Contre Sainte-Beuve/Conclusion

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NRF Gallimard (p. 358-373).

XVI

CONCLUSION


Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres, et tout en lisant, sans m’en rendre compte, je le chantonnais, je pressais les notes ou les ralentissais ou les interrompais, pour marquer la mesure des notes et leur retour, comme on fait quand on chante, et on attend souvent longtemps, selon la mesure de l’air, avant de dire la fin d’un mot.

Je savais bien que si, n’ayant jamais pu travailler, je ne savais écrire, j’avais cette oreille-là plus fine et plus juste que bien d’autres, ce qui m’a permis de faire des pastiches, car chez un écrivain, quand on tient l’air, les paroles viennent bien vite. Mais ce don, je ne l’ai pas employé, et de temps en temps, à des périodes différentes de ma vie, celui-là, comme celui aussi de découvrir un lien profond entre deux idées, deux sensations, je le sens toujours vif en moi, mais pas fortifié, et qui sera bientôt affaibli et mort. Pourtant, il aura de la peine, car c’est souvent quand je suis le plus malade, que je n’ai plus d’idées dans la tête ni de forces, que ce moi que je reconnais parfois aperçoit ces liens entre deux idées, comme c’est souvent à l’automne, quand il n’y a plus de fleurs ni de feuilles, qu’on sent dans les paysages les accords les plus profonds. Et ce garçon qui joue ainsi en moi sur les ruines n’a besoin d’aucune nourriture, il se nourrit simplement du plaisir que la vue de l’idée qu’il découvre lui donne, il la crée, elle le crée, il meurt, mais une idée le ressuscite, comme ces graines qui s’interrompent de germer dans une atmosphère trop sèche, qui sont mortes  : mais un peu d’humidité et de chaleur suffit à les faire renaître.

Et je pense que le garçon qui en moi s’amuse à cela doit être le même que celui qui a aussi l’oreille fine et juste pour sentir entre deux impressions, entre deux idées, une harmonie très fine que d’autres ne sentent pas. Qu’est-ce que cet être, je n’en sais rien. Mais s’il crée en quelque sorte ces harmonies, il vit d’elles, aussitôt il se soulève, germe, grandit, de tout ce qu’elles lui donnent de vie, et meurt ensuite, ne pouvant vivre que d’elles. Mais si prolongé que soit le sommeil où il se trouve ensuite (comme pour les graines de M. Becquerel), il ne meurt pas, ou plutôt il meurt mais pour renaître si une autre harmonie se présente, même si simplement entre deux tableaux d’un même peintre il aperçoit une même sinuosité de profils, une même pièce d’étoffe, une même chaise, montrant entre les deux tableaux quelque chose de commun  : la prédilection et l’essence de l’esprit du peintre. Ce qu’il y a dans le tableau d’un peintre ne peut le nourrir, ni dans un livre d’un auteur non plus, et dans un second tableau du peintre, un second livre de l’auteur. Mais si dans le second tableau ou le second livre, il aperçoit quelque chose qui n’est pas dans le second et le premier, mais qui en quelque sorte est entre les deux, dans une sorte de tableau idéal, qu’il voit en matière spirituelle se modeler hors du tableau, il a reçu sa nourriture et recommence à exister et à être heureux. Car pour lui exister et être heureux n’est qu’une seule chose. Et si entre ce tableau idéal et ce livre idéal dont chacun suffit à le rendre heureux, il trouve un lien plus haut encore, sa joie s’accroît encore. Car il meurt instantanément dans le particulier, et se remet immédiatement à flotter et à vivre dans le général. Il ne vit que du général, le général l’anime et le nourrit, et il meurt instantanément dans le particulier. Mais le temps qu’il vit, sa vie n’est qu’une extase et qu’une félicité. Il n’y a que lui qui devrait écrire mes livres. Mais aussi seraient-ils plus beaux  ?

