un autre ce qu’il pouvait avoir. [19] Et quoique les tyrans eussent déjà entre les mains une grande quantité de nos effets, 70 boucliers, beaucoup d’or, d’argenterie et d’airain, d’ornements de toute espèce, de meubles, et d’habillements de femmes qui étaient bien plus multipliés qu’ils ne pensaient, et par-dessus tout cela 120 esclaves, dont ils gardèrent ceux qui étaient d’un certain prix, et vendirent les autres au profit du trésor, ils signalèrent leur odieuse cupidité et leur avidité insatiable par un trait de violence qu’on aura peine à croire. L’épouse de Polémarque avoir des pendants d’or qu’elle avait apportés dans la maison de son mari, Mélobius les lui arracha des oreilles. [20] Enfin, ils ne nous firent grâce d’aucune partie de notre fortune, et nous persécutèrent pour s’emparer de nos biens comme si nous eussions provoqué leur haine par les injures les plus atroces.

Mais, je le demande, méritions-nous d’éprouver de pareils traitements ? Nous avions rempli toutes les charges publiques, fourni plusieurs contributions, exécuté fidèlement tous les ordres du peuple, prudents et retenus, attentifs à ne nous pas faire d’ennemis, empressés à racheter vos prisonniers, nous étions, en un mot, quoique étrangers domiciliés, bien différents de ce qu’étaient les Trente à la tête des affaires. [21] Que de citoyens leur cruauté tyrannique n’a-t-elle pas obligés de chercher un asile chez l’ennemi ! combien n’en ont-ils pas fait mourir injustement et laissé sans sépulture ! combien n’en ont-ils pas privé, contre toute règle, des droits et des privilèges communs ! combien de filles près d’être mariées n’ont-ils pas frustrées d’un établissement convenable ! [22] et tel est l’excès de leur audace, qu’ils se présentent même pour se justifier ; ils osent soutenir qu’ils n’ont agi ni contre l’honneur ni contre la vertu. Eh ! plût aux dieux que cela fut vrai ! ce ne serait pas moi qui me ressentirais le moins de cet avantage. [23] Mais qu’il en a été bien autrement, et pour toute la ville et pour moi-même ! Ératosthène, comme je l’ai dit tout à l’heure, a fait mourir mon frère, sans pouvoir l’accuser d’aucun crime envers l’état, sans en avoir reçu aucune injure personnelle, ne suivant en un mot que les mouvements d’une odieuse tyrannie. Je vais le faire paraître et l’interroger[6] ; car tels sont mes sentiments à son égard, que, loin de lui parler, je me ferais scrupule de parler de lui à d’autres pour le servir, mais pour le perdre, je puis sans crime l’interroger lui-même. Paraissez donc, Ératosthène, et répondez à mes interrogations.

[25] — Avez-vous conduit Polémarque en prison ? — Oui, mais c’était par crainte de mes collègues et pour leur obéir. — Étiez-vous dans le sénat lorsqu’on parla de nous ? — J’y étais. — Etiez-vous de l’avis de ceux qui opinaient à la mort ou vous y êtes-vous opposé ? — Je m’y suis opposé. — Vouliezvous qu’on nous fît mourir ? — Non. — Pensiez-vous qu’on nous persécutait injustement ? — Oui.

[26] Ainsi donc, ô le plus indigne homme, vous vous opposiez aux tyrans pour nous sauver la vie, et vous nous arrêtiez pour nous donner la mort ! lorsque tous ensemble vous étiez maîtres de nos jours, vous vous opposiez, dites-vous, à vos collègues qui avaient décidé de nous perdre ; et lorsque seul vous pouviez sauver Polémarque, vous l’avez traîné en prison ! Quoi ! parce qu’ayant été opposant, comme vous dites, vous n’avez rien gagné, vous voulez qu’on vous regarde comme un citoyen honnête, et parce qu’ayant arrêté un homme innocent, vous l’avez fait mourir, vous ne croyez pas devoir être condamné à satisfaire les Athéniens, à me satisfaire moi-même, par votre punition ! [27] Au reste, s’il est vrai qu’il se soit opposé à ses collègues, il n’est pas vraisemblable qu’ils l’aient chargé de l’affaire des étrangers. Car comment lui auraient-ils donné leur confiance ? comment auraient-ils fait exécuter leur décret par celui-là même qui s’y serait opposé, et qui aurait déclaré ses sentiments ? est-il probable que celui-là même qui aurait contredit les objets arrêtés entre eux, se fût chargé de l’exécution ?

