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Contre Sainte-Beuve/Chambres

La bibliothèque libre.
NRF Gallimard (p. 73-79).


CHAMBRES


Si parfois je reprenais aisément en dormant cet âge où l’on a des craintes et des plaisirs aujourd’hui inexistants, le plus souvent je dormais à peu près aussi obscurément que pouvaient faire le lit, les fauteuils, toute la chambre. Et je m’éveillais seulement le temps que, petite partie du tout dormant, je puisse prendre un instant conscience du sommeil total et le savourer, entendre les craquements des boiseries qu’on ne perçoit que quand la chambre dort, fixer le kaléidoscope de l’obscurité et retourner bien vite m’unir à cette insensibilité de mon lit contre lequel j’étendais mes membres comme une vigne contre un espalier. Je n’étais dans ces courts réveils-là que ce que seraient une pomme ou un pot de confiture, qui, sur la planche où ils sont placés, seraient appelés un instant à une vague conscience, et qui, ayant constaté qu’il fait noir dans le buffet et que le bois joue, n’auraient rien de plus pressé que de retourner à la délicieuse insensibilité des autres pommes et des autres pots de confiture.

Quelquefois même mon sommeil était si profond ou m’avait pris si brusquement que j’y avais perdu le plan du lieu où je me trouvais. Je me demande quelquefois si l’immobilité des choses autour de nous ne leur est pas imposée par notre certitude qu’elles sont elles et non pas d’autres. Toujours est-il que, quand je m’éveillais sans savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années.

Mon côté, trop engourdi encore pour pouvoir se remuer, cherchait à deviner son orientation. Toutes celles qu’il avait eues depuis mon enfance se présentaient successivement à sa mémoire obscure, reconstruisant autour d’elle tous les lieux où j’avais été couché, ceux même auxquels je n’avais jamais repensé depuis des années, auxquels je n’aurais peut-être jamais repensé jusqu’à ma mort, des lieux pourtant que je n’aurais pas dû oublier. Il se souvenait de la chambre, de la porte, du couloir, de la pensée sur laquelle on s’endort et qu’on retrouve au réveil. À la direction du lit il se rappelait la place du crucifix, l’haleine de l’alcôve dans cette chambre à coucher chez mes grands-parents, dans ce temps où il y avait encore des chambres à coucher et des parents, une heure pour chaque chose, où on n’aimait pas ses parents parce qu’on les trouvait intelligents, mais parce qu’ils étaient ses parents, où on allait se coucher non parce qu’on avait envie, mais parce que c’était l’heure, et où l’on marquait la volonté, l’acceptation et toute la cérémonie de dormir en montant par deux degrés jusqu’au grand lit, sur lequel on refermait les rideaux de reps bleu aux bandes de velours bleu frappé, et où la vieille médecine, quand on était malade, vous laissait plusieurs jours de suite la nuit avec une veilleuse sur la cheminée en marbre de Sienne, sans médicaments immoraux qui vous permettent de vous lever et de croire qu’on peut mener la vie d’un homme bien portant quand on est malade, suant sous les couvertures grâce à des tisanes bien innocentes, qui portent les fleurs et la sagesse des prés et des vieilles femmes depuis deux mille ans. C’est dans ce lit que mon côté se croyait couché, et vite il avait retrouvé ma pensée d’alors, celle qui apparaît la première au moment où il s’étire  : il était temps que je me lève et que j’allume la lampe pour apprendre une leçon avant de partir en classe, si je ne voulais pas être puni.

Mais une autre attitude venait à la mémoire de mon côté, mon corps tournait pour la prendre, le lit avait changé de direction, la chambre de forme  : c’était cette chambre si haute, si étroite, cette chambre en pyramide où j’étais venu finir ma convalescence à Dieppe, et à la forme de laquelle mon âme avait eu tant de peine à s’habituer, les deux premiers soirs. Car notre âme est obligée de remplir et de repeindre tout espace nouveau qu’on lui offre, d’y vaporiser ses parfums et d’y accorder ses sonorités, et jusque-là je sais ce qu’on peut souffrir les premiers soirs, tant que notre âme est isolée et qu’il lui faut accepter la couleur du fauteuil, le tic-tac de la pendule, l’odeur du couvre-pied et essayer sans y parvenir, en se distendant, en s’allongeant et en se rétrécissant, de prendre la forme d’une chambre pyramidale. Mais alors, si je suis dans cette chambre et convalescent, maman couche près de moi  ! Je n’entends pas le bruit de sa respiration, ni non plus le bruit de la mer… Mais déjà mon corps a évoqué une autre attitude  : il n’est plus couché, mais assis. Où çà  ? Dans un fauteuil d’osier dans le jardin d’Auteuil. Non, il fait trop chaud  : dans le salon du cercle de jeu d’Evian, où on aura éteint sans s’apercevoir que je m’y étais endormi… Mais les murs se rapprochent, mon fauteuil fait volte-face et s’adosse à la fenêtre. Je suis dans ma chambre au château de Réveillon. Je suis monté comme d’habitude me reposer avant le dîner  ; je me serais endormi dans mon fauteuil  ; le dîner est peut-être fini.