Qu’importe qu’on nous dise  : vous perdez à cela votre habileté. Ce que nous faisons, c’est remonter à la vie, c’est briser de toutes nos forces la glace de l’habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais, c’est retrouver la mer libre. Pourquoi cette coïncidence entre deux impressions nous rend-elle la réalité  ? Peut-être parce que alors elle ressuscite avec ce qu’elle omet, tandis que si nous raisonnons, si nous cherchons à nous rappeler, nous ajoutons ou nous retirons.

Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux. Quand je lis le berger de L’Ensorcelée, je vois un homme à la Mantegna, et de la couleur de la T… de Botticelli. Ce n’est peut-être pas du tout ce qu’a vu Barbey. Mais il y a dans sa description un ensemble de rapports qui, étant donné le point de départ faux de mon contresens, lui donnent la même progression de beauté.

Il semble que l’originalité d’un homme de génie ne soit que comme une fleur, une cime superposée au même moi que celui des gens de talent médiocre de sa génération  ; mais ce même moi, ce même talent médiocre existe chez eux. Nous croyons que Musset, que Loti, que Régnier sont des êtres à part. Mais quand Musset bâclait de la critique d’art, nous voyons avec horreur les phrases les plus plates de Villemain naître sous sa plume, nous sommes stupéfaits de découvrir en Régnier un Brisson  ; quand Loti a à faire un discours académique et quand Musset a à fournir un article sur la main-d’œuvre pour une revue de peu d’importance, n’ayant pas le temps de forer son moi banal pour en faire sortir l’autre qui viendrait se superposer, nous voyons que sa pensée et son langage sont pleins…

Il est si personnel, si unique, le principe qui agit en nous quand nous écrivons et crée au fur et à mesure notre œuvre, que dans la même génération les esprits de même sorte, de même famille, de même culture, de même inspiration, de même milieu, de même condition, prennent la plume pour écrire presque de la même manière la même chose décrite et ajoutent chacun la broderie particulière qui n’est qu’à lui, et qui fait de la même chose une chose toute nouvelle, où toutes les proportions des qualités des autres sont déplacées. Et ainsi le genre des écrivains originaux se poursuit, chacun faisant entendre une note essentielle qui cependant, par un intervalle imperceptible, est irréductiblement différente de celle qui la précède et de celle qui la suit. Voyez, l’un à côté de l’autre, tous nos écrivains  : les originaux seulement, et les grands aussi, qui sont aussi des écrivains originaux et qu’à cause de cela, ici, il n’y a pas lieu d’en distinguer. Vois comme ils se touchent et comme ils diffèrent. Suis à côté l’un de l’autre, comme dans une guirlande tressée à l’âme et faite de fleurs innombrables, mais toutes différentes, sur un rang, France, Henri de Régnier, Boylesve, Francis Jammes, dans une même rangée, cependant que sur une autre rangée tu verras Barrès, sur une autre Loti.

Sans doute quand Régnier et France ont commencé tous deux à écrire, avaient-ils la même culture, la même idée de l’art, ont-ils cherché à peindre de même. Et ces tableaux qu’ils essayaient de peindre, ils avaient sur leur réalité objective à peu près la même idée. Pour France la vie est le rêve d’un rêve, pour Régnier les choses ont le visage de nos songes. Mais cette similitude de nos pensées et des choses, aussitôt Régnier, méticuleux et approfondi, est plus tourmenté de n’oublier jamais de la vérifier, de démontrer la coïncidence, il répand en son œuvre sa pensée, sa phrase s’allonge, se précise, se tortille, sombre et minutieuse comme une ancolie, quand celle de France rayonnante, épanouie et lisse est comme une rose de France.