[28] Ajoutons que les autres Athéniens peuvent excuser leur conduire passée en se rejetant sur les Trente : mais doit-on permettre que les Trente se renvoient la faute ? [29] S’il se fût trouvé dans Athènes une puissance supérieure à celle dont Ératosthène recevait l’ordre d’ôter la vie à des particuliers contre toute justice, vous pourriez peut-être lui faire grâce ; mais quand le punirez-vous s’il est permis aux Trente d’alléguer pour leur défense qu’ils obéissaient aux ordres des Trente, et qu’ils ne faisaient qu’exécuter leurs décrets ? [30] D’ailleurs, en supposant même qu’il n’eût pas dû sauver le particulier dont il s’est saisi s’il l’eût trouvé dans sa maison, du moins devait-il le sauver le trouvant dehors ? Vous vous sentez tous indignés contre ceux qui, forçant vos demeures, sont entrés chez vous pour se saisir de vos personnes, ou de quelqu’un de vos parents et de vos amis, [31] cependant, si l’on doit pardonner à quiconque en fait mourir un autre pour se sauver lui même, vous devez plus justement encore pardonner à ceux dont je parle, puisqu’il y avait pour eux un égal péril, ou de ne pas aller dans les maisons des proscrits quand ils y étaient envoyés ou de nier qu’ils les eussent trouvés quand il les avaient trouvés en effet. [32] Vous, Ératosthène, vous pouviez dire que vous n’aviez pas rencontré ceux que vous aviez ordre d’arrêter, ou que vous ne les connaissiez pas : on n’aurait pu vous convaincre ni par des inductions ni par des témoins, et quelque mal intentionnés que fussent vos ennemis, ils n’auraient pu vous nuire. Vous deviez donc, ; si vous vouliez en effet sauver des infortunés qu’on persécutait injustement, vous deviez les instruire de la décision de vos collègues, et non prêter votre ministère à d’injustes persécutions. Mais ici votre conduite qui se trahit d’elle-même, prouve contre vous que, loin de vous affliger de nos maux, vous ne faisiez que vous en réjouir. [33] Ainsi c’est sur les actions que les juges doivent prononcer, et non sur de prétendues oppositions en parole ; c’est d’après les faits qui leur sont connus, qu’ils doivent juger des discours qui auront pu être tenus alors, puisqu’il est impossible de produire des témoins, et que, loin de pouvoir paraître en public, nous n’étions pas même en sûreté dans nos maisons. On permettra donc à des hommes qui ont accablé de maux la république, de se combler eux-mêmes de louanges ! Mais enfin, Ératosthène, je ne nie pas, je conviens même, si vous le voulez, que vous vous opposâtes à vos collègues ; qu’eussiez-vous donc fait, je vous prie, si vous eussiez été consentant, puisque, ayant été opposant comme vous dites, vous avez fait mourir Polémarque ?

Et vous, Athéniens, épargneriez-vous Eratosthène si vous étiez les frères ou les fils de cet infortuné ? Il faut donc que l’accusé montre ou qu’il ne l’a pas traîné en prison ; ou qu’il l’y a conduit avec justice. Etant convenu lui-même qu’il l’a arrêté, quoiqu’innocent, il vous a mis à même de vous décider aisément sur son sort.

[35] Nombre de citoyens et d’étrangers ont accouru au tribunal pour apprendre quelles sont vos dispositions à l’égard des Trente. Vos concitoyens se retireront persuadés ou qu’ils seront punis de leurs entreprises criminelles, ou qu’ils seront vos tyrans s’ils réussissent et vos égaux s’ils échouent. Tous les étrangers qui se trouvent à Athènes, vont savoir s’ils ont tort ou raison de chasser les Trente de leurs villes [7]. Si maîtres du sort des coupables, ceux mêmes qui ont été outragés les renvoient absous, ils jugeront que leur zèle pour les Athéniens est indiscret. [36] Vous avez puni de mort des généraux [8] Le gros temps avait empêché les généraux d’Athènes de recueillir les corps des guerriers qui avaient péri dans le combat. On leur fit leur procès, à leur retour, comme si les guerriers morts eussent été privés de la sépulture par un effet de leur négligence. Dix d’entre eux furent condamnés à mourir, par une sentence injuste dont le peuple se repentit ensuite. — À votre défaite sur mer. Défaite essuyée dans le détroit de l’Hellespont, qui abattit la puissance d’Athènes.</ref>, quoiqu’ils eurent remporté une victoire navale parce que, disaient-ils eux-mêmes, les vents contraires les avaient empêchés de recueillir les corps de leurs compatriotes qui avaient péri dans le combat ; vous les punîtes de mort, persuadés que cette vengeance était due à vos braves guerriers privés de la sépulture. Et des hommes qui, lorsqu’ils étaient simples particuliers, contribuèrent à votre défaite sur mer, des hommes qui avouent que, lorsqu’ils étaient les maîtres, ils ont fait mourir de plein gré, sans jugement préalable, une multitude de citoyens ; quoi donc ! vous ne leur ferez pas subir les dernières peines à eux et à leurs enfants !

[37] Peut-être devrais-je terminer ici mon accusation. En effet, elle ne doit se poursuivre que jusqu’au point où l’accusé convaincu d’avoir mérité la mort, est dès-lors punissable du dernier supplice. Je ne vois donc pas qu’il faille beaucoup s’étendre en accusant des hommes qui ne seraient point encore suffisamment punis si on les faisait mourir plusieurs fois pour un seul de leurs attentats.

