Contre un Gros Homme
CONTRE
UN GROS HOMME.
Nfin, gros Homme, je vous ay veu,
mes prunelles ont achevé ſur vous de
grands voyages ; & le jour que vous éboulâtes corporellement juſqu’à moy, j’eus
le temps de parcourir voſtre Hemiſphere,
ou pour parler plus véritablement, d’en
découvrir quelques cantons : Mais comme je ne ſuis pas tout ſeul les yeux de tout le
monde, permettez que je donne voſtre
portrait à la Poſterité, qui un jour ſera
bien aiſe de ſçavoir comment vous eſtiez
fait. On ſçaura donc en premier lieu, que
la Nature qui vous ficha une teſte ſur la
poitrine, ne voulut pas expreſſément y
mettre de col, afin de le dérober aux malignitez de voſtre Horoſcope ; Que voſtre
ame eſt ſi groſſe, qu’elle ſerviroit bien de
corps à une perſonne un peu déliée ; Que
vous avez ce qu’aux Hommes on appelle
la face ſi fort au deſſous des épaules, & ce
qu’on appelle les épaules ſi fort au deſſus
de la face, que vous ſemblez un S. Denys
portant ſon Chef entre ſes mains : Encore
je ne dis que la moitié de ce que je voy, car
ſi je deſcens mes regards juſqu’à voſtre bedaine, je m’imagine voir aux Limbes tous
les Fidelles dans le ſein d’Abraham ; Sainte
Urſule qui porte les onze mille Vierges envelopées dans ſon manteau, ou le Cheval
de Troye farcy de quarante mille hommes :
Mais je me trompe, vous eſtes quelque
choſe de plus gros, ma raiſon trouve bien
plus d’apparence à croire que vous eſtes
une louppe aux entrailles de la Nature, qui
rend la Terre jumelle. Hé ! quoy, vous
n’ouvrez jamais la bouche, qu’on ne ſe ſouvienne de la Fable de Phaëton, où le
Globe de la Terre parle, oüy le Globe de
la Terre ; Et ſi la Terre eſt un Animal, vous
voyant auſſi rond, & auſſi large qu’elle, je
ſoûtiens que vous vous eſtes ſon mâle, & qu’elle
a depuis peu accouché l’Amerique, dont
vous l’aviez engroſſie. Hé bien, qu’en dites-vous, le Portrait eſt-il reſſemblant, pour n’y avoir donné qu’une touche ? par la deſcription de voſtre ſphere de chair, dont
tous les membres ſont ſi ronds, que chacun
fait un cercle, & par l’arondiſſement univerſel de voſtre épaiſſe maſſe, n’ay-je pas
appris à nos Neveux que vous n’eſtiez
point fourbe, puis que vous marchez rondement ? Pouvois-je mieux convaincre de
menſonge ceux qui vous menacent de pauvreté, qu’en leur faiſant voir à l’œil que
vous roulerez toujours ? Et enfin eſtoit-il
poſſible d’enſeigner plus intelligiblement
que vous eſtes un miracle, puis que voſtre
gras embonpoint vous fait prendre par vos
Spectateurs pour une Longe de Veau qui
ſe promene ſur ſes lardons. Je me doute
bien que vous m’objecterez qu’une Boule,
qu’un Globe, ny qu’un morceau de chair,
ne font pas des Ouvrages, & que la belle
Sidon vous a fait triompher ſur les Théâtres de Veniſe : Mais entre vous & moy, vous en connoiſſez l’encloüeure ; il n’y a
perſonne en Italie, qui ne ſçache que cette
Tragédie eſt la Corneille d’Eſope ; que
vous l’avez ſceuë par cœur auparavant que
de l’avoir inventée, eſtant tirée de l’Aminte
du Paſtor fido de Guarini, du Cavalier Marin, & de cent autres ; on la peut appeller
la Piece des Pieces, & que vous ſeriez non
ſeulement un Globe, une Boule, & un morceau de chair ; mais encore un miroir qui
prend tout ce qu’on luy montre, n’eſtoit
que vous repreſentez trop mal. Sus donc