  Et parce que cette réalité véritable est intérieure, peut se dégager d’une impression connue, même frivole ou mondaine, quand elle est à une certaine profondeur et libérée de ces apparences, pour cette raison je ne fais aucune différence entre l’art élevé, qui ne s’occupe pas que de l’amour, à nobles idées, et l’art immoral ou futile, ceux qui font la psychologie d’un savant ou d’un saint plutôt que d’un homme du monde. D’ailleurs dans tout ce qui est du caractère et des passions, des réflexes, il n’y a pas de différence  ; le caractère est le même pour les deux, comme les poumons et les os, et le physiologiste pour démontrer les grandes lois de la circulation du sang ne se soucie pas que les viscères aient été extraits du corps d’un artiste ou d’un boutiquier. Peut-être quand nous aurons affaire à un artiste véritable, qui ayant brisé les apparences sera descendu à la profondeur de la vie véritable, pourrons-nous alors, comme il y aura œuvre d’art, nous intéresser davantage à une œuvre mettant en jeu des problèmes plus étendus. Mais d’abord qu’il y ait profondeur, qu’on ait atteint les régions de la vie spirituelle où l’œuvre d’art peut se créer. Or, quand nous verrons un écrivain à chaque page, à chaque situation où se trouve son personnage, ne jamais l’approfondir, ne pas le repenser sur lui-même, mais se servir des expressions toutes faites, que ce qui en nous vient des autres – et des plus mauvais autres – nous suggère quand nous voulons parler d’une chose, si nous ne descendons pas dans ce calme profond où la pensée choisit les mots où elle se reflétera tout entière  ; un écrivain qui ne voit pas sa propre pensée, alors invisible à lui, mais se contente de la grossière apparence qui la masque à chacun de nous à tout moment de notre vie, dont le vulgaire se contente dans une perpétuelle ignorance, et que l’écrivain écarte, cherchant à voir ce qu’il y a au fond  ; quand par le choix ou plutôt l’absence absolue du choix de ses mots, de ses phrases, la banalité rebattue de toutes ses images, l’absence d’approfondissement d’aucune situation, nous sentirons qu’un tel livre, même si à chaque page il flétrit l’art maniéré, l’art immoral, l’art matérialiste, est lui-même bien plus matérialiste, car il ne descend même pas dans la région spirituelle d’où sont sorties des pages ne faisant que décrire des choses matérielles peut-être, mais avec ce talent qui est la preuve indéniable qu’elles viennent de l’esprit. Il aura beau nous dire que l’autre art n’est pas de l’art populaire, mais de l’art pour quelques-uns, nous penserons, nous, que c’est le sien qui est cet art-là, car il n’y a qu’une manière d’écrire pour tous, c’est d’écrire sans penser à personne, pour ce qu’on a en soi d’essentiel et de profond. Tandis que lui écrit en pensant à quelques-uns, à ces artistes dits maniérés, et non pas essayant de voir par où ils pèchent, approfondissant jusqu’à trouver l’éternel l’impression qu’ils lui produisent, éternel que cette impression contient aussi bien que le contient un souffle d’aubépine ou n’importe quelle chose qu’on sait pénétrer  ; mais ici comme partout, en ignorant ce qui se passe au fond de lui, en se contentant des formules rebattues et de sa mauvaise humeur, sans chercher à voir au fond  : « Air renfermé de chapelle, allez donc au-dehors. Que me fait votre pensée, hé bien  ! qu’est-ce que ça peut faire qu’on soit clérical. Vous me dégoûtez, ces femmes-là devraient être fessées. Il n’y a donc pas de soleil en France. Vous ne pouvez donc pas faire une musique légère. Il faut que vous salissiez tout, etc.  » Il est d’ailleurs en quelque sorte obligé à cette superficialité et ce mensonge, puisqu’il choisit pour héros un génie mauvais coucheur dont les boutades terriblement banales sont exaspérantes, mais pourraient se rencontrer chez un homme de génie. Malheureusement quand Jean Christophe, car c’est de lui que je parle, cesse de parler, M. Romain Rolland continue à entasser banalités sur banalités, et quand il cherche une image plus précise, c’est une œuvre de recherche et non de trouvaille, et où il est inférieur à tout écrivain d’aujourd’hui. Les clochers de ses églises, qui sont comme de grands bras, sont inférieurs à tout ce qu’ont trouvé M. Renard, M. Adam, peut-être même M. Leblond.