[38] Ne leur permettez pas, Athéniens, de suivre l’usage ordinaire ; ne souffrez pas que, sans répondre aux griefs, ils tentent de vous séduire, en se donnant à eux-mêmes des éloges étrangers à la cause. Ils viendront peut-être vous dire qu’ils sont d’excellents guerriers, qu’étant commandants de vaisseaux ils en ont pris plusieurs aux ennemis, qu’ils ont amené à votre parti des villes qui vous étaient contraires. [39] Mais ont-ils détruit autant d’ennemis que de citoyens [9] ? ont-ils pris à l’ennemi autant de vaisseaux qu’ils lui en ont livré ? une seule des villes amenées à votre parti valait-elle la vôtre, qu’ils ont réduite en servitude ? c’est-là ce que vous devez leur ordonner de prouver. [40] Ont-ils donc enlevé aux ennemis autant d’armes [10] qu’ils vous en ont ôté à vous-mêmes ? les murs qu’ils ont forcés valent-ils ceux de leur patrie qu’ils ont abattus ? Je dis plus, ils ont renversé les sorts de l’Attique, et ont montré par là que c’était moins pour obéir aux ordres de Lacédémone qu’ils ont ruiné le Pirée, que pour affermir leur propre domination. [41] J’ai souvent admiré l’audace de leurs défenseurs : mais je me suis dit à moi-même que des gens qui se permettent eux-mêmes tous les crimes, pouvaient bien préconiser de pareils hommes. [42] Au reste, ce n’est pas ici la première fois qu’Eratosthène s’est déclaré contre le peuple [11]. Sous la domination des Quatre-cents, après avoir établi l’oligarchie dans le camp, il abandonna le vaisseau qu’il commandait et s’enfuit de l’Hellespont avec Iatroclès, et d’autres encore qu’il serait inutile de citer par leur nom. De retour à Athènes, il intrigua contre les partisans de la démocratie. Je vais produire des témoins de ces faits.

Les témoins paraissent.

[43] Mais je me borne à un seul trait de sa vie plus récent, et je supprime le reste. Après la perte de la bataille navale, lorsque la démocratie subsistait encore, ceux qu’on appelait les associés, (et ce fut là le commencement des troubles) établirent cinq inspecteurs, pour être en apparence les conseillers du peuple, mais en effet les chefs des conjurés et les ennemis du peuple. Eratosthène et Critias étaient deux de ces cinq. [44] Conjointement avec leurs collègues, ils chargèrent les phylarques [12] de faire garder la ville : ils notifiaient ce qu’il fallait statuer par les suffrages, et les magistrats qu’il fallait nommer ; tout ce qu’ils voulaient exécuter d’ailleurs, ils le décidaient en maîtres. Ces hommes, vos concitoyens, travaillaient donc à vous nuire de concert avec vos ennemis. Leur but était de vous réduire à un dénuement général, et à l’impossibilité de rendre quelque ordonnance utile : [45] ils savaient qu’autrement ils ne pourraient vous soumettre, et qu’ils ne réussiraient qu’autant que vous seriez malheureux. Ils pensaient enfin que, cherchant à vous délivrer des maux actuels, vous ne songeriez pas aux maux à venir. [46] Je vais prouver qu’Ératosthène était du nombre des inspecteurs, en produisant pour témoins non les ministres de sa tyrannie (comment le pourrais-je ?), mais ceux qui l’ont appris de sa propre bouche. Toutefois, si les particuliers employés par les Trente étaient sages, ils ne craindraient pas de charger par leur témoignage, et de faire punir avec sévérité, ceux qui les entraînèrent dans les excès dont ils rougissent ; et pour peu qu’ils eussent de raison, ils ne violeraient pas le serment avec si peu de scrupules quand il est question de servir leur patrie, après l’avoir si religieusement observé quand il s’agissait de lui nuire. Cela leur soit dit en passant. Greffier, faites paraître les témoins. Témoins, paraissez.

Les témoins paraissent.

[48] Vous venez d’entendre les dépositions. Revêtu, enfin de l’autorité, Ératosthène, loin de rendre aucun service à l’état, a trempé dans tous les crimes de la tyrannie. Cependant, s’il eût été bon patriote, il devait d’abord refuser de partager une domination injuste, il devait ensuite déclarer au sénat que toutes les accusations étaient mal sondées, que Batrachus [13] et Esculide ne dénonçaient ni n’accusaient sur des faits réels, mais d’après les imputations imaginées par les Trente, et controuvées [14] pour la perte des citoyens. [49] En effet, tous ceux qui étaient malintentionnés pour le peuple, ne perdaient rien à garder le silence puisqu’il y en avait d’autres qui, par leurs démarches et par leurs discours, la plongeaient dans un abîme de maux. Mais comment tous ces hommes qui disent avoir été bien intentionnés pour la patrie, n’en donnèrent-ils pas alors des preuves, en parlant eux-mêmes pour le bien, et en détournant les autres de faire le mal ? [50] Ératosthène dira peut-être, et quelqu’un pourrait se contenter de cette réponse, qu’il craignait de paraître contredire les Trente. S’il ne le dit pas, il n’est point de milieu ; il sera évident ou qu’il a approuvé les actes de ses collègues, ou qu’il était assez puissant pour les traverser sans rien craindre. Au reste, c’était pour votre salut qu’il devait signaler son zèle, et non pour Théramène [15] qui vous nuisait en tant de manières. [51] Mais il regardait votre ville comme une ville ennemie, et vos ennemis étaient des amis à ses yeux. Je vais établir ce que j’avance par plusieurs preuves, je serai voir que les démêlés qui divisaient nos tyrans, n’avaient point pour motif et pour but vos intérêts, mais ceux de la tyrannie : ce qu’ils se disputaient uniquement dans leurs débats entre eux, c’était le droit d’asservir l’état et d’opprimer les particuliers.

