Aller au contenu

Contre Sainte-Beuve/Retour à Guermantes

La bibliothèque libre.
Texte établi par Bernard de Fallois Voir et modifier les données sur WikidataGallimard (p. 337-357).

xv

RETOUR À GUERMANTES

Ils ne sont plus un nom ; ils nous apportent forcément moins que ce que nous rêvions d’eux. Moins ? Et aussi plus peut-être. Il en est d’un monument comme d’une personne. Il s’impose à nous par un signe qui a généralement échappé aux descriptions qu’on nous en a données. Comme ce sera le plissement de sa peau quand il rit, ou ce qu’il y a d’un peu niais dans la bouche, le nez trop gros, ou la chute des épaules qui nous frappera dans l’aspect premier d’un personnage célèbre dont on nous a parlé, de même, quand nous verrons pour la première fois Saint-Marc, à Venise, le monument nous paraîtra surtout bas et en largeur avec des mâts de fête comme un palais d’exposition, ou à Jumièges ces géantes tours de cathédrale dans la cour du concierge d’une petite propriété des environs de Rouen, ou à Saint-Wandrille cette reliure rococo d’un missel roman, comme dans un opéra de Rameau ce dehors galant d’un drame antique. Les choses sont moins belles que le rêve que nous avons d’elles, mais plus particulières que la notion abstraite qu’on en a. Te souviens-tu comme tu recevais avec plaisir les simples cartes si heureuses que je t’envoyais de Guermantes ? Souvent depuis tu m’as demandé : « Raconte-moi un peu ton plaisir. » Mais les enfants n’aiment pas avoir l’air d’avoir eu du plaisir, de peur que les parents ne les plaignent pas.

Je t’assure qu’ils n’aiment pas non plus avoir l’air d’avoir eu du chagrin pour que leurs parents les plaignent trop. Je ne t’ai jamais raconté Guermantes. Tu me demandais pourquoi, quand tout ce que j’ai vu, sur quoi tu comptais pour me faire plaisir, a été une déception pour moi, Guermantes ne l’a pas été. Hé bien, ce que je cherchais à Guermantes, je ne l’y ai pas trouvé. Mais j’y ai trouvé autre chose. Ce qui est beau à Guermantes, c’est que les siècles qui ne sont plus y essayent d’être encore ; le temps y a pris la forme de l’espace, mais on le reconnaît bien. Quand on entre dans l’église à gauche, il y a trois ou quatre arches rondes qui ne ressemblent pas aux arches ogivales du reste, et qui disparaissent engagées dans la pierre de la muraille, dans la construction plus nouvelle où on les a engagées. C’est le xie siècle, avec ses lourdes épaules rondes, qui passe là, furtivement encore, qu’on a muré, et qui regarde étonné le xiiie siècle et le xve, qui se mettent devant lui, qui cachent ce brutal et qui nous sourient. Mais il reparaît plus bas, plus librement dans l’ombre de la crypte, où entre deux pierres, comme la tache des meurtres anciens que ce prince commit sur les enfants de Clotaire, […] deux lourds arceaux barbares du temps de Chilpéric. On sent bien qu’on traverse du temps, comme quand un souvenir ancien nous revient à l’esprit. Ce n’est plus dans la mémoire de notre vie, mais dans celle des siècles. Quand on arrive dans la salle du cloître, qui donne entrée au château, on marche sur les tombes des abbés qui gouvernèrent ce monastère depuis le viiie siècle, et qui sous nos pas, sont allongés sous les pierres gravées ; une crosse en main, foulant aux pieds une belle inscription latine, ils sont couchés.