Aussi cet art est-il le plus superficiel, le plus insincère, le plus matériel (même si son sujet est l’esprit, puisque la seule manière pour qu’il y ait de l’esprit dans un livre, ce n’est pas que l’esprit en soit le sujet mais l’ait fait. Il y a plus d’esprit dans le Curé de Tours de Balzac que dans son caractère du peintre Steinbock), et aussi le plus mondain. Car il n’y a que les personnes qui ne savent pas ce que c’est que la profondeur et qui, voyant à tout moment des banalités, des faux raisonnements, des laideurs, ne les aperçoivent pas mais s’enivrent de l’éloge de la profondeur, qui disent  : «  Voilà de l’art profond  !   », de même que quand quelqu’un dit tout le temps  : «  Ah  ! moi je suis franc, moi je n’envoie pas dire ce que je pense, tous nos beaux messieurs sont des flatteurs, moi je suis un rustre  », et fait illusion aux gens qui ne savent pas, un homme délicat sait que ces déclarations n’ont rien à voir avec la vraie franchise en art. C’est comme en morale  : la prétention ne peut être réputée pour le fait. Au fond, toute ma philosophie revient, comme toute philosophie vraie, à justifier, à reconstruire ce qui est. (En morale, en art, on ne juge plus seulement un tableau sur ses prétentions à la grande peinture et la valeur morale d’un homme sur ses discours.) Le bon sens des artistes, le seul critérium de la spiritualité d’une œuvre, c’est le talent.

Le talent est le critérium de l’originalité, l’originalité est le critérium de la sincérité, le plaisir (pour celui qui écrit) est peut-être le critérium de la vérité du talent.

Il est presque aussi stupide de dire pour parler d’un livre  : «  C’est très intelligent  », que «  Il aimait bien sa mère.  » Mais le premier n’est pas encore mis en lumière.

Les livres sont l’œuvre de la solitude et les enfants du silence. Les enfants du silence ne doivent rien avoir de commun avec les enfants de la parole, les pensées nées du désir de dire quelque chose, d’un blâme, d’une opinion, c’est-à-dire d’une idée obscure.

La matière de nos livres, la substance de nos phrases doit être immatérielle, non pas prise telle quelle dans la réalité, mais nos phrases elles-mêmes et les épisodes aussi doivent être faits de la substance transparente de nos minutes les meilleures, où nous sommes hors de la réalité et du présent. C’est de ces gouttes de lumière cimentées que sont faits le style et la fable d’un livre.

En outre, il est aussi vain d’écrire spécialement pour le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde un enfant, ce n’est pas un livre d’enfantillages. Pourquoi croit-on qu’un ouvrier électricien a besoin que vous écriviez mal et parliez de la Révolution française pour vous comprendre  ? D’abord c’est juste le contraire. Comme les Parisiens aiment à lire des voyages d’Océanie et les riches des récits de la vie des mineurs russes, le peuple aime autant lire des choses qui ne se rapportent pas à sa vie. De plus, pourquoi faire cette barrière  ? Un ouvrier (voir Halévy) peut être baudelairien.

Cette mauvaise humeur qui ne veut pas voir au fond de soi (qui est en esthétique le pendant d’un homme qui tient à connaître quelqu’un et qui, snobé, dit  : «  Est-ce que j’ai besoin de lui, ce monsieur  ? Qu’est-ce que ça peut me faire de le connaître, il me dégoûte  » ) c’est en bien plus gros ce que je reproche à Sainte-Beuve, c’est (bien que l’auteur ne parle que d’Idées, etc.) une critique matérielle, de mots qui font plaisir aux lèvres, aux coins de la bouche, aux sourcils remontés, aux épaules, et au contre-flot desquels l’esprit n’a pas le courage de remonter pour voir ce qu’il y a. Mais dans Sainte-Beuve, malgré tout, beaucoup plus d’art prouve beaucoup plus de pensée.