En effet, s’ils n’eussent été divisés que pour empêcher les injustices, dans quelle circonstance un des chefs d’Athènes pouvait-il mieux manifester son zèle patriotique, que lorsque Thrasybule s’était emparé de Phyle [16]. Mais au lieu d’offrir ou de rendre quelque service aux citoyens retranchés dans ce fort, Eratosthène se transporte avec ses collègues à Salamine et à Eleusis, il fait traîner en prison 300 citoyens, et par une seule sentence les condamne tous à mort. [53] Lorsque les exilés se furent saisis du Pirée, que la dissension régnait dans la ville, et qu’on parlait déjà de rapprocher les citoyens, alors les deux partis avaient de fortes espérances que les choses pourraient s’arranger selon le vœu des uns et des autres. Ceux du Pirée vainqueurs laissèrent donc aller les vaincus ; [54] ceux-ci rentrés dans la ville, chassèrent les Trente, excepté Phidon et Eratosthène, et choisirent pour chefs les plus grands ennemis de la tyrannie, auxquels ils supposaient autant de motifs pour détester les tyrans que pour chérir les citoyens du Pirée. [55] Mais lorsque Phidon qui avait été un des Trente, Hippoclès, Epicharès, et d’autres qui passaient pour avoir été les plus contraires à Chariclès et à Critias [17], se virent de nouveau établis les maîtres, plus ennemis alors des citoyens du Pirée que de ceux de la ville, [56] ils firent voir clairement que ce n’était ni pour les citoyens du Pirée, ni pour les victimes de l’injustice, qu’ils étaient divisés entre eux ; et que le but de toutes leurs démarches était moins l’intérêt qu’ils prenaient aux infortunés qu’on avait fait ou qu’on devait faire mourir, que l’envie qu’ils portaient aux plus puissants et aux plus riches. [57] Maîtres dans Athènes, et saisis de l’autorité, ils persécutaient également et les Trente qui vous avaient accablés de maux, et vous qui les aviez soufferts. Cependant, c’était une chose évidente et généralement reconnue, que si les Trente étaient justement exilés, vous l’aviez été injustement, que l’injustice de votre exil rendait légitime celui de ces tyrans, qui n’avaient été bannis que pour avoir opprimé les citoyens. [58] Aussi doit-on s’indigner contre Phidon, parce qu’étant choisi pour vous réconcilier et pour vous ramener dans votre patrie, il a tenu la même conduite qu’Eratosthène, parce que agissant d’après les mêmes principes, il poursuivait les chefs de la tyrannie, et vous fermait à vous-mêmes les portes d’Athènes dont vous étiez injustement exilés ; enfin, parce que s’étant rendu à Lacédémone, c’est lui qui conseillait aux Lacédémoniens de marcher en personnes contre la ville, qui la décriait dans leur esprit, qui disait qu’elle serait toute Béotienne [18], enfin qui apportait les raisons les plus capables de les persuader. [59] Mais comme il n’avait pu obtenir ce qu’il leur demandait, soit que les sacrifices furent contraires, soit qu’ils ne voulussent pas eux-mêmes prendre les armes, il leur emprunta cent talents afin de pouvoir acheter des secours, et leur demanda pour général Lysandre [19], ce Lacédémonien aussi zélé pour l’oligarchie que malintentionné pour notre république, et l’ennemi mortel surtout des citoyens du Pirée. [60] Après avoir soudoyé de concert toutes sortes de gens pour la ruine de leur patrie, amené à leur projet plusieurs villes et Lacédémone elle-même, persuadé tous ceux des alliés qu’ils purent, ils se préparaient à perdre les Athéniens plutôt qu’à les réconcilier. Et ils auraient réussi sans ces généreux compatriotes auxquels vous devez faire connaître par la punition de leurs ennemis, la récompense qu’ils peuvent attendre de vous.

[61] Vous êtes instruits par vous mêmes de ces faits, et je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en produire des témoins ; j’en produirai cependant. J’ai besoin de reprendre haleine, et quelques-uns de vous sur bien des objets ne seront peut-être pas fâchés d’entendre ce qu’ils savent déjà.

On fait paraître les témoins.