confeſſez la debte, je n’en parleray point ;
au contraire, pour vous excuſer, je diray à
tout le monde que voſtre Reyne de Cartage
doit eſtre un corps compoſé de toutes les
Natures ; parce qu’étant d’Afrique, c’eſt
de là que viennent les Monſtres : Et j’ajoûteray meſme que cette Piece parut ſi
belle aux Nobles de cette Republique, qu’à
l’exemple des Acteurs qui la joüoient, tout
le monde la joüoit. Quelques ignorans
peut-eſtre concluront, à cauſe de la ſterilité
de penſées qu’on y trouve, que vous ne penſiez à rien quand vous la fiſtes ; mais tous
les habiles ſçavent qu’afin d’éviter l’obſcurité, vous y avez mis les bonnes choſes
fort claires, & quand meſme ils auroient
prouvé que depuis l’Ortil juſqu’au Sapin, c’eſt à dire depuis le Taſſe juſqu’a Corneille,
les Poetes ont accouché de voſtre
enfant, ils ne pourroient rien inſerer, ſinon
qu’une ame ordinaire n’eſtant pas allez
grande pour vivifier voſtre maſſe de bout
en bout, vous fûtes animé de celle du
monde, & qu’aujourd’huy c’eſt ce qui eſt
cauſe que vous imaginez par le cerveau de
tous les hommes : Mais encore ils ſont bien
éloignez d’avouer que vous imaginez, ils
ſoûtiennent qu’il n’eſt pas poſſible que
vous puiſſiez parler, ou que ſi vous parlez,
c’eſt, comme jadis l’antre de la Sibille, qui
parloit ſans le ſçavoir : mais encore que les
fumées qui ſortent de voſtre bouche, je
voulois dire de voſtre bondon, ſoient auſſi
capables d’enyvrer que celles qui s’exhaloient
de cette Grotte, je n’y vois rien
d’auſſi prophétique ; c’eſt pourquoy j’eſtime que vous n’eſtes au plus que la Caverne
des ſept Dormans, qui ronflent par
voſtre bouche. Mais, bons Dieux ! qu’eſt-ce
que je voy ? vous me ſemblez encore
plus enflé qu’a l’ordinaire. Eſt-ce donc le
courroux qui vous ſert de Seringue ? Déjà
vos jambes & voſtre teſte ſe ſont tellement
unies par leur extenſion à la circonférence
de voſtre Globe, que vous n’eſtes plus
qu’un Balon. Vous vous figurez peut-eſtre que je me moque, par ma foy vous avez
deviné, & le miracle n’eſt pas grand, qu’une
boule ait frappé au but : Je vous puis
meſme aſſurer que ſi les coups de bâton
s’envoyoient par écrit, vous liriez ma
Lettre des épaules ; & ne vous étonnez pas
de mon procédé, car la vaſte étendue de
voſtre rondeur me fait croire ſi fermement
que vous eſtes une terre, que de bon cœur
je planterois du bois ſur vous pour voir
comment il s’y porteroit ? Penſez-vous
donc à cauſe qu’un Homme ne vous ſçauroit
battre tout entier en vingt-quatre heures,
& qu’il ne ſçauroit en un jour échigner
qu’une de vos omoplates, que je me veuille repoſer de voſtre mort ſur le Bourreau ?
Non, non, je ſeray moy-meſme voſtre
Parque, & ce ſeroit déjà fait de vous, ſi
j’eſtois bien délivré d’un mal de rate, pour
la gueriſon duquel les Medecins m’ont
ordonné encore quatre ou cinq priſes de
vos impertinences ; mais ſi-toſt que j’auray
fait banqueroute aux divertiſſemens,
& que je ſeray las de rire, tenez pour tout
aſſuré que je vous envoyeray défendre de
vous compter entre les choſes qui vivent ;
Adieu, c’eſt fait. J’euſſe bien finy ma Lettre
à l’ordinaire, mais vous n’euſſiez pas
crû pour cela que je fuſſe voſtre tres-humble, tres-obeïſſant, & tres-affectionné :
C’eſt pourquoy, Gros Crevé,