Et si Guermantes ne déçoit pas, comme toutes les choses d’imagination quand elles sont devenues une chose réelle, c’est sans doute que ce n’est à aucun moment une chose réelle, car même quand on s’y promène, on sent que les choses qui sont là ne sont que l’enveloppe d’autres, que la réalité n’est pas ici, mais très loin, que ces choses touchées ne sont qu’une figure du Temps, et l’imagination travaille sur Guermantes vu, comme sur Guermantes lu, parce que toutes ces choses, ce ne sont encore que des mots, des mots pleins de magnifiques images et qui signifient autre chose. C’est bien ce grand réfectoire pavé de dix, puis vingt, puis cinquante abbés de Guermantes, tous grandeur nature, représentant le corps qui est dessous. C’est comme si un cimetière de dix siècles avait été retourné pour nous servir de dallage. La forêt qui descend en pente au-dessous du château, ce n’est pas de ces forêts comme il y en a autour des châteaux, des forêts de chasse, qui ne sont qu’une multiplication d’arbres. C’est l’antique forêt de Guermantes où chassait Childebert, et vraiment, comme dans ma lanterne magique, comme dans Shakespeare ou dans Maeterlinck, « à gauche, il y a une forêt ». Elle est peinte sur la colline qui domine Guermantes, elle a velouté de vert tragique le côté ouest, comme dans l’illustration enluminée d’une chronique mérovingienne. Elle est grâce à cette perspective, quoique profonde, délimitée. Elle est « la forêt » qui est « à gauche » dans le drame. Et de l’autre côté, en bas, le fleuve où furent déposés les énervés de Jumièges. Et les tours du château sont encore, je ne te dis pas de ce temps-là, mais dans ce temps-là. C’est ce qui émeut en les regardant. On dit toujours que les vieilles choses ont vu bien des choses depuis, et que c’est le secret de leur émotion. Rien n’est plus faux. Regarde les tours de Guermantes : elles voient encore la chevauchée de la reine Mathilde, leur consécration par Charles le Mauvais. Elles n’ont plus rien vu depuis. L’instant où vivent les choses est fixé par la pensée qui les reflète. À ce moment-là, elles sont pensées, elles reçoivent leur forme. Et leur forme, immortellement, fait durer un temps au milieu des autres. Songe qu’elles s’élevèrent, les tours de Guermantes, dressant indestructiblement le xiiie siècle là, à une époque où, si loin que leur vue eût porté, elles n’eussent pas aperçu pour les saluer et leur sourire, les tours de Chartres, les tours d’Amiens, les tours de Paris qui n’existaient pas encore. Plus ancienne qu’elles, songe à cette chose immatérielle, l’abbaye de Guermantes, plus ancienne que ces constructions, qui existait depuis bien longtemps, quand Guillaume partit à la conquête de l’Angleterre, alors que les tours de Beauvais, de Bourges ne se dressaient pas encore et que le soir le voyageur qui s’éloignait ne les voyait pas au-dessus des collines de Beauvais se dresser sur le ciel, à une époque où les maisons de La Rochefoucauld, de Noailles, d’Uzès, élevaient à peine au-dessus de terre leur puissance qui devait, comme une tour, monter peu à peu dans les airs, traverser un à un les siècles, alors que, tour de beurre de la grasse Normandie, Harcourt au nom fier et jaunissant n’avait pas encore au sommet de sa tour de granit ciselé les sept fleurons de la couronne ducale, alors que, bastion à l’italienne qui devait devenir le plus grand château de France, Luynes n’avait pas encore fait jaillir de notre sol toutes ces seigneuries, tous ces châteaux de prince et tous ces châteaux forts, la princerie de Joinville, les remparts crénelés de Châteaudun et de Montfort, les ombrages du bois de Chevreuse avec ses hermines et ses biches, tous ces biens au soleil unis mystiquement à travers la France, un château au Midi, une forêt à l’Ouest, une ville au Nord tout cela uni par des alliances et rejoint par des remparts, tous ces biens au soleil brillant, assemblés côte à côte, abstraitement dans sa puissance, comme dans un symbole héraldique, comme un château d’or, une tour d’argent, des étoiles de sable qu’au travers des siècles, conquêtes et mariages ont inscrit symétriquement dans les quartiers d’un champ d’azur.

— Mais, si tu étais si bien, pourquoi es-tu revenu ?

— Voilà. Un jour, contrairement à nos habitudes, nous avions été faire une promenade dans la journée. À un endroit où nous étions déjà passés quelques jours auparavant et où l’œil embrassait une belle étendue de champs, de bois, de hameaux, soudain à gauche une bande du ciel sur une petite étendue sembla s’obscurcir et prendre une consistance, une sorte de vitalité, d’irradiation que n’aurait pas eue un nuage, et enfin cristallisa selon un système architectural en une petite cité bleuâtre dominée par un double clocher. Immédiatement je reconnus la figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres ! D’où venait cette apparition de la ville au bord du ciel, comme telle grande figure symbolique apparaissait la veille d’une bataille aux héros de l’Antiquité, comme… vit Carthage, comme Énée[1] ?…

Mais si l’édification géométrique et vaporeuse, qui scintillait vaguement, comme si la brise l’eût imperceptiblement balancée, avait ce caractère d’une apparition surnaturelle, elle était aussi familière, elle mettait à l’horizon la figure aimée de la ville de notre enfance comme dans certains paysages de Ruysdaël, il aimait dans le lointain du ciel bleu ou gris laisser apercevoir son cher clocher d’Harlem…

Quand c’était avec ma grand-mère que nous allions à Combray, elle nous faisait toujours arrêter à Chartres. Sans trop savoir pourquoi, elle leur[2] trouvait cette absence de vulgarité et de petitesse qu’elle trouvait à la nature, quand la main de l’homme ne le fignole pas, et à ces livres qu’à ces deux conditions — aucune vulgarité, aucune mièvrerie — elle croyait inoffensifs pour les enfants, à ces personnes qui n’ont rien de vulgaire ni rien de mesquin. Je pense qu’elle leur trouvait l’air « naturel » et l’air « distingué ». En tout cas elle les aimait, et elle pensait que nous avions profit à les voir. Comme elle ne savait absolument rien d’architecture, elle ignorait qu’ils fussent beaux et disait : « Mes enfants, moquez-vous de moi, ils ne sont pas pareils, ils ne sont peut-être pas beaux « dans les règles », mais leur vieille figure irrégulière me plaît. Il y a dans leur rudesse quelque chose qui m’est très agréable. Je sens que s’ils jouaient du piano, ils ne joueraient pas sec. » Et en les regardant elle s’adressait si bien à eux que sa tête, son regard, s’élançait, on aurait dit qu’elle voulait s’élancer avec eux, et en même temps qu’elle souriait avec douceur aux vieilles pierres usées.

Je pense même qu’elle qui ne « croyait » pas, avait cependant cette foi implicite, que cette espèce de beauté qu’elle trouvait à certains monuments, elle la mettait, sans le savoir, sur un autre plan, sur un plan plus réel que notre vie. Car l’année où elle mourut d’un mal qu’elle connaissait et dont elle savait l’échéance, elle vit pour la première fois Venise où elle n’aima vraiment que le palais des Doges. Elle était heureuse chaque fois qu’il apparaissait au retour d’une promenade, de loin sur la lagune, et souriait aux pierres grises et roses avec cet air vague qu’elle avait quand elle cherchait à s’unir à un rêve noble et obscur. Or, elle dit à plusieurs reprises qu’elle était bien heureuse de l’avoir vu avant de mourir, penser qu’elle aurait pu ne pas l’avoir vu. Je crois qu’à un moment où les plaisirs qui ne sont que des plaisirs ne comptent plus, puisque l’être par rapport à qui ils sont des plaisirs n’existera plus, et que l’un des deux termes s’évanouissant disparaît l’autre, elle n’aurait pas attaché tant d’importance à cette joie, si elle ne l’avait pas sentie une de ces joies qui, dans un sens que nous comprenons mal, survivent à la mort, s’adressant en nous à quelque chose qui du moins n’est pas sous son empire. Le poète qui donne sa vie à une œuvre qui ne recueillera de suffrages qu’après sa mort obéit-il vraiment au désir d’une gloire qu’il ne connaîtra pas ? Et n’est-ce pas plutôt une part éternelle de lui-même qui travaille, pendant que lui est laissé (et même si elle ne peut travailler que dans cette habitation éphémère), à une œuvre éternelle aussi ? Et s’il y a contradiction entre ce que nous savons de la physiologie et la doctrine de l’immortalité de l’âme, n’y a-t-il pas contradiction aussi entre certains de nos instincts et la doctrine de la mortalité complète ? Peut-être ne sont-elles pas plus vraies l’une que l’autre et la vérité est-elle toute différente, comme par exemple deux personnes, à qui l’on aurait parlé il y a cinquante ans du téléphone, si l’une avait cru que c’était une supercherie, et l’autre que c’était un phénomène d’acoustique et que la voix était conservée indéfiniment dans des tuyaux, se seraient trompées toutes deux également.