[62] Mais je vais aussi vous retracer les crimes de Théramène le plus succinctement qu’il me sera possible, en vous conjurant de m’écouter pour moi-même et au nom de tous les citoyens. Et qu’on ne dise pas que je m’élève contre Théramène lorsqu’il est question d’accuser Eratosthène, puisque celui-ci, à ce que j’apprends, doit dire pour sa défense qu’il était son ami, et qu’il a partagé son administration. [63] Au reste, je m’imagine que s’il eût gouverné avec Thémistocle, il se fût montré jaloux de relever nos murs [20], mais lorsqu’il gouvernait avec Théramène, il travaillait à les abattre. Je trouve que ces deux hommes ne se ressemblent guère. [64] L’un rétablit nos murs en dépit des Lacédémoniens, et l’autre les détruisit contre le vœu de ses compatriotes. Ainsi l’ordre est renversé parmi nous. Il faudrait perdre les amis de Théramène, et n’épargner que ceux qui ont tenu une conduite toute différente de la sienne ; et je vois qu’on cherche à se justifier en citant le nom de cet homme, je vois que ses amis les plus intimes prétendent obtenir par-là de la considération, comme si conjointement avec lui ils eussent fait beaucoup de bien à l’état, et qu’au contraire ils ne lui eussent pas causé les plus affreux dommages. [65] C’est lui qui, en vous conseillant le gouvernement des Quatre-cents [21], fut le principal auteur de la première oligarchie. Son père, un des chefs du sénat, s’employait pour cette manœuvre ; il fit élire général son fils, qui passait pour être le plus attaché au gouvernement démocratique. [66] Tant que Théramène fut en crédit, il continua d’agir pour l’intérêt de tous. Mais lorsqu’il vit que Pisandre, Callèschre, et d’autres, l’emportaient auprès du peuple, et qu’on ne voulait plus l’écouter, par jalousie contre ses rivaux autant que par la crainte qu’il avoir des Athéniens, il suivit le parti d’Aristocrate. [67] Cependant, voulant toujours paraître fidèle au peuple, il accusa Antiphon [22] et Archeptoleme ses amis intimes, et les fit condamner à mort. Il en est venu à cet excès de perfidie de vous asservir vous-mêmes pour marquer de l’attachement à ses amis, et de perdre ses amis pour vous témoigner son prétendu dévouement. [68] Lors donc que par là il eut obtenu toute la considération et toute l’autorité qu’il pouvait désirer, il s’engagea à sauver la patrie, et ce fut lui qui opéra la ruine. Il avait conçu, disait-il, un projet de la plus grande importance : il promettait de faire la paix sans qu’on fût obligé de donner des otages, ni de renverser les murs, ni de livrer les vaisseaux. Il refusait de déclarer son secret, et demandait qu’on l’en crût sur sa parole. [69] Pour vous, Athéniens, quoique le sénat de l’aréopage fût vraiment occupé de votre conservation, et que plusieurs fussent opposés à Théramène, quoique vous n’ignorassiez pas qu’on a ordinairement des secrets pour les ennemis, mais que lui il devoir révéler aux ennemis ce qu’il cachait à ses compatriotes, vous n’hésitâtes pas néanmoins à lui abandonner votre ville, vos enfants, vos personnes. [70] Loin de remplir ses engagements, déterminé à détruire la gloire et la puissance d’Athènes, ce traître vous fit prendre un parti qu’aucun des ennemis n’eût osé espérer, que n’attendait aucun des citoyens, sans être forcé par Lacédémone, et uniquement parce qu’il lui avait promis ce service. Il fit renverser les murs du Pirée, et détruire l’autorité du peuple, trop assuré que, s’il ne parvenait à vous ôter tout espoir, vous ne tarderiez pas à le punir. [71] En dernier lieu, il empêcha qu’on ne tînt avant le temps qu’il avait prescrit, l’assemblée dont ses intrigues ménagèrent le délai jusqu’au moment où il eut fait venir de Samos Lysandre avec des vaisseaux, et où l’armée ennemie fut entrée sur nos terres. [72] Lors donc que les choses furent ainsi disposées, on convoque une assemblée en présence de Lysandre, de Philocharès et de Miltiade, pour délibérer sur le gouvernement. On voulait fermer la bouche à vos orateurs, et vous contraindre de délibérer non pour l’avantage de l’état, mais pour la satisfaction de vos ennemis. [73] Théramène alors se lève, il vous conseille d’abandonner la république à trente hommes, et de prendre la forme d’administration que prescrivait Dracontide [23]. Malgré le triste état où vous étiez réduits, vous vous récriâtes en tumulte, et vous vous opposâtes avec la plus grande force à ce qu’on demandait de vous ; car vous étiez convaincus qu’il s’agissait en ce jour pour les Athéniens d’être ou libres ou esclaves. [74] C’est à votre témoignage que j’en appelle de la vérité de ces faits ; vous entendîtes alors Théramène s’expliquer clairement, et dire qu’il s’embarrassait peu de vos oppositions, qu’un grand nombre dans la ville étaient de son avis, qu’il parlait d’après le sentiment de Lysandre et des Lacédémoniens. Lysandre se lève après lui, et entre autres traits d’arrogance, il vous reproche d’être infracteurs des traités ; il ajoute que, si vous refusiez de suivre les conseils de Théramène, il ne serait plus question du gouvernement, mais du salut de votre ville. [75] Tous les bons patriotes présents à l’assemblée, s’aperçurent de la manœuvre et de la violence, les uns restèrent et gardèrent le silence ; les autres se retirèrent, pouvant du moins se rendre le témoignage qu’ils n’avaient pas voté pour la ruine de la république. Quelques uns, mais en petit nombre, citoyens lâches et pervers, décidés d’avance pour le mauvais parti, donnèrent leurs suffrages conformément aux vues de Lacédémone. [76] Il leur était prescrit de nommer dix hommes que désignait Théramène, dix qui seraient marqués par les inspecteurs qu’on venait d’établir, et dix parmi ceux qui étaient présents. Trop convaincus de votre faiblesse et de leur puissance, vos ennemis, avant la tenue de l’assemblée, en avaient arrêté les résolutions. [77] Et ce n’est pas moi qu’il faut en croire sur ces faits, mais Théramène lui-même. Pour se justifier, il disait dans le sénat ce que je viens de rapporter. Il reprochait aux exilés de lui être redevables de leur rappel, sans faire mention des Lacédémoniens ; il reprochait à ses collègues le traitement qu’on lui faisait subir, disait-il, quoiqu’il fût l’auteur de toutes les opérations dont j’ai fait le récit, quoiqu’il eût pris leur serment, et qu’il leur eût donné plusieurs preuves non équivoques de son zèle. [78] Après avoir commis tous ces attentats conjointement avec Théramène, après avoir causé tous nos maux anciens et récents, Ératosthène et les autres se vanteront d’avoir été les amis de ce même Théramène, d’un homme qui n’est pas mort pour vous, mais qui a péri victime de leur perversité ; d’un homme qui mériterait d’être puni et dans l’oligarchie qu’il vouloir détruire, et dans la démocratie où il vous avait asservis deux fois ; d’un homme qui, toujours ennemi de la constitution présente, en désirait sans cesse une nouvelle, et qui décorait d’un beau nom les excès les plus affreux dont il donnait l’exemple ! [79] Je n’en dirai pas davantage contre Théramène.

Voici donc l’instant, ô Athéniens, voici l’instant où fermant vos cœurs à l’indulgence et à la commisération, vous devez punir comme ils le méritent, Ératosthène et ses collègues, et rougir de témoigner autant de faiblesse contre vos ennemis dans les jugements que vous manifestez contre eux de vigueur dans les combats. [80] Montrez-vous moins sensibles à ce qu’ils promettent de faire, qu’indignés de tout ce qu’ils ont fait. Vous poursuivez ceux des Trente qui sont absents ; ne ménagez pas ceux qui sont présents, et ne vous soyez pas plus contraires à vous-mêmes que la fortune qui vous met entre les mains vos oppresseurs. [81] Poursuivez Ératosthène, poursuivez ses amis dont il a partagé les crimes, et par le nom desquels il cherchera à se justifier. Vous ne jugez pas aujourd’hui ce tyran comme vous fûtes jugés par lui. Quand il gouvernait, il était en même temps accusateur et juge ; aujourd’hui du moins, si l’accusateur parle, il est permis à l’accusé de se défendre.[82] Les Trente ont fait mourir des hommes innocents sans les juger ; vous, Athéniens, vous jugez légalement des hommes qui ont ruiné leur patrie, et que vous ne puniriez pas encore suffisamment de leurs crimes envers elle, quand vous négligeriez de suivre à leur égard les formes de la loi. Comment, en effet, pourriez-vous leur faire subir une peine proportionnée à leurs attentats ? [83] En les faisant mourir eux et leurs enfants, vengeriez-vous comme ils devraient l’être, les infortunés dont ils ont fait mourir sans les juger, les pères, les fils et les frères ? en confisquant tous leurs biens, dédommageriez-vous ou la ville dont ils ont volé le trésor, ou les particuliers dont ils ont pillé les maisons ? [84] Puisque vous ne pouvez allez les punir quoi que vous fassiez, ne serait-ce pas une faiblesse honteuse de ne pas les punir du moins autant qu’il est possible ?

On est capable de tout oser lorsqu’ayant pour juges les témoins et les objets de ses crimes, on paraît devant eux pour se justifier, et qu’on montre un tel mépris pour vous-mêmes, ou une telle confiance en d’autres. [85] Faites réflexion, Athéniens, et considérez que les ennemis du peuple n’auraient jamais pu réussir s’ils n’eussent trouvé des partisans, et qu’aujourd’hui ils n’entreprendraient pas de se défendre s’ils n’espéraient échapper avec le secours des mêmes hommes. Ils se présentent, ces fauteurs des tyrans, moins dans la vue de les sauver du péril, que dans la persuasion qu’ils obtiendront eux-mêmes toute impunité pour leurs excès passés et que dans la suite ils pourront se livrer à toute la perversité de leurs penchants, si maîtres de punir les auteurs des plus grands maux, vous vous portez à les absoudre.

[86] Les avocats des coupables doivent étonner. Prétendraient-ils qu’on doive faire grâce aux accusés par égard pour leurs défenseurs, sous prétexte que ce sont de parfaits citoyens, et que leur vertu doit faire oublier les crimes de ceux qu’ils défendent ? Eh ! plût aux dieux qu’ils fussent aussi ardents pour sauver Athènes, que les autres se montraient acharnés à la perdre ! Feront-ils des efforts d’éloquence pour justicier et peindre des plus belles couleurs la conduite des tyrans ? mais aucun d’eux n’entreprit jamais de défendre vos droits les plus légitimes. [87] Quant aux témoins, il fait beau les voir s’accuser eux-mêmes en déposant pour ceux que nous accusons. Ils vous croient donc bien indifférents et bien simples, s’ils se figurent qu’ils pourront sans péril sauver les tyrans par le secours du peuple, tandis que sous Ératosthène et ses collègues, on ne pouvait sans danger suivre les funérailles des malheureuses victimes de la tyrannie. [88] De tels hommes sauvés pourraient encore perdre la république ; et les innocents qu’ils ont fait périr ne peuvent plus par eux-mêmes se venger de leurs ennemis. On verra donc, quelle indignité ! puisqu’ils trouvent aujourd’hui, ces tyrans, une multitude de défenseurs, on verra une foule de citoyens suivre impunément les funérailles des oppresseurs de la patrie, tandis que le peu d’amis qui assistaient à la sépulture des infortunés qu’ils immolaient à leur cruauté, ont été sacrifiés avec eux. [89] Au reste, il est plus facile d’accuser les tyrans sur ce que vous avez souffert de leur part, que de les justifier sur ce qu’ils vous ont fait souffrir. Les défenseurs d’Ératosthène viennent nous dire que des Trente c’est celui qui fit le moins de mal ; et ils croient que c’est une raison pour le renvoyer absous : et lorsque ce tyran vous a plus outragés que vous ne le fûtes jamais par les autres Grecs, ils ne pensent pas que ce soit une raison pour le condamner à mort ! [90] Montrez en ce jour, Athéniens, montrez quels sont vos sentiments sur les évènements passés. Condamner Eratosthène, ce sera déclarer combien vous abhorrez les excès des Trente ; le renvoyer absous, ce serait vous annoncer les sauteurs[24] de leur domination tyrannique. [91] Et vous n’aurez plus à vous défendre par la nécessité d’obéir à leurs ordres, puisque rien ne vous force aujourd’hui de prononcer malgré vous une sentence d’absolution. Ainsi prenez garde de vous condamner vous-mêmes en absolvant des coupables. Vainement vous flatteriez-vous chacun de rester inconnus à l’abri du secret des suffrages ; vos sentiments seront dévoilés et deviendront publics.

[92] Avant de finir, je vais m’adresser successivement aux citoyens qui étaient restés dans la ville, et à ceux qui sont venus du Pirée ; je rappellerai à leur mémoire quelques-uns des maux qu’ils ont essuyé de la part des Trente, afin que ce souvenir les excite à prononcer actuellement contre eux. Vous donc qui êtes restés dans la ville, considérez qu’ils exerçaient sur vous une tyrannie odieuse ; qu’ils vous forçaient de livrer à vos fils, à vos frères, à vos concitoyens, des combats dans lesquels la défaite ne faisait que vous rendre les égaux des vainqueurs, et où la victoire vous rendait les esclaves des tyrans. [93] C’était par les troubles que s’accroissait la fortune des Trente ; c’était par vos guerres mutuelles que la vôtre s’affaiblissait. Ils refusaient de vous faire participer aux fruits de la tyrannie, et ils vous obligeaient d’en partager les crimes. Oui, ils en sont venus à ce mépris pour vous, de prétendre vous attacher à leur administration en ne vous faisant part que de la honte dont elle les couvrait, sans vous faire jouir d’aucun de ses avantages. [94] Aujourd’hui que vous êtes à l’abri de leurs violences, vengez-vous de ces outrages en votre nom et au nom des citoyens venus du Pirée. Songez que, tyrannisés auparavant par les plus pervers des hommes, vous gouvernez maintenant votre patrie avec de vertueux concitoyens, que vous combattez vos ennemis, et que vous délibérez en commun sur les intérêts de votre république. Rappelez-vous ces troupes auxiliaires que les Trente placèrent dans la citadelle pour affermir leur tyrannie et assurer votre servitude. [95] J’aurais encore bien des choses à vous dire, mais je me borne dans une matière aussi vaste.

Quant aux citoyens revenus du Pirée, qu’ils se ressouviennent qu’après avoir livré plusieurs combats chez l’étranger, ils se virent dépouillés de leurs armes, non par des ennemis, mais, au sein de la paix, par des compatriotes ; qu’ils se ressouviennent que, chassés de la ville que leur avaient laissée leurs ancêtres, ils furent persécutés jusques dans celles où ils avaient cherché un refuge. [96] Animez-vous, généreux citoyens, comme dans les temps de votre exil, animez-vous contre les auteurs de vos maux ; représentez-vous tout ce que vous eûtes à souffrir de ces tyrans farouches. Ils arrêtaient les particuliers dans la place publique, ou les arrachaient des temples pour leur faire subir une mort violente et d’autres qu’ils enlevaient à leurs parents, à leurs femmes, à leurs enfants, ils les forçaient de s’ôter la vie de leurs propres mains, ils allaient jusqu’à empêcher qu’on ne leur donnât la sépulture, bravant les dieux, et s’imaginant que leur puissance était à l’abri de la vengeance céleste. [97] Ceux d’entre vous qui échappaient à la mort, ne rencontrant partout que des dangers, errant de villes en villes, chassés de tous les pays, réduits à la plus extrême indigence, contraints de laisser leurs enfants dans une terre étrangère ou dans une patrie ennemie, après mille infortunes, malgré mille obstacles, se sont enfin saisis du Pirée. Ce fut alors que vous signalâtes votre courage, et que, triomphant de tous les périls, vous mîtes vos compatriotes en liberté, ou les ramenâtes dans leur patrie. [98] Si une fortune jalouse vous eût fait échouer dans vos entreprises, vous vous seriez vus obligés de prendre la fuite de crainte de retomber encore dans les mêmes calamités. Par la violence des Trente, ni les temples ni les autels n’auraient pu vous servir de refuge dans la persécution ; ces temples et ces autels où vos persécuteurs trouvent aujourd’hui un asile. Quant à vos enfants, ceux qui étaient restés à Athènes auraient été outragés par les tyrans, ceux qui étaient en pays étranger, faute de secours, se seraient vus réduits à donner leur service pour un modique salaire.

[99] Mais pourquoi rapporter ce qu’auraient pu faire les Trente, lorsque je me vois dans l’impuissance même d’exposer ce qu’ils ont fait ? Un seul accusateur ne suffit pas, il en faudrait plus d’un, il en faudrait sans nombre. Mais enfin j’ai témoigné tout le zèle dont j’étais capable, pour les temples que les tyrans ont livrés aux ennemis ou souillés par leur présence, pour la ville dont ils ont ruiné les forces, pour les arsenaux qu’ils ont détruits, pour les citoyens morts que vous n’avez pu secourir pendant leur vie, et que vous devez venger après leur trépas. [100] Ils entendent, sans doute, ces morts, ils entendent mes discours ; et votre sentence leur sera connue. Ils vous déclarent par ma bouche que laisser vivre de tels coupables, ce serait les condamner eux-mêmes à mourir de nouveau ; et que leur faire subir le supplice qu’ils méritent, c’est leur accorder à eux-mêmes la vengeance qu’ils réclament. Je termine ici mon accusation. Athéniens, vous avez vu, entendu, souffert les excès de la tyrannie ; voilà les tyrans : prononcez.

  1. J’ai déjà remarqué dans plusieurs exordes de Démosthène que les anciens ne rougissaient pas de manifester les sentiments de haine et les désirs de vengeance. Rien n’était si commun que d’entendre dire à un accusateur, pour justifier sa démarche, que celui qu’il accusait était son ennemi.
  2. Xénophon dit aussi dans son histoire que les Trente n’abusèrent pas d’abord de leur pouvoir, mais qu’ils ne tardèrent pas à se livrer aux plus grands excès. Il parle de la persécution suscitée aux étrangers établis à Athènes, mais sans entrer dans aucun détail.
  3. Démosthène dit expressément, dans son discours Contre Androtion, et dans celui Contre Timocrate, que les Trente ne persécutaient pas les particuliers dans leurs maisons, et qu’on était à l’abri de leur violence, pourvu qu’on restât renfermé chez soi. Lysias semble le contredire. Mais la persécution dont il parle fut probablement passagère et n’eut pas de suite, de façon que ce que dit Démosthène était vrai généralement.
  4. Cyzique et darique, monnaie d’or dont il est beaucoup parlé dans les auteurs grecs.
  5. Lysias c’était réfugié au Pirée pour s’embarquer au premier moment et partir.
  6. Nous voyons, dans plusieurs plaidoyers des anciens, que l’accusateur avait droit d’interroger l’accusé, et que celui-ci était obligé de lui répondre. L’accusé réciproquement pouvait interroger son accusateur.
  7. Plusieurs villes de la Grèce, pour faire leur cour aux Athéniens, ou par haine des Trente dont ils abhorraient les excès, avaient chassé ou refusé de recevoir ceux de ces tyrans qui, obligés de fuir d’Athènes, cherchaient ailleurs un asile.
  8. Les Athéniens, sous la conduite des dix généraux qu’ils élisaient tous les ans, avaient gagné une bataille natale, près des Arginuses, sur les Lacédémoniens commandés par Callicratidas.
  9. Que de citoyens. L’histoire dit que les trente tyrans firent périr, sans les juger, plus de quinze cents citoyens. — Ont-ils pris à l’ennemi autant de vaisseaux qu’ils lui en ont livré ? Les Lacédémoniens exigèrent que tous les vaisseaux d’Athènes, à la réserve de douze, leur fussent remis, et que ses murs fussent abattus.
  10. Les Trente ôtèrent les armes à tous les citoyens, et ne les laissèrent qu’à ceux qui étaient armés pour leur défense.
  11. Ici, et en général dans tout le discours, l’orateur rapporte plusieurs faits particuliers dont l’histoire ne parle pas.
  12. On appelait phylarque le chef de la cavalerie d’une tribu.
  13. Il est parlé, dans le plaidoyer Contre Andocide, d’un Batrachus qu’on y représente comme un méchant homme : c'est probablement le même que celui-ci. Je n’ai vu nulle part ailleurs le nom d’Esculide.
  14. Inventer mensongèrement.
  15. Théramène, contre lequel Lysias sera tout-à l’heure une longue excursion était un orateur distingué, un des principaux d’Athènes. Il eut la plus grande part à toutes les révolutions qui arrivèrent alors dans le gouvernement. On lui reprochait de changer de parti suivant les circonstances. Il était un des Trente, ses collègues le firent mourir, parce qu’il s’opposait à leurs injustices. On peut lire ce qui le regarde, dans le second livre des histoires grecques de Xénophon.
  16. On sait que, sous la domination des Trente, les exilés ayant à leur tête Thrasybule, s’emparèrent d’abord de Phyle, forteresse de l’Attique, et ensuite du Pirée, port d’Athènes.
  17. Chariclès et Critias, deux des trente tyrans, les plus injustes et les plus cruels de tous.
  18. On sait, par l’histoire, que les Lacédémoniens étaient les plus grands ennemis de Thèbes, capitale de la Béotie.
  19. Lysandre, général de Lacédémone, qui avait vaincu les Athéniens dans le combat de l’Hellespont.
  20. Athènes avait été détruite, et les murs abattus pendant la guerre contre Xerxès. Lacédémone, sous certains prétextes, s’opposait à ce que les Athéniens relevassent leurs murailles. Thémistocle trompa les Lacédémoniens, et les fit relever malgré eux, sans qu’ils pussent se plaindre. On peut voir, dans le premier livre de Thucydide, la ruse qu’il employa pour réussir.
  21. Dans les troubles d’Athènes, quatre cents citoyens furent choisis pour gouverner l’état. Ils ne tardèrent pas à abuser de leur pouvoir, dont ils furent dépouillés. — Pisandre et Callèschre étaient deux des principaux d’Athènes. Il en est parlé plusieurs fois dans les discours de Lysias, surtout de Pisandre.
  22. Antiphon, l’orateur ; qui, suivant l’histoire, périt dans cette révolution.
  23. Dracontide, citoyen d’Athènes, fut lui-même un des membres du conseil dont il avait donné le projet ; car il était du nombre des trente tyrans.
  24. Personne qui change d'opinion quand son intérêt le lui demande. (Définition sur le wiktionnaire)