L’archaïsme est fait de beaucoup d’insincérités, dont l’une est de prendre pour des traits assimilables du génie des anciens des traits extérieurs, évocateurs dans un pastiche, mais dont ces anciens eux-mêmes n’avaient pas conscience, car leur style ne rendait pas alors de son ancien. De nos jours un poète s’est rencontré, qui croit qu’a passé en lui la grâce de la voix de Virgile et de Ronsard, parce qu’il appelle le premier comme fait le second «  le docte Mantouan  ». Son Ériphyle a de la grâce, car un des premiers il a senti que la grâce avait dû vivre, et il donne à la fille le gentil zézaiement d’une petite femme «  mon époux, c’était un héros, mais il avait trop de barbe  » et elle secoue la tête avec fâcherie à la fin comme une petite jument (peut-être ayant remarqué la vie que donnent les anachronismes involontaires de la Renaissance et du XVIIe siècle)  ; son amant lui dit  : «  Noble dame  » (église chercheuse de grâce, gentilhomme du Péloponnèse). Il se rattache à l’école (Boulanger  ?) – et Barrès – en ce qu’il indique d’un mot, l’école du sous-entendu. C’est juste l’opposé de Romain Rolland. Mais ce n’est qu’une qualité, et cela ne prévaut pas contre le néant du fond et l’absence d’originalité. Ses célèbres Stances ne se sauvent que parce que l’inachèvement, une sorte de banalité et de manque de souffle sont voulus, et comme elles seraient sans cela involontaires, le défaut du poète conspire avec son but. Mais dès qu’il s’oublie et veut dire quelque chose, dès qu’il parle il écrit des choses comme ceci  :


Ne dites pas  : la vie est un joyeux festin  ;
Ou c’est d’un esprit sot ou c’est d’une âme basse.
Surtout ne dites pas  : elle est malheur sans fin  ;
C’est d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse.

Riez comme au printemps s’agitent les rameaux.
Pleurez comme la bise ou le flot sur la grève.
Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux.
Et dites  : c’est beaucoup, car c’est l’ombre d’un rêve.

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l’aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation. Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l’avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l’œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d’Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d’art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d’aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d’aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus. Superflus si l’on veut. Pas tout à fait inutiles cependant. Ils nous montrent ce qui… à ce moi tout de même un peu subjectif qu’est notre moi œuvrant, l’est aussi, d’une valeur plus universelle pour les moi analogues, pour ce moi plus objectif, ce tout le monde cultivé que nous sommes quand nous lisons, l’est non seulement pour notre monde particulier mais aussi pour notre monde universel…

Les belles choses que nous écrirons si nous avons du talent sont en nous, indistinctes, comme le souvenir d’un air, qui nous charme sans que nous puissions en retrouver le contour, le fredonner, ni même en donner un dessin quantitatif, dire s’il y a des pauses, des suites de notes rapides. Ceux qui sont hantés de ce souvenir confus des vérités qu’ils n’ont jamais connues sont les hommes qui sont doués. Mais s’ils se contentent de dire qu’ils entendent un air délicieux, ils n’indiquent rien aux autres, ils n’ont pas de talent. Le talent est comme une sorte de mémoire qui leur permettra de finir par rapprocher d’eux cette musique confuse, de l’entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chanter. Il arrive un âge où le talent faiblit comme la mémoire, où le muscle mental qui approche les souvenirs intérieurs comme les extérieurs n’a plus de force. Quelquefois cet âge dure toute la vie, par manque d’exercice, par trop rapide satisfaction de soi-même. Et personne ne saura jamais, pas même soi-même, l’air qui vous poursuivait de son rythme insaisissable et délicieux.