Moi je ne voyais au contraire jamais sans tristesse les cloches de Chartres, car souvent c’est jusqu’à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait Combray avant nous. Et la forme inéluctable des deux clochers m’apparaissait aussi terrible que la gare. J’allais vers eux comme vers le moment où il faudrait dire adieu à Maman, sentir mon cœur s’ébranler dans ma poitrine, se détacher de moi pour la suivre et revenir seul ! Je me souviens d’un jour particulièrement triste…

Mme de Z… nous ayant invités à venir passer quelques jours chez elle, il fut décidé qu’elle partirait avec mon frère et que j’irais la rejoindre un peu plus tard avec mon père. On ne me le dit pas, pour que je ne fusse pas trop malheureux à l’avance. Mais je n’ai jamais pu comprendre quand on essaye de nous cacher quelque chose comment le secret, si bien gardé qu’il soit, agit involontairement sur nous, excite en nous une sorte d’irritation, de sentiment de persécution, de délire de recherches ? C’est ainsi qu’à un âge où les enfants ne peuvent avoir aucune idée des lois de la génération, ils sentent qu’on les trompe, ont le pressentiment de la vérité. Je ne sais quels indices obscurs s’accumulaient dans ma cervelle. Quand le matin du départ, Maman entra gaiement dans ma chambre, dissimulant je crois bien du chagrin qu’elle avait aussi, et me dit en riant, me citant Plutarque : « Léonidas dans les grandes catastrophes savait montrer un visage[3]… J’espère que mon jaunet va être digne de Léonidas », je lui dis « Tu pars » sur un ton si désespéré qu’elle fut visiblement troublée, je crus sentir que je pourrais peut-être la retenir ou me faire emmener ; je crois que c’est cela qu’elle alla dire à mon père, mais sans doute il refusa, et elle me dit qu’elle avait encore un peu de temps avant d’aller se préparer, qu’elle s’était réservé ce temps pour me faire une petite visite.

Elle devait partir, je l’ai dit, avec mon petit frère, et comme il quittait la maison mon oncle l’avait emmené pour le faire photographier à Évreux. On lui avait frisé ses cheveux comme aux enfants de concierge quand on les photographie, sa grosse figure était entourée d’un casque de cheveux noirs bouffants avec des grands nœuds plantés comme les papillons d’une infante de Velasquez ; je l’avais regardé avec le sourire d’un enfant plus âgé pour un frère qu’il aime, sourire où l’on ne sait pas trop s’il y a plus d’admiration, de supériorité ironique ou de tendresse. Maman et moi nous partîmes le chercher pour que je lui dise adieu, mais impossible de le trouver. Il avait appris qu’il ne pourrait pas emmener le chevreau qu’on lui avait donné, et qui était, avec le tombereau magnifique qu’il traînait toujours avec lui, toute sa tendresse, et qu’il « prêtait » quelquefois à mon père, par bonté. Comme après le séjour chez Mme de Z… il rentrait à Paris, on allait donner le chevreau à des fermiers du voisinage. Mon frère, en proie à l’accablement de la douleur, avait voulu passer la dernière journée avec son chevreau, peut-être aussi je crois se cacher, pour faire par vengeance manquer le train à Maman. Toujours est-il qu’après l’avoir cherché partout nous longions le petit bosquet au milieu duquel se trouvait le cirque où on attelait les chevaux pour faire monter l’eau et où jamais n’allait plus personne, sans certes nous douter que mon frère pût être là, quand une conversation entrecoupée de gémissements frappa notre oreille. C’était bien la voix de mon frère, et bientôt nous l’aperçûmes, qui ne pouvait pas nous voir ; assis par terre contre son chevreau et lui caressant tendrement la tête avec la main, l’embrassant sur son nez pur et un peu rouge de bellâtre couperosé, insignifiant et cornu, ce groupe ne rappelait que bien peu celui que les peintres anglais ont souvent reproduit d’un enfant caressant un animal. Si mon frère, dans sa petite robe des grands jours et sa jupe de dentelle, tenant d’une main, à côté de l’inséparable tombereau, de petits sacs de satin où on avait mis son goûter, son nécessaire de voyage et de petites glaces de verre avait bien la magnificence des enfants anglais près de l’animal, en revanche sa figure n’exprimait, sous ce luxe qui n’en rendait le contraste que plus sensible, que le désespoir le plus farouche, il avait les yeux rouges, la gorge oppressée de ses falbalas, comme une princesse de tragédie pompeuse et désespérée. Par moments, de sa main surchargée du tombereau, des sacs de satin qu’il ne voulait pas lâcher, car l’autre ne cessait d’étreindre et de caresser le chevreau, il relevait ses cheveux sur sa tête avec l’impatience de Phèdre.

Quelle importune main en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?


« Mon petit chevreau, s’écriait-il, en attribuant au chevreau la tristesse que seul il éprouvait, tu vas être malheureux sans ton petit maître, tu ne me verras plus jamais, jamais », et ses larmes brouillaient ses paroles, « personne ne sera bon pour toi, ne te caressera comme moi ! Tu te laissais pourtant bien faire ; mon petit enfant, mon petit chéri », et sentant ses pleurs l’étouffer, il eut tout d’un coup pour mettre le comble à son désespoir l’idée de chanter un air qu’il avait entendu chanter à Maman et dont l’appropriation à la situation redoubla ses sanglots. « Adieu, des voix étranges m’appellent loin de toi, paisible sœur des anges. »

Mais mon frère, quoiqu’il n’eût que cinq ans et demi, était plutôt d’un naturel violent, et passant de l’attendrissement sur ses malheurs et ceux du chevreau à la colère contre les persécuteurs, après une seconde d’hésitation il se mit à briser vivement par terre ses glaces, à trépigner les sacs de satin, à s’arracher, non pas les cheveux mais les petits nœuds qu’on lui avait mis dans les cheveux, à déchirer sa belle robe asiatique, poussant des cris perçants : « Pourquoi serais-je beau, puisque je ne te verrai plus ? » s’écriait-il en pleurant. Ma mère, voyant les dentelles de la robe s’arracher, ne pouvait rester insensible à un spectacle qui jusqu’ici l’avait plutôt attendrie. Elle s’avança, mon frère entendit du bruit, se tut immédiatement, l’aperçut, ne sachant pas s’il avait été vu, et d’un air profondément attentif et en reculant se cacha derrière le chevreau. Mais ma mère alla à lui. Il fallut venir, mais il mit comme condition que le chevreau l’accompagnerait jusqu’à la gare. Le temps pressait, mon père en bas s’étonnait de ne pas nous voir revenir, ma mère m’avait envoyé lui dire de nous rejoindre à la voie ferrée qu’on traversait en passant par un raccourci derrière le jardin, car sans cela nous aurions risqué de manquer le train, et mon frère s’avançait, conduisant d’une main le chevreau comme au sacrifice, et de l’autre tirant les sacs qu’on avait ramassés, les débris des miroirs, le nécessaire et le tombereau qui traînait à terre. Par moments, sans oser regarder Maman, il lançait à son adresse tout en caressant le chevreau des paroles sur l’intention desquelles elle ne pouvait se méprendre : « Mon pauvre petit chevreau, ce n’est pas toi qui chercherais à me faire de la peine, à me séparer de ceux que j’aime. Toi tu n’es pas une personne, mais aussi tu n’es pas méchant, tu n’es pas comme ces méchants », disait-il en jetant un regard de côté à Maman comme pour juger de l’effet de ses paroles et voir s’il n’avait pas dépassé le but, « toi tu ne m’as jamais fait de peine », et il se mettait à sangloter. Mais arrivé à la voie ferrée, et m’ayant demandé de tenir un moment le chevreau, dans sa rage contre Maman il s’élança, s’assit sur la voie ferrée et nous regardant d’un air de défi ne bougea plus. Il n’y avait pas à cet endroit de barrière. À toute minute un train pouvait passer. Maman, folle de peur, s’élança sur lui, mais elle avait beau tirer, avec une force inouïe de son derrière sur lequel il avait l’habitude de se laisser glisser et de parcourir le jardin en chantant dans des jours meilleurs, il adhérait aux rails sans parvenir à l’arracher. Elle était blanche de peur. Heureusement à ce moment mon père débouchait avec deux domestiques qui venaient voir si on n’avait besoin de rien. Il se précipita, arracha mon frère, lui donna deux claques, et donna l’ordre qu’on ramenât le chevreau. Mon frère terrorisé dut marcher, mais regardant longuement mon père avec une fureur concentrée, il s’écria : « je ne te prêterai plus jamais mon tombereau ». Puis comprenant qu’aucune parole ne pourrait dépasser la fureur de celle-là, il ne dit plus rien. Maman me prit à part et me dit : « Toi qui es plus grand, sois raisonnable, je t’en prie, n’aie pas l’air triste au moment du départ, ton père est déjà ennuyé que je parte, tâche qu’il ne nous trouve pas tous les deux insupportables. » Je ne proférai pas une plainte pour me montrer digne de la confiance qu’elle me témoignait, de la mission qu’elle me confiait. Par moments une irrésistible fureur contre elle, contre mon père, un désir de leur faire manquer le train, de ruiner le plan ourdi contre moi de me séparer d’elle, me prenait. Il se brisait devant la peur de lui faire de la peine et je restais souriant et brisé, glacé de tristesse.

Nous revînmes déjeuner. On avait fait, à cause « des voyageurs », un vrai déjeuner dînatoire avec entrée, volaille, salade, entremets. Mon frère toujours farouche dans sa douleur, ne dit pas un mot pendant tout le repas. Immobile sur sa chaise haute, il semblait tout à son chagrin. On parlait de choses et autres, quand à la fin du repas, à l’entremets, un cri perçant retentit : « Marcel a eu plus de crème au chocolat que moi », s’écriait mon frère. Il avait fallu la juste indignation contre une pareille injustice pour lui faire oublier la douleur d’être séparé de son chevreau. Ma mère m’a dit du reste qu’il n’avait jamais reparlé de cet ami, que la forme des appartements de Paris l’avait obligé à laisser à la campagne, et nous croyons qu’il n’y a jamais repensé non plus.

Nous partîmes pour la gare. Maman m’avait demandé de ne pas l’accompagner à la gare, mais devant mes prières, elle avait cédé. Depuis la dernière soirée, elle avait l’air de trouver mon chagrin légitime, de le comprendre, de me demander seulement de le mépriser. Une fois ou deux sur la route, une sorte de fureur m’envahit, je me considérais comme persécuté par elle et mon père, qui m’empêchait de partir avec elle, j’aurais voulu me venger en lui faisant manquer le train, en l’empêchant de partir, en mettant le feu à la maison ; mais ces pensées ne duraient qu’une seconde ; une seule parole un peu dure effraya ma mère, mais bien vite je repris ma douceur passionnée avec elle, et si je ne l’embrassais pas autant que j’aurais voulu, c’était pour ne pas lui faire de peine. Nous arrivâmes devant l’église, puis on pressait le pas ; cette marche progressive au-devant de ce qu’on redoute, les pas qui avancent et le cœur qui s’enfuit… Puis on tourna encore une fois. « Nous aurons cinq minutes d’avance », dit mon père. Enfin, j’aperçus la gare. Maman me pressa légèrement la main en me faisant signe d’être ferme. Nous allâmes sur les quais, elle monta dans son wagon et nous lui parlions d’en bas. On vint nous dire de nous éloigner, que le train allait partir. Maman en souriant me dit : « Régulus étonnait par sa fermeté dans les circonstances douloureuses. » Son sourire était celui qu’elle prenait pour citer des choses qu’elle jugeait pédantes, et pour aller au-devant des moqueries, si elle se trompait. Il était aussi pour signifier que ce que je trouvais un chagrin n’en était pas un. Mais tout de même elle me sentait bien malheureux, et comme elle nous avait dit adieu à tous, elle laissa mon père s’éloigner, me rappela une seconde et me dit : « Nous nous comprenons, mon loup, tous les deux, n’est-ce pas ? Mon petit aura demain un petit mot de sa Maman s’il est bien sage. Sursum corda », ajouta-t-elle, avec cette indécision qu’elle affectait quand elle faisait une citation latine, pour avoir l’air de se tromper. Le train partit, je restais là, mais il me sembla que quelque chose de moi s’en allait aussi.

C’est comme cela que je l’avais vu[4] quand je rentrais des promenades du côté de Guermantes et que tu ne devais pas venir me dire bonsoir dans mon lit, comme cela que je le voyais quand nous t’avions mise en chemin de fer et que je sentais que c’était dans une ville où tu ne serais plus qu’il allait falloir vivre. Alors, j’ai eu ce besoin que j’avais alors, ma petite Maman, et que personne ne pouvait entendre, d’être près de toi et de t’embrasser. Et comme les hommes sont moins courageux que les enfants, et que leur vie est moins cruelle, j’ai fait ce que j’aurais fait, si j’avais osé, les jours où tu venais de quitter Combray, j’ai pris le train. Je heurtais dans ma tête toutes les possibilités de partir, d’avoir encore le train du soir, les résistances qu’on m’opposerait peut-être parce qu’on ne comprendrait pas ma volonté sauvage, mon besoin de toi comme un besoin d’air quand on étouffe. Et Mme de Villepariris, qui ne comprenait pas, mais qui sentait que la vue de Combray m’avait remué, se taisait. Je ne savais encore ce que je devais lui dire. Je voulais ne parler qu’à coup sûr, savoir les trains, commander la voiture, qu’on ne puisse plus matériellement m’empêcher. Et je marchais à côté d’elle, on parlait des visites du lendemain, mais je savais bien que je ne les ferais pas. Enfin nous arrivâmes, le village, le château ne me faisaient plus l’effet de vivre ma vie, mais d’une vie qui continuait déjà sans moi, comme celle des gens qui nous quittent au train et retournent reprendre sans nous les occupations du village. Je trouvai une dépêche insignifiante de Montargis, je dis qu’elle était de toi, qu’elle m’obligeait à repartir, que tu avais besoin de moi pour une affaire. Mme de Villeparisis fut désolée, fort gentille, me conduisit à la gare, eut de ces mots que la coquetterie de la maîtresse de maison et les traditions de l’hospitalité font ressembler à l’émotion et à l’amitié. Mais à Paris, vrai ou faux, elle m’a dit plus tard : « Je n’avais pas besoin de voir votre dépêche. Je l’ai bien dit à mon mari. Sur la route, pendant que nous rentrions, vous n’étiez plus le même, et j’ai compris tout de suite : voilà un garçon qui n’a pas le cœur tranquille. Il fait des projets pour les visites qu’il viendra faire avec moi demain, mais ce soir il sera sur la route de Paris. »

— Cela me fait de la peine, mon pauvre loup, me dit Maman d’une voix troublée, de penser qu’autrefois mon petit avait du chagrin comme cela, quand je quittais Combray. Mais mon loup, il faut nous faire un cœur plus dur que cela ! Qu’est-ce que tu aurais fait si ta Maman avait été en voyage ?

— Les jours m’auraient paru longs.

— Mais si j’avais été partie pour des mois, pour des années, pour…

Nous nous taisions tous les deux. Il ne s’est jamais agi entre nous de nous prouver que chacun aimait l’autre plus que tout au monde : nous n’en avons jamais douté. Il s’est agi de nous laisser croire que nous nous aimions moins qu’il ne semblait et que la vie serait supportable à celui qui resterait seul Je ne voulais pas que ce silence durât, car il était plein pour ma mère de cette angoisse si grande, qu’elle a dû avoir si souvent que c’est ce qui me donne plus de force, en pensant qu’elle n’était pas nouvelle, pour me souvenir qu’elle l’aurait à l’heure de sa mort. Je lui pris la main presque avec calme, je l’embrassai et je lui dis :

— Tu sais, tu peux te le rappeler, comme je suis malheureux les premiers temps où nous sommes séparés. Puis, tu sais comme ma vie s’organise autrement, et, sans oublier les êtres que j’aime, je n’ai plus besoin d’eux, je me passe très bien d’eux. Je suis fou les huit premiers jours. Après cela je resterai bien seul des mois, des années, toujours.

J’ai dit : toujours. Mais le soir, à propos de tout autre chose je lui ai dit que contrairement à ce que j’avais cru jusqu’ici les dernières découvertes de la science et les plus extrêmes recherches de la philosophie ruinaient le matérialisme, faisaient de la mort quelque chose d’apparent, que les âmes étaient immortelles et étaient un jour réunies…


  1. Lacunes dans le manuscrit.
  2. Il s’agit des clochers.
  3. Lacune dans le manuscrit.
  4. Le clocher de Chartres.