On ne m’en aurait pas voulu. Bien des années avaient passé depuis le temps où je vivais chez mes grands-parents. À Réveillon, on ne dînait qu’à neuf heures, en rentrant de la promenade, pour laquelle on partait à peu près au moment où autrefois je rentrais des plus longues. Au plaisir de rentrer au château quand il se détachait sur le ciel rouge, que l’eau des étangs est rouge aussi, et de lire une heure à la lampe avant le dîner de sept heures, un autre plaisir, plus mystérieux a succédé. Nous partions à la nuit venue, nous traversions la grande rue du village  ; çà et là, une boutique éclairée de l’intérieur comme un aquarium et remplie par la lumière onctueuse et pailletée de la lampe nous montrait sous sa paroi de verre des personnages prolongés par de grandes ombres qui se déplaçaient avec lenteur dans la liqueur d’or, et qui, ignorant que nous les regardions, mettaient toute leur attention à jouer pour nous les scènes éclatantes et secrètes de leur vie usuelle et fantastique.

Puis j’arrivais dans les champs  ; sur une moitié le couchant s’était éteint, sur l’autre la lune était déjà allumée. Bientôt le clair de lune les remplissait tout entières. Nous ne rencontrions plus que le triangle irrégulier, bleuâtre et mouvant des moutons qui rentraient. Je m’avançais comme une barque qui accomplit sa navigation solitaire. Déjà, suivi de mon sillage d’ombre, j’avais traversé, puis laissé derrière moi une étendue enchantée. Quelquefois la dame du château m’accompagnait. Nous avions vite dépassé ces champs à l’extrémité desquels n’atteignaient pas mes plus longues promenades d’avant, mes promenades d’après-midi  ; nous dépassions cette église, ce château dont je n’avais jamais connu que le nom, qui me semblaient ne devoir se trouver que sur une carte du Rêve. Le pays changeait, il fallait monter, descendre, gravir des coteaux et parfois, au moment de descendre dans le mystère d’une vallée profonde, tapissée par le clair de lune, nous nous arrêtions un instant, ma compagne et moi, avant de descendre dans ce calice d’opale. La dame indifférente avait un de ces mots par qui je m’apercevais tout d’un coup placé à mon insu dans sa vie à elle, où je n’aurais pas cru que je fusse entré pour toujours, et d’où, le lendemain du jour où je quittais le château, elle m’aurait déjà fait sortir.

Ainsi mon côté dresse autour de lui les chambres après les chambres, celles d’hiver où on aime à être séparé du dehors, où on entretient du feu toute la nuit, ou maintient attaché autour de ses épaules un manteau sombre et fumeux d’air chaud, traversé de lueurs, celles d’été où on aime être uni à la douceur de la nature, où on dort, une chambre où je couchais à Bruxelles et dont la forme était si riante, si vaste et pourtant si close qu’on se sentait caché comme dans un nid et libre comme dans un monde.

Toute cette évocation n’a pas duré plus de quelques secondes. Encore un instant je me sens dans un lit étroit entre d’autres lits dans la chambre. Le réveil n’est pas encore sonné et il faudra se lever vite pour avoir le temps d’aller boire un verre de café au lait à la cantine avant de partir dans la campagne, en marche, musique en tête.

La nuit s’achevait tandis que défilaient lentement dans mon souvenir les diverses chambres entre lesquelles mon corps, incertain de l’endroit où il s’était réveillé, avait hésité, avant que ma mémoire lui ait permis d’affirmer qu’il était dans ma chambre actuelle. Aussitôt il l’avait reconstruite entièrement, mais partant de sa propre position qui était assez incertaine, il avait mal calculé la position du tout. J’avais établi que se trouvaient autour de moi ici la commode, là la cheminée, plus loin la fenêtre. Tout d’un coup je voyais, au-dessus de l’endroit que j’avais assigné à la commode, la ligne du jour qui s’